Irina et Helena, au chevet des enfants du Donbass

FEMMES DU MONDE – Chaque semaine, Karen Lajon, grand reporter au JDD, raconte le destin de femmes exceptionnelles à travers le monde. Aujourd’hui, elle revient de Kiev avec l’histoire de deux jeunes femmes qui aident les enfants déplacés par la guerre en Ukraine

L’édifice est imposant. Le dôme doré brille sous le soleil. Les hommes l’ont construit à la gloire de Dieu. On y parle amour, on prêche la bonne parole. On se recueille, on se confie, on se plaint, on avoue ses fautes, on se prosterne devant la décision du divin. Le monastère de la Grotte de Laure rassure. Traversez la rue et vous êtes dans un autre monde. Celui de la peur, du questionnement, mais aussi de l’attente et de l’espoir. Vous êtes à l’Association ukrainienne ” La vie continue “.

Deux femmes sont à la tête de cette initiative, décidée le 18 mai 2014, et qui accueille plus de 400 enfants (de 1 à 17 ans) de la région du Donbass, à l’est de l’Ukraine. Une artiste, Irina Popova, 40 ans et Helena Gorkova, 30 ans, sociologue et interprète. Irina gère le quotidien, Helena fait connaître l’association afin de pouvoir la faire fonctionner au maximum de ses capacités. Grand écart pour Irina, artiste qui travaillait aussi dans l’événementiel avant que ne débute la crise ukrainienne. C’est une jolie brune pleine de vie qui s’est dit un jour “il ne suffit pas de donner du matériel aux déplacés mais il faut aussi leur offrir une aide psychologique”. Alors, elle a cherché et trouvé une bonne âme qui accueillerait son association. Ce sera ce centre culturel, face au monastère. Un signe du Seigneur? Allez savoir! Pour l’heure, l’association se résume à une petite pièce qui se situe au premier étage du bâtiment. Les murs sont blancs et la lumière se déverse encore généreuse, en ce début d’automne. Kiev est comme toutes les villes dans le monde, à l’heure de la rentrée scolaire. Des bénévoles s’activent à faire des petits paquets qui contiennent cahiers et stylos. Ils sont posés sur le sol, au milieu de la pièce. Sur le côté gauche, le long du mur, un cintre avec des vêtements. L’atmosphère est encore bon enfant, la misère ne s’est pas encore infiltrée dans le lieu et dans les cœurs. Il règne même une sorte de gaité un peu surréaliste. Comme si tout ça n’allait pas forcément durer.

Tendre la main

Ce rapport au temps, c’est bien ce qui tracasse Irina. ” Au début, les gens qui venaient, avaient honte et peur de dire qu’ils étaient réfugiés. Ce que je n’ai pas trouvé anormale mais avec le temps, j’ai compris que cela traduisait autre chose de bien plus compliqué “. Oui, Irina comprend que, à la différence des gens qui choisissent de partir, émigrer, tenter l’aventure, la dynamique n’est pas la même. ” Ils croient en leur avenir, ils veulent le construire et ils font ce qu’il faut pour cela. Ils cherchent du travail, ils bougent, tendent la main vers les autres “. Les hommes, les femmes et les enfants qui ont fui la région du Donbass depuis quelques mois sont à mille lieux de cet état d’esprit. ” Ils sont asphyxiés par ce qui leur arrive et surtout ils s’accrochent à l’idée que c’est temporaire. Résultat, ils s’installent dans une forme de dépression qui les entrave. Ils gardent toujours dans un coin de leur tête que cela ne va pas durer et ils ne cherchent pas à se stabiliser “.

Alors Irina et Helena ont appelé au-secours, demandé de l’aide. Deux banques ont répondu à l’appel et les dons de particuliers ont afflué. Désormais, non seulement l’association fournit du matériel, de la nourriture mais aussi des cours de rattrapage, des cours de théâtre et surtout une aide psychologique à ces familles qui se retrouvent du jour au lendemain à dix, dans une seule pièce, toute génération confondue. “L’enfant est projeté dans un monde d’adulte auquel il ne comprend pas grand-chose et de toute façon ces même adultes sont dans un tel flou et désarroi par rapport à leur propre histoire, qu’ils deviennent incapables d’assumer leur rôle protecteur. Ce sont des enfants à l’enfance volée “.

« Je ne sais pas qui est coupable »

Ce n’est pas Anastasia, 17 ans et qui vient de Donetsk qui dira le contraire. Elle travaille comme bénévole et côtoie ces petites têtes blondes et brunes, plusieurs heures par jour. A peine une adulte elle-même, une jeune fille pleine de rêves et déjà de regrets. Sa chambre et ses posters, ses copines avec qui, n’en doutons pas, elle a rigolé, gloussé, imaginé que tout était possible, ” quand je serai grande j’irai à l’université, et bien sûr “quand je serai grande, je me marierai et j’aurais des enfants “. Des rêves de jeunes filles que la guerre a brisés net. ” Je voulais aller à l’université pour devenir institutrice, souffle Anastasia, jolie brune au teint de porcelaine et aux grands yeux verts. Plus tard, j’espère, dans pas trop longtemps “. Elle pleure doucement, avoue qu’elle ne comprend pas ce qui se passe ” je ne sais pas qui est coupable, il y a tellement de choses qui se racontent “. Anastasia et son monde qui explose, Anastasia et ses peurs. Elle trouve les enfants bien courageux. ” Ils ne racontent rien, ne se plaignent jamais, c’est étonnant “. Et puis quand on lui demande s’ils mentionnent Poutine, Anastasia retrouve alors cette insouciance charmante et espiègle d’une jeune fille de 17 ans et ose, oui ose, rapporter le slogan qui marche le mieux, en ce moment dans la cour de récréation improvisée de l’association: “Poutine, tête de pine !! “.

Il faut parler aux plus âgés pour comprendre un peu le drame qui s’est joué, il y a quelques mois, pour tous ces réfugiés. Comme Roxanna, 37 ans et volontaire à l’association. Mariée, deux enfants, elle et son mari tiennent un petit business, constitué de deux magasins, à Donetsk. Au début de l’agitation, le couple milite un peu naïvement. Après tout, eux aussi peuvent faire entendre leur voix. Et puis les casseurs sont arrivés, le doute a surgi, immédiatement balayé par une conviction surréaliste que tout cela n’était que momentané. “Mais quand on a vu les mercenaires tchétchènes dans les rues de la ville, sur la place Lénine, on s’est dit, OK, maintenant c’est fini, il faut partir.” La voilà donc maintenant, dynamique et généreuse, pleine d’allant et qui ne se laisse pas abattre. Ses deux magasins sont partis en fumée mais sa famille est vivante. Et puis, ici, elle peut aider.

« Ils ne pourront pas rentrer chez eux »

L’hiver pointe le bout de son nez. Irina Popova sait ce que cela veut dire: dépression et tension. “Cela commence déjà à se faire sentir un peu mais si cela dure, la générosité et la compréhension vont s’effriter. D’autant qu’avec le temps, les gens vont réaliser qu’ils ne pourront pas rentrer chez eux. Et la vie à Kiev n’est pas celle du Donbass, ici tout est plus cher. L’État a commis l’erreur d’accueillir les réfugiés dans un même quartier mais 85% de ces gens n’étaient jamais sortis de leur région, donc les passerelles ne se font pas. Ils restent figés dans cette dynamique de réfugié, et surtout dans la même propagande.”

Coincée dans l’angle du mur, une boîte. A l’intérieur, des enveloppes fermées. Ce sont des lettres que les enfants écrivent aux soldats et autres volontaires partis au front. Derrière le centre, il y a aussi un coquet petit air de jeux pour enfants. Ce jour-là, un  garçonnet au visage quasi translucide se balance. Une bénévole s’occupe de lui. Sa mère a foutu le camp, son père l’a récupéré mais est clairement incapable de gérer cette nouvelle situation de réfugié. Petit garçon à la dérive comme le pays aujourd’hui. “La Crimée pour la Russie, poursuit Irina, c’est comme une valise sans poignée. Pas facile à porter, mais on ne veut quand même pas s’en débarrasser. La raison pour laquelle Poutine, ce petit Napoléon, qui j’espère finira aussi mal, veut l’Ukraine.” Le petit garçon a cessé de se balancer. Il a mis sa capuche, tourné son visage. Il ne veut plus voir.

Le Journal du Dimanche

http://www.lejdd.fr/International/Moyen-Orient/Irina-et-Helena-au-chevet-des-enfants-du-Donbass-686100

Karen Lajon – Le Journal du Dimanche