Stéphane Siohan: «les bataillons volontaires sont un miroir de la société ukrainienne»

Le texte original de l’interview a paru en ukrainen dans Ukrainska Pravda le 16 septembre 2015

Stéphane Siohan, journaliste français, travaille en Ukraine depuis le début de Maidan. Il est correspondant à Kiev pour le journal français Le Figaro, le journal suisse Le Temps, et le quotidien bruxellois Le Soir. Il collabore également à la télévision française Canal+ et à Radio Canada.

Depuis un an, il couvre la guerre à lest de lUkraine sur différents terrinas, il a entre autre effectué un travail de fond sur les bataillons volontaires ukrainiens, une série de reportages pour laquelle il a été nominé au Prix Bayeux-Calvados du reportage de guerre en catégorie presse écrite, une des distinctions les plus prestigieuses en France pour les reporters.

Depuis le début de la guerre, il a passé plusieurs mois dans la zone de guerre à lest de lUkraine. Volodymyr Yermolenko a évoqué avec lui la vie des gens dans les républiques auto-proclamées de Donetsk et de Lougansk. Pourquoi les gens décident-ils de rester dans la zone de guerre ? Comment vivent-ils ?

Combien de temps au total as-tu passé dans la zone de conflit ?

À partir du mois d’avril 2014, j’ai dû passer presque 10 mois en cumulé dans la zone ATO, des deux côtés, des deux côtés de la ligne de front. La dernière fois que je suis allé en zone pro-russe, c’était au mois de juin, j’ai passé 3 semaines.

Quels sont les changements essentiels observés du côté de la DNR et de la LNR depuis le début de la guerre ?

La première chose que j’observe par rapport à il y a un an, c’est qu’un embryon d’Etat est en train de s’installer. Ce n’est pas un Etat finalisé et complètement fonctionnel, mais bien un embryon de structure étatique.

Quels sont les signes qui te permettent darriver à cette conclusion ?

Il y en a plusieurs, la mise en place de forces de l’ordre, en uniforme. Il y a aussi eu la création de ministères, avec des ministres dans différents domaines, comme l’économie. Il commence à y avoir une structuration d’un appareil d’état, avec un gouvernement et avec un début d’administration.

L’autre geste symbolique qui change la vie au quotidien, c’est l’introduction du rouble. Le rouble est quasiment prédominant dans les échanges commerciaux de Donetsk. Il y a plus de roubles en circulation que de hryvnia. Dans les supermarchés qui ont été nationalisés en DNR les prix sont affichés en hryvnia et en rouble, mais les gens paient principalement en rouble. Ce que j’observe, c’est que l’économie est en train de se russifier de façon très rapide. On voit des affiches de consulting sur l’ouverture de business dans la ville de Rostov-sur-le-Don.

Pour moi, ceci est une conséquence évidente de la guerre, plus le temps passe, plus le Donbass échappe de l’orbite de l’Ukraine et se rapproche de la Russie, vers laquelle les nouveaux dirigeants de Donetsk et Lougansk sont naturellement tournés.

Et puis, il y a quelques mois, l’Ukraine a clairement décidé d’isoler ce qu’elle appelle «les territoires occupés», pour moi cette décision s’est passée au moment de la bataille de Mariinka, en juin, et lors de la nomination d’un nouveau gouverneur dans l’oblast de Donetsk. Les conséquences de cette décision sont mécaniques, cela coupe les échanges économiques entre les zones contrôlées par l’Etat ukrainien et celles qui échappent à son contrôle. On a assisté à l’instauration de facto d’un boycott économique.

Les prestations sociales ne sont pas versées, la population là-bas ne reçoit plus d’argent de Kiev, donc elle dépend de donations diverses qui viennent de la Russie. La Russie donne quelques milliards de roubles, par exemple comme des retraites. D’après ce que j’ai compris, la stratégie des autorités ukrainiennes était clairement d’espérer que la population se retourne contre les autorités pro-russes, pour revenir vers l’Ukraine. Mais ce n’est pas ce que j’ai pu observer. Ce blocus créée tellement de difficultés au quotidien que la frustration monte, la colère aussi, et le faute est reportée sur Kiev, même par certaines personnes du Donbass qui ne soutiennent pas forcément le régime en place à Donetsk.

Qu’est-ce que tu peux dire sur les prix des produits ?

Dans un ancien supermarché ATP désormais nationalisé, censé fournir aux habitants des denrées à peu près abordables, au nom de la République populaire, j’ai discuté avec la directrice qui me disait que dans son magasin les prix avaient doublé. Ailleurs, les prix sont parfois multipliés par trois. Un jour, j’ai pris note de quelques prix dans une épicerie : 25 hryvnas la petite plaquette de beurre, 26,40 hryvna le litre de lait, 20 hryvna pour la bière d’un demi-litre la moins chère, 2,5 hryvna pour le papier-toilette de la marque Kiev63…

Mais globalement, à Donetsk, dans les supermarchés, je n’ai pas vu de produits ukrainiens. Il n’y a que des produits russes ou bien de nouveaux produits fabriqués localement. Je me souviens avoir encore vu des bouteilles de bière de la marque Tchernigivske, mais en regardant l’étiquette, la bière était brassée sous licence sur le territoire de la Fédération de Russie.

Il y a également un problème avec l’essence. Je ne sais pas si cela a été réglé depuis le mois de juin, mais au début de l’été il y avait un problème d’approvisionnement, des rationnements aux stations et plusieurs stations fermées dans l’agglomération de Donetsk. A un moment on roulait sans être sûr de pouvoir trouver de quoi faire le plein. Peut-être que de nouvelles filières se mettent en place avec la Russie voisine.

Pourquoi les prix en DNR et en LNR ont augmenté de façon si spectaculaire à ton avis ?

Parce que désormais les prix s’alignent sur le marché russe et non ukrainien, en raison de coûts de transports. Désormais, les denrées produites en Ukraine, que ce soit des légumes, ou du lait, ne peuvent pas passer la ligne de démarcation. Après la bataille de Mariinka, le 3 juin, les check-points ont été fermés, sauf celui entre Artemivsk et Gorlivka. A la mi-juin, un officier des douanes ukrainiennes sur ce check-point m’a dit : « bien sûr que les camions ont le droit de passer, mais désormais uniquement par le check-point de Kourakhove. » Nous lui avons répondu : « oui, mais Kourakhove a été fermé depuis le 3 juin. » Il ne savait quoi dire.

Résultat, les bus transportant plusieurs personnes ne passent pas, alors qu’il y avait un petit commerce par bus. Les camions officiellement ne passe plus. Je dis bien officiellement, car sur la plupart des checkpoints, il y a des camions qui attendent de passer. Mais désormais, ils passent illégalement.

Mais les champs peuvent être minés ?

Oui, bien sûr, et il y a déjà eu des accidents de marchroutkas passant par des petites routes minées. Mais certains camions prennent le risque et les autorités sur la ligne de front ferment les yeux, ou bien participent ouvertement à ces passages clandestins, contre rétribution financière. Un système de corruption locale s’est mis en place. Des camions passent illégalement, et des chauffeurs se sont reconvertis dans le transport de produits en voitures privées.

Dans la zone d’Artemivsk, un de ces «nouveaux chauffeurs», que je connaissais depuis plusieurs mois, m’a expliqué qu’au mois d’avril, pour faire passer une cargaison de marchandises vers le territoire de la DNR, cela coûtait 2 hryvnia  le kilo de produits. Au moins de juin, quand le blocus a commencé, c’est passé à 12 hryvnias le kilo, il s’agit de pots-de-vin qui sont distribués à tous les acteurs de la chaîne, que ce soient des policiers, des soldats, des douaniers ou bien les services de renseignements actifs sur la zone. Faire passer un camion poids lourd, c’est 200.000 hryvnia de pots-de-vin, soit près de 10.000 euros le camion. Il y a donc un business très lucratif autour de la ligne de front, qui profite à différents acteurs.

Et le passage des civils, comment seffectue-t-il ?

Toujours en juin, j’ai vu que les bus qui venaient d’Ukraine s’arrêtaient aux checkpoints, les gens descendaient, traversaient à pied pendant un kilomètre, et récupéraient un autre véhicule dans un autre checkpoint. Donc la circulation existe mais elle est très compliquée pour les personnes, qui généralement porte des bagages très lourds, quelques soient les conditions météorologiques. Tu fais la queue pendant des heures. On a vu des gens qui attendaient depuis 5 heures du matin et qui n’étaient toujours pas passé à midi.

De manière générale, même s’il fallait sans doute trouver un moyen de réguler les passages dans une zone de guerre, le système ukrainien de propusk a créé énormément de frustration, d’humiliation et de fatigue mentale parmi les gens. Surtout quand il s’agit de gens qui ont vécu des mois durant dans les zones de Donetsk de bombardement, près de l’aéroport, dans les quartiers sud-ouest de Petrovka ou Mariinka. Le phénomène du propusk a encore apporté une couche de stress.

Que peux-tu dire sur les destructions liées à la guerre ? Est-ce qu’il y a plus de destructions du côté de la DNR et de la LNR ou bien du côté contrôlé par lUkraine ?

C’est très difficile à dire. On assiste à une guerre d’artillerie, non pas une guerre de mouvement ou d’infanterie, c’est un jeu à somme nulle. Un tir de mortier, peu importe d’où il part, appelle toujours à un tir de mortier en réponse. Donc les destructions sont opérées des deux côtés.

Qui tire en premier ? C’est une question difficile à répondre également. Mais ce que j’observe de manière purement logique dans ce conflit, c’est que si l’armée ukrainienne tente de reprendre du territoire par la force, elle risque de recevoir une réponse massive telle qu’elle l’a connue à Ilovaisk ou à Debaltseve. Alors que logiquement, le territoire des pro-russes a une logique à s’étendre, pour devenir viable et intégrer de nouveaux pans du Donbass. Dans tous les cas, je n’ai pas observé ces derniers mois d’offensive massive de la part ukrainienne pour reconquérir de nouveaux territoires, au contraire, les forces ukrainiennes sont dans une logique défensive, elles fortifient la ligne de front, avec un réseau de bunkers, de tranchées.

Récemment, une personne habitant en zone contrôlée par les pro-russes, à Gorlivka, m’a expliqué ainsi qu’à un autre confrère que lors des bombardements, souvent la première frappe part du côté séparatiste, mais que trois minutes plus tard, systématiquement, une réplique parvient du côté ukrainien. Vers son immeuble donc.

Par ailleurs, il y a beaucoup de mensonges des deux côtés sur l’utilisation des armes de calibre supérieur à 120 mm, donc les armes lourdes. Peut-être des armes lourdes ont été mises à l’arrière après l’accord de Minsk-2 le 12 février. Mais dans la réalité, il y a toujours eu différents calibres sur le front. Au mois de juin, à Donetsk, l’armée ukrainienne et les séparatistes utilisaient des armes lourdes avec un calibre d’au moins 120 mm. J’en ai entendues exploser à quelques centaines de mètres de moi en banlieue de Donetsk sur un terril.

Quen est-il de bombardements sur les zones civiles, des deux côtés ?

Les deux camps s’accusent réciproquement de cibler de manière systématique des zones civiles. Le problème, c’est que le mortier ou le canon sont des armes qui manquent terriblement de précision, qui ne sont pas guidées électroniquement et sont à la merci d’erreurs humaines.

L’autre problème est que la ligne de front traverse au sud-ouest de Donetsk, près de l’aéroport de Donetsk et au nord de Gorlivka et de Lougansk une zone urbaine extrêmement particulière, le Donbass, qui est une sorte de constellation de puits de mines, entourés de noyaux urbains, séparés par des espaces forestiers.

Toutes les installations militaires des séparatistes sont entremêlées dans le tissu industriel, minier et urbain. Et le territoire qu’ils défendent, celui de Donetsk, est le plus densément peuplé. Donc forcément, une position rebelle sera proche d’un centre urbain, d’un immeuble, d’une usine. Et bien sûr, il y aura une maison qui va prendre un obus. Les séparatistes défendent globalement les bastions urbains : Gorlivka, Donetsk et Lougansk. Donc, ils se positionnent dans la périphérie des villes, et ils tirent soit dans la campagne, soit sur des villes périphériques, plus petites, comme Mariinka, Krasnogorivka, Pisky…

A Donetsk, les destructions sont très impressionnantes en ville dans les quartiers proches de l’aéroport de Donetsk, touchés par les tirs en provenance de la zone de Pisky. Mais également les quartiers au sud-ouest, proches de Mariinka, Petrovka… Mais rentrer dans un jeu de comparaison sur le mode « qui déAS061290truit plus que l’autre ? » ne sert à rien, ça ne signifie absolument rien. A Avdiivka, sous contrôle ukrainien, le nombre de bâtiments touchés et de pertes civiles est également très impressionnant. En janvier à Debaltseve, où je suis rentré trois fois à l’intérieur de la ville durant le siège, les Ukrainiens, assiégés, tiraient aussi au milieu d’une agglomération habitée par des civils, attirant des répliques.

De toute façon, il faut absolument sortir du mythe, parfois très présent chez les gens à Kiev, que les zones sur lesquelles il y a des bombardement sont vides de leurs habitants. Ceux qui pouvaient partir sont partis, mais beaucoup de gens sont restés, et payent le prix fort.

Pourquoi les gens restent dans les territoires de la DNR / LNR?

Pour plein de raisons. J’entends souvent à Kiev et ailleurs : « les gens qui restent en DNR soutiennent la DNR. Et s’ils voulaient partir, ils seraient déjà partis depuis longtemps. » Ce serait tellement simple… Il y a aussi cette pensée partagée que dans les endroits où l’armée ukrainienne bombarde, il n’y a plus de civils. Mais c’est également faux.

La ville de Donetsk comptait 1 million d’habitants, maintenant, selon des estimations d’un collectif d’ONG qui travaille dans les territoires pro-russes, il resterait à Donetsk700.000 habitants. Cela veut dire que 300.000 habitants sont partis au cours de la guerre, mais que les deux-tiers sont restés. Et c’est un chiffre très important.

On a aussi cette image à Kiev de Donetsk comme une ville désertée, très vide. Est-ce que c’est vrai ?

Pas forcément. Comme je l’ai dit, il reste encore des centaines de milliers de personnes dans l’agglomération. Durant l’été 2014, lorsqu’il y avait des mortiers ukrainiens qui s’abattaient au centre de la ville, la ville était vraiment très très vide. C’était une ville fantôme. Un jour, j’ai vu une voiture en plein centre touchée par un mortier. Ses deux occupants sont morts sur le coup. Les gens étaient pétrifiés de peur. Mais dans la périphérie de la ville, par exemple à Makiivka, il y avait déjà plus de monde qui sortait. Les marchés étaient encore un peu fréquentés.

De plus, beaucoup de gens avaient passé quelque temps dans plusieurs endroits, par exemple dans des sanatoriums au bord de la mer d’Azov, mais après ils sont revenus à Donetsk, car ils n’avaient pas les moyens de vivre ailleurs et ces camps de vacances temporaires fermaient. Pendant l’hiver l’artillerie ukrainienne ne touchait plus le centre de Donetsk, surtout après la fin de la bataille de l’aéroport. Donc les bombardements se sont concentrés sur des zones plus précises, autour de l’aéroport, comme le Kyivski Raïon. Ou plus au sud, près de Petrovka, Mariinka. Les gens se sont mis tout doucement à ressortir dans la rue, les transports ont continué de fonctionner. Et puis avec le temps, les gens s’adaptent psychologiquement à cette vie, et apprennent à vivre avec le risque des bombardements.

Donc Donetsk n’est pas une ville vide. Mais néanmoins, je ne reconnais pas la ville que j’ai connu en y venant pour la première fois en reportage en 2012, une métropole où les rues et avenues étaient bondées. A Donetsk, on voit moins de vie dans l’espace public, dans la rue. La vie des gens s’est recroquevillée sur leurs quartiers, dans les blocs, les immeubles, les appartements. On sort de chez soi de manière minimale, pour aller chercher ce dont on a besoin pour vivre, au supermarché, ou au marché, et puis on rentre chez soi. J’ai l’impression que les gens ont recréé une vie domestique très forte. L’appartement ou l’immeuble deviennent un espace protecteur, alors que la rue est un espace dangereux. Et puis dehors, il y a des groupes armés, et puis le soir il y a un couvre-feu. C’est tout simplement une ville en guerre.

Alors, pourquoi les gens restent ?

Pourquoi les gens restent ? Pour plein de raisons. Il y a des gens qui ne se posent absolument pas la question. Bien sûr, il y a des gens qui soutiennent ouvertement la DNR et sont pro-russes. On en croise partout, mais ce qu’il faut comprendre c’est qu’on croise ce même type de personnes dans des villes contrôlées par l’armée ukrainienne, comme Kramatorsk, Artemivsk ou Starobilsk. Mais à Donetsk, il y a aussi des gens qui soutiennent l’Ukraine, qui sont nostalgiques de l’Ukraine. Mais c’est plus dur de le percevoir, les gens n’en parlent pas, ou bien ils mettent du temps à l’aborder, le font quand ils se sentent en sécurité.

Les gens qui avaient les moyens de partir sont partis. Beaucoup de jeunes aussi. Ainsi qu’une certaine catégorie de personnes que je qualifierai d’entrepreneurs. Mais il reste énormément de gens qui ne peuvent pas partir pour des raisons économiques. Ils n’ont pas d’économies, comme plein d’Ukrainiens. Souvent, leur seul bien est une maison, ou un immeuble. Mais imaginez, dans des zones bombardées, comme le nord-ouest de Donetsk, ou bien certains quartiers de Gorlivka, est-ce que vous pouvez vendre votre appartement ? Vous allez en récupérer 1500 ou 2000 dollars, alors qu’il en valait 15.000 ou 20.000 avant la guerre.

Et comment vous recommencez votre vie ? Est-ce que ces 2000 dollars vous permettent de tenir à Kiev, et combien de temps ? Par ailleurs, c’est un fait, les banques ukrainiennes n’accordent plus de crédits aux gens de Donetsk. J’ai rencontré des gens qui souhaitaient partir, mais qui n’ont pas les moyens de vivre à Kharkiv, Lviv ou Kiev. Et puis il y a aussi des gens qui ont travaillé toute leur vie à Donetsk, qui ont été mineurs, ouvriers, qui ont construit une maison. Et psychologiquement c’est très difficile de quitter sa maison. Même lors d’une catastrophe.

Je connais dans mon entourage à Kiev des gens, souvent plus jeunes, qui ont quitté les territoires de Donetsk et de Lougansk. J’admire énormément leur choix, leur courage, à se reconstruire une vie, sans savoir si un retour est possible. Mais je me refuse, personnellement, à porter un jugement moral sur quelqu’un qui aura une attitude différente. Je me demande souvent quelle serait la réaction de ma propre famille si un conflit surgissait, alors que je suis originaire d’une région où les gens portent un amour très fort à leur terre natale.

Comment tu identifies les gens qui sont pro-ukrainien?

C’est compliqué. A Donetsk, les opinions sont plus diverses qu’on ne le pense. Mais l’expression des idées politiques est devenue quelque chose de difficile. On peut rencontrer une personne qui va exprimer lors de la même interview d’une heure va exprimer des sentiments pro-russes et pro-ukrainiens à la fois. Beaucoup de gens sont également très perdus identitairement. Ils ne s’étaient jamais posé la question du choix, et là on leur demande de chosir, soit t’es Ukrainien, soit t’es Russe, et puis en plus t’es Novorusse.

Maintenant, je pense qu’au début de la crise, en avril 2014, les pro-russes virulents, prêts à manifester, à passer à l’action, étaient une minorité. Les manifestations n’attiraient au final que 2000 à 3000 personnes, certes extrêmement bruyantes et mobilisées. Mais beaucoup de gens se taisaient, attendaient. Depuis, avec la guerre qui a éclaté, la part des gens qui ont une opinion pro-russe ou pro-DNR a sans doute augmenté. Sans doute à cause des bombardements. J’ai rencontré des gens qui soutenaient l’Ukraine et ont basculé le jour où des obus sont tombés dans leur quartier. Ils ne comprenaient pas pourquoi leur Etat, l’Ukraine, pouvait tourner des canons vers Donetsk. Même si les milices pro-russes utilisaient également des canons plantés par loin de chez eux. Souvent, côté ukrainien, on mesure très mal l’impact psychologique des bombardements.

Mais il reste des gens qui soutiennent l’Ukraine, bien entendu. Ou des gens qui attendent, pour un an, cinq ans, ou dix ans, que le Donbass revienne en Ukraine. Ces gens, c’est difficile de savoir combien ils sont. Récemment, dans un train à Marioupol, j’ai rencontré un jeune homme de presque 30 ans, qui sortait de Donetsk pour la première fois depuis longtemps, et partait en vacances dans les Carpates. Il m’a dit qu’il était content de sortir, et que la vie sociale changeait énormément à Donetsk, et qu’il devenait de plus en plus difficile de s’exprimer publiquement de manière honnête et sincère. « Si je vous avais rencontré à Donetsk, m’a-t-il dit, je vous aurais sans doute dire qui je soutenais la DNR, mais en fait je ne la soutiens pas. »

Ce jeune homme m’a dit qu’à l’époque il n’avait jamais trop aimé Maïdan,il ne comprenait pas. Ca ne lui inspirait pas confiance, et puis Porochenko plus tard non plus. Mais qu’il était tout simplement Ukrainien, comme les autres. Il me parlait des matches de l’équipe nationale à Donetsk, contre la France, en 2012, super fier. Mais il m’a expliqué qu’il a décidé de rester à Donetsk, parce que c’est sa ville, où il a  toujours vécu, travaillé, et où il a envie de construire sa vie. Il ne veut pas l’abandonner au néant. Mais il se sent toujours profondément ukrainien et espère qu’un jour ce cauchemar prendra fin.

Détail intéressant, il m’a aussi expliqué que désormais, le véritable échange d’opinions à Donetsk se passe beaucoup dans les cuisines ! Ca parlera sans doute à beaucoup d’Ukrainiens ayant connu l’avant 1991.

Donc voilà, les gens n’ont pas des opinions monochromes ; il y a des gens qui décident de prendre parti, de l’Ukraine et d’autres de la DNR. Et il y a des gens aussi qui refusent de prendre parti, et qui disent, « je reste parce que c’est chez moi ici ». Et je me demande parfois quel est projet politique, le message que Kiev peut proposer à ces gens-là. En tout cas c’est une erreur fondamentale de croire que les gens sont monochromes là-bas.

Tu as aussi beaucoup travaillé sur la question des bataillons volontaires ukrainiens. Que peux-tu dire sur eux ? Qui sont les gens qui se battent dans ces bataillions ?

Oui, j’ai fait un travail de fond pendant un an sur cette question, j’ai passé beaucoup de temps à l’intérieur des bataillons. En janvier 2014, j’avais fait un long reportage sur la barricade de Hrouchevskoho avec le photographe français Guillaume Herbaut, où on avait rencontré énormément d’activistes en première ligne. Beaucoup d’entre eux ont rejoint les bataillons, notamment beaucoup à Aidar. L’idée de ce travail était d’essayer de tracer une ligne invisible reliant Hrouchevskoho et les bataillons volontaires sur la ligne de front, et quelle était la nature de ces troupes, qui sont par ailleurs des milices armées n’obéissant pas systématiquement aux règles de l’armée régulière.

Le premier bataillon  avec lequel je suis parti en reportage en juillet 2014, c’était le bataillon Donbass. Ensuite, pendant l’automne 2014 j’ai passé beaucoup de temps dans le bataillon Aidar, j’y suis allé trois fois, à Starobilsk et à Shchastya. J’ai aussi travaillé sur les Caucasiens qui se battent pour Kiev, les Géorgiens, les Tchétchènes. Plus récemment j’ai commencé à travailler sur Pravyi Sektor.

Je trouve que les bataillons sont un milieu sociologique passionnant, vibrant, mais aussi parfois inquiétant. Les bataillons volontaires sont le miroir de la société ukrainienne, sur la ligne de front. On y retrouve toutes les classes sociales de la société, toutes les professions, toutes les origines géographiques, on retrouve des gens qui sont russophones ou ukrainophones. Un type de Lougansk se bat à côté d’un type de Ternopil. Ce sont aussi des milieux très politisés, le plus souvent radicaux, très souvent nationalistes, mais on y retrouve des opinions politiques extrêmement larges. Je retrouve toute la société ukrainienne dans sa diversité, dans son microcosme, dans les tranchés, dans des bases, avec le meilleure et le pire.

Le pire c’est quoi?

Le pire, c’est ce qu’un jour un jeune commandant de bataillon, dans la région de Lougansk, m’a décrit comme « les rats ». Il voulait parler à la fois de ces hommes qui pillaient, qui volaient, qui menaçaient ou aggressaient la population locale en se comportant comme dans un territoire occupé. Et ça, je l’ai vu moi-même à plusieurs reprises. Mais il parlait également des types pas nets, des types d’extrême-droite, des néo-nazis. Ces derniers, on en trouve un peu partout. Un peu plus à Azov, mais aussi dans d’autres bataillons. Très franchement, à différents endroits, pour des raisons d’attitude, d’abus d’alcool, d’aggressivité, certaine sparties des bataillons ont fait des dégâts énormes sur l’image de l’Ukraine auprès de la population de l’est de l’Ukraine.

Cela dit, au cours de ce travail, où j’ai essayé d’être le plus honnête possible, j’ai dû aussi contrer une vision qui existe en Europe, que ces bataillons volontaires sont des milices d’extrême-droite, systématiquement. Ce n’est pas vrai. Par exemple, quand les médias russes et leurs soutiens en Europe parlent du bataillon Aidar, ils parlent du « bataillon punitif néo-nazi Aidar ». Or non, ce n’est pas vrai.

C’est un bataillon qui rassemble plusieurs centaines de personnes, où il y a des gens extrêmement différents. Dans Aidar, à Starobilsk, j’ai rencontré le pire anti-sémite que je n’ai jamais rencontré en Ukraine, le type qui m’a sorti les pires saloperies sur les juifs. Mais le mec qui dormait dans le lit d’à côté, étudiait la Torah et l’hébreu : c’était un juif de Kirovograd. Les deux dormaient dans un espace de 2 mètres. Et ils se battent ensemble. Dans Aidar, parmi les unités où je suis passé, il y a aussi la brigade Bob Marley ! C’est véridique, c’était une brigade d’Aidar. Bob Marley étant forcément un héros d’extrême-droite, on l’aura compris.

Ce qu’il faut comprendre, c’est que généralement les forces armées, régulières ou non, n’accueillent pas forcément la frange la plus progressiste du monde. Les gens attirés par l’ordre, les armes, ou la violence, ne sont pas des hipsters ou des gauchistes. Ce sont des milieux politiquement plus conservateurs, et je pense que la proportion de gens penchant vers l’extrême-droite est plus importante dans les forces armées que dans le reste de la société. C’est le cas en Ukraine, mais c’est le cas en France, en Allemagne, aux Etats-Unis, et aussi très certainement en Russie.

Un autre problème qui se pose, ce sont les gens qui sortent de prison, il y a aussi plein de gens pas clairs, des brigands. Par exemple, au mois de septembre 2014, Aidar a été confronté à l’armée russe, et il y a eu beaucoup de morts. Surtout parmi les gens idéalistes, la frange issue de venait de Maidan. Le personnel d’Aidar a commencé changer, et il y avait des gens qui sont venus pour faire les affaires, ou bien parce que les armes les attirent etc.

Cela dit, je ne comprends pas le refus des autorités ukrainiennes, qui font l’autruche, d’admettre que cela est un problème. Car ça l’est. Il y a une forte dispersion des forces armées, avec des hommes armés qui refusent l’autorité du chef d’Etat-major des armées, pour de bonnes ou mauvaises raisons. Il y a des gens dans les bataillons qui refusent l’autorité de l’Etat, soit parce qu’ils sont d’extrême-droite ou bien parce qu’ils considèrent que Maïdan n’est pas terminé et que de toute façon les vrais représentants du peuple ce sont eux, et pas les députés. Sauf que certains de ces guerilleros ont des armes. Et on a vu ce que ça a donné en septembre à la Verkhovna Rada.

Et le meilleur c’est quoi?

Vous savez, je n’ai aucune fascination pour les choses armées et ce milieu, bien au contraire. Mais le meilleur c’est que dans le même bataillon tu peux retrouver un universitaire, un avocat d’affaires, un paysan de Galicie, un étudiant, un vétéran d’Afghanistan de 50-55 ans, des femmes. Bref, des gens, avec leurs parcours beaucoup plus pluriel que dans l’armée où tout le monde est quand même un peu dans un moule. C’est un microcosme de la société ukrainienne.

Pour moi les bataillons volontaires sont aussi la prolongation de Maïdan sur la ligne de front, sauf qu’ils n’ont pas rencontré les Berkout, mais ils sont allés à Ilovaïsk, et parfois c’est l’armée russe à laquelle ils ont du faire face. Il y a beaucoup de gens qui sont projetés dans un univers auquel ils n’ont été pas préparés. Quand je vois des étudiants qui ont 25 ans, qui ont tenu une barricade sur Maidan, qui préparaient une thèse, qui étaient vendeurs chez Leroy-Merlin à Kiev, et ils se retrouvent avec une Kalachnikov à Shchastya, je suis assez bouleversé. Vraiment.

Donc voilà le meilleur : il y a des gens qui sont admirables. Des gens qui ont 20 ans, 25 ans, 40 ans, et font face à un choix existentiel, et doivent répondre à une question « qu’est-ce que je fais ? » quand il y a une guerre sur le territoire de mon pays. Est-ce que je reste à la maison, ou est-ce que j’y vais ? Est-ce que je rentre en lutte, en résistance ? Et j’ai vu des trajectoires de vie incroyables. Des gens qui ont un courage fou. Qui ont des valeurs morales très fortes. Attention, il y en a aussi pas mal qui n’en ont pas. Dans tous les bataillons il y a des individus avec une motivation pure. C’est quelque chose qu’on a complètement oublié en Europe de l’ouest, parce que la dernière fois qu’on a eu la guerre c’était en 1945.

Pour toi personnellement, le Maidan, la guerre c’est quoi? Comment tu les expliques aux Européens ?

Pour moi, c’est une guerre guerre multi-spatiale ! Ce n’est pas une guerre entre Kiev et le Donbass, ce n’est pas une guerre civile, mais elle emprunte plein de dimensions différentes. C’est partiellement une guerre entre la Russie et l’Ukraine, même si les Russes ne l’avoueront jamais. J’ai l’impression que ce qui se passe aujourd’hui est une répétition, pas à l’identique, de ce qui s’est passé à deux ou trois reprises dans l’histoire ukrainienne, au 17ème siècle, ou au début du 20ème siècle, à l’époque de la Rada Centrale, lorsqu’il y a eu cette première tentative d’une république ukrainienne indépendante.

J’ai l’impression que ce qui se passe aujourd’hui est la tentative d’un Etat-nation ukrainien, d’un espace mental ukrainien. La nation, vous l’avez, depuis longtemps, l’Etat, vous ne l’avez pas souvent eu, et depuis 20 ans on ne peut pas dire qu’il marche très bien. Et ce qui se passe depuis le Maidan c’est une tentative de mise en équation de la notion de nation et la notion d’Etat, mais un Etat fonctionnel, avec des citoyens, et un Etat qui fonctionne au service du citoyen et non pas des gens au service du vlast.

Or, ce projet politique va à l’encontre de la vision de l’histoire qui a cours en Russie actuellement, et je ne vois pas la Russie capable de laisser l’Ukraine développer un espace mental et politique autonome, et sa propre narration. Donc, on aboutit à un clash fondamental. Mais c’est aussi une guerre entre hier et demain, entre des générations de gens qui ont des expériences de vie radicalement différentes, des gens qui sont nés sous Staline et d’autres qui sont nés sous Koutchma. C’est aussi un clash entre deux modèles de société : le modèle européen, imparfait, forcément, et en crise, mais plus respectueux des individus, et un modèle qui se développe en Russie actuellement, mais ailleurs aussi, en Asie, avec une conception de l’Etat où l’Etat est plus important que l’individu.

La ligne de rupture entre ces deux visions de la société c’est l’Ukraine aujourd’hui. Ce n’est pas la Pologne, ce n’est pas la Roumanie, c’est l’Ukraine. C’est un conflit fondamental, qui est en train de traverser Kiev, mais qui commence aussi désormais à traverser de l’intérieur nos propres sociétés, la France, l’Allemagne, la Grande-Bretagne. Pour moi, l’Ukraine c’est donc l’image de cette Europe qui est en train de changer comme elle n’a plus changé depuis 70 ans.

A titre personnel, je suis très heureux de vivre à Kiev, d’observer juste à mon petit niveau ces changements fondamentaux. Je ne regretterai jamais ce choix d’être venu ici. Et je sais pour plein de raisons que je serai marqué par l’Ukraine, pendant très très longtemps, je le sais très bien.

Le texte original de l’interview a paru dans Ukrainska Pravda le 16 septembre 20