Génération Facebook : pourquoi les leaders politiques ukrainiens font-ils face à des défaites ?

L’historien Yaroslav Grycak a donné un cours sur le développement de l’Ukraine, et en particulier sur l’influence que nos valeurs ont sur ce dernier. Un discussion à part fut dédiée à la nouvelle génération – ceux qui sont nés dans les années 80 et 90. Ce sont les représentants de cette génération qui furent une force décisive pendant Euromaïdan, qui furent aussi les volontaires les plus actifs et des nouveaux personnages politiques. Toutefois, cette génération ne rencontre pas encore de réussites politiques sérieuses. Pourquoi est-ce le cas et est-il possible de changer la situation ? UCMC publie les thèses principales du cours de M. Grycak, rendues publiques sur INSIDER, avec l’accord de l’auteur.

Deux Maïdan : un “vertical”, l’autre “horizontal”

De nombreux sociologues insistent sur l’immense différence entre le Maïdan de 2004 et celui de 2013. Le premier était vertical, il y avait une hiérarchie, dans laquelle Viktor Yuscheko était un dieu, et Yulya Timoshenko, une déesse. A l’époque, il n’y avait pas de société civile, vue qu’elle n’était pas hiérarchisée, il n’y avait pas de leaders. Là-bas, toute l’énergie fut utilisée sur ces derniers. Le deuxième était horizontal, les leaders y avaient le rôle de décorations, et pas des plus belles. Le plus souvent, on se moquait d’eux. Et ce parce que le leader était Maïdan lui-même, de même que la société.

Changement de valeurs dans les années 2000 : attitude au temps

Le temps a, pour nous la précédente génération, une autre signification. A notre époque, si une femme n’était pas mariée à 20 ans, ou un homme à 25, c’était une véritable tragédie. On avait le sentiment qu’il fallait tout faire rapidement. Aujourd’hui, presque tous ceux qui ont 23-30 ans ont le sentiment qu’ils vivront au moins jusqu’à 70 ans. Et la génération qui voit le jour aujourd’hui (on en parle déjà) vivra jusqu’à 120 ans, l’âge biologique humain maximal. Ainsi, les concepts de jeunesse et d’enfance changent.

La nouvelle génération a le sentiment, qu’elle a encore beaucoup de temps devant elle, et que rien n’est écrit. C’est pourquoi l’on reporte nos décisions, on porte moins de responsabilité. On réagit assurément aux menaces immédiates. Par exemple, vous n’aimez pas Yanukovych, alors vous allez manifester. Et après ? Vous disparaissez de Maïdan, et vous passez à Facebook. C’est les même chose pour toutes les protestations de cette génération : Occupy aux Etats Unis, le Printemps Arabe, Bolotna Ploscha en Russie. Et quel est le résultat ? Il est tel qu’aucune révolution de cette génération n’est menée à bien. Et ce parce que les moyens de cette dernière sont beaux, mais sans espoir.

Nouvelle génération : valeurs de l’expression de soi et de la révolution

Les gens qui donnaient le ton durant le second Maïdan avaient 10-15 ans durant le premier. Durant leur formation en tant que personnes, l’Ukraine était dans une période de large liberté politique et de redressement économique. Il en résulte une génération pour laquelle l’expression de soi est une valeur-clé – comme la génération sixties à l’Ouest. On peut voir que dans les années 2000, l’expression de soi de soi commence à peser lourd en Ukraine. Si un pays est démocratique, on peut s’attendre à l’émergence de mouvements comme le féminisme, les “verts”, la défense des droits des homosexuels, les punks. Si un régime est autoritaire, on peut s’attendre à un révolution. Dans les années 2000, l’Ukraine a provoqué ce changement. On a obtenu des résultats très rapidement : la génération a grandi, et a “détruit” Yanukovych. Toutefois, cette génération est incapable d’avoir un effet permanent à long terme. L’énergie horizontale est immense : ces gens peuvent sortir pour Maïdan, faire un flashmob, être volontaires de manière effective, et effectuer d’autres actions rapides, brillantes, et belles. Mais toutes ces actions ne peuvent être réitérées.

Génération Facebook : pourquoi est-elle incapable de créer un nouveau projet politique ?

Un autre trait caractéristique de ceux qui ont 25-30 ans maintenant est leur égalité. C’est l’éthique contitionelle de Facebook, où tout le monde se tutoie. Tout le monde est égal “à l’entrée”, sauf que le nombre de “j’aime” nous distingue. Alors il est difficile d’être Yanukovych ou Poutine sur Facebook : on ne peut y forcer personne à nous respecter. La conséquence de cette méritocratie est un dégoût de la hiérarchie. Et comment la hiérarchie se manifeste-t-elle ? Par la création de partis politiques, par le vote. La nouvelle génération est en général indifférente à ceci. Le résultat est un des plus gros problèmes contemporains : l’Ukraine ne peut pas produire un projet politique qui serait représentatif de son peuple. Cette génération est quasiment absente de l’élite politique. Il y a Serhiy Leschenko et quelques autres, mais ils ne sont pas matures, pas encore adultes.

Elections 2019 : comment changer les règles du jeu ?

Tant que des projets politiques ne sont pas formés, l’ancienne classe politique dirigera. Elle encouragera ses propres règles du jeu, et ne les changera que sous grande pression.

Il me semble que les élections 2019 ne changeront rien. Elles conserveront la composition de la classe politique actuelle. Il me semble aussi que la fenêtre de possibilités ouverte en 2014 est déjà fermée. Les réformes sont trop lentes et irréversibles. Il n’y a pas eu de véritable réforme de la justice. Mais ce qui est important, c’est qu’il existe un couloir de possibilités. Ce dernier est long, de 20-25 ans. Et l’Ukraine en a un.

L’espoir est-il fondé ?

En même temps, si l’on regarde d’une manière plus large, la situation en Ukraine prête à l’espoir. Euromaïdan a subitement réveillé un très fort espoir en une classe politique européenne. En effet, un pays est subitement apparu où des gens sont prêts à mourir pour les valeurs en lesquelles ils croient. Mon ami, l’historien Timothy Snyder, l’a mis en de beaux mots : L’Europe, c’est la prose, alors que l’Ukraine, c’est la poésie. Il est impossible de vivre de seule la poésie. Mais vivre de seule la prose, c’est ennuyeux. Et la vie de la nouvelle génération en Ukraine sera tout, sauf ennuyeux.