«Il y a le sentiment que le dialogue avec la Russie est dans une totale impasse» – interview avec Cécile Vaissié

Le 19 octobre 2016 le centre culturel et spirituel russe va être inauguré à Paris. Vladimir Poutine a l’intention de se rendre dans la capitale française à cette occasion. Que signifie ce nouveau lieu de culte ? Comment est-ce que Poutine sera reçu à Paris, alors que la France participe aux négociations sur la guerre en Ukraine et exige que la Russie cesse ces frappes aériennes en Syrie ? Cécile Vaissié, professeure à l’Université Rennes 2 Haute Bretagne et auteure du livre «Les réseaux du Kremlin en France» répond à nos questions.

L’ouverture de l’église russe à Paris est prévue pour la fin octobre 2016. Pourquoi maintenant ? Comment cette histoire a-t-elle commencé ?

Cette histoire est compliquée. Certes, il s’agit d’une église, mais elle est entourée d’une école et d’un centre culturel et/ou spirituel, dont personne ne semble trop savoir à quoi il va servir. C’est ce centre, et non l’église, qui doit être inauguré officiellement le 19 octobre. Les officiels russes multiplient les ambiguïtés. Ainsi, cette église se trouve sur un terrain qui a été acheté par l’État russe, alors que la France regarde d’un assez mauvais œil l’ingérence d’États étrangers dans les affaires religieuses. Et c’est Vladimir Poutine, à l’époque où il était Premier ministre et où Nicolas Sarkozy était Président, qui a obtenu ce terrain. Frédéric Mitterrand, qui était alors ministre de la Culture, note ce qu’un conseiller lui a dit au sujet de cette cathédrale : « Tu suis de près et en même temps tu ne peux pas grand-chose. Le président (Sarkozy) l’a promise à Poutine. » Frédéric Mitterrand qui connaît bien la Russie ajoute : « Comme si la cathédrale de la rue Daru ne suffisait pas ! Mais elle échappe au contrôle de Moscou et c’est impardonnable aux yeux du nouveau tsar[1]. »

Tout est dit : cette église est avant tout un symbole, celui du contrôle que le Kremlin souhaite exercer aussi sur les orthodoxes d’Europe occidentale. Les Russes qui ont dû s’exiler en France pendant et après la Révolution de 1917 se sont, en effet, placés sous la juridiction du Patriarcat de Constantinople, en voyant que le Patriarcat de Moscou était détruit par les bolcheviks et le clergé contraint à diverses compromissions. Ces Russes exilés ont développé une orthodoxie spirituellement, intellectuellement et humainement très riche, dans le prolongement du Concile de Moscou de 1917-1918. Et, désormais, l’État russe et le Patriarcat de Moscou, un Patriarcat infiltré pendant des décennies par des agents du KGB, tente d’arracher à ses émigrés leurs églises et, même, à Nice, un cimetière. Bref, il n’y a pas beaucoup d’amour chrétien dans la construction de cette cathédrale… Celle-ci a été conçue comme une expression de puissance. Une puissance pourtant bien fragile.

 Poutine se rendra dans la capitale française à cette occasion, cela serait sa première visite dans une capitale européenne depuis le début de la guerre en Ukraine. Pourquoi cette visite n’a pas pu être annulée par le gouvernement français alors qu’il participe aux négociations dans le format Normandie et qu’il soutient les sanctions contre la Fédération de Russie ?

Poutine s’était déjà rendu à Paris en octobre 2015, et il avait été question de la Syrie, avant une discussion quadripartite sur la situation en Ukraine[2]. Formellement, Monsieur Poutine n’est pas sous le coup de sanctions, et il reste le Président de la Russie. La situation est complexe : les plus hauts dirigeants français affirment que des crimes de guerre sont commis en Syrie, notamment par l’aviation russe ; d’après l’ambassade de France en Russie, la France exigera que les responsables du crash du Boeing MH17 « répondent de leurs actes devant la justice[3] » ; et le chef de l’État français ne semble plus très sûr de vouloir rencontrer Monsieur Poutine. Celui-ci ne semble pas maîtriser la situation, et les conditions qu’il pose aux États-Unis pour rediscuter un éventuel accord sur le plutonium me semblent un indice inquiétant : parce que personne ne peut les prendre au sérieux et parce que c’est la première fois que Monsieur Poutine reconnaît que les sanctions et les contre-sanctions sont un sérieux handicap pour la Russie, et non, comme il a longtemps voulu le faire croire, un formidable atout permettant de développer l’industrie agro-alimentaire russe.

Vaut-il mieux tenter de maintenir un dialogue avec Monsieur Poutine, malgré les horreurs commises en Crimée, dans le Donbass et en Syrie, ou lui battre froid en prenant acte qu’avec l’enquête sur le MH17 et les bombardements d’Alep, un tournant irréversible a été pris ? La décision n’est pas facile à prendre. En tout cas, recevoir Monsieur Poutine à Paris ne signifie pas passer l’éponge. Monsieur Poutine doit donner des engagements sérieux. Et les tenir.

On entend par-ci par-là des voix qui se lèvent contre cette visite, majoritairement venant de la diaspora ukrainienne à Paris. Existe-t-il une contestation politique en France contre cette visite ?

Oui, il y a une mobilisation forte dans la diaspora ukrainienne et les cercles qui en sont proches – dont des gens issus de la diaspora russe. Pour eux, il ne faut pas recevoir le chef d’un État agresseur, d’un État soupçonné de crimes de guerre. Toutefois, il ne me semble pas avoir entendu beaucoup d’intellectuels ou d’hommes politiques français s’exprimer de cette façon. Il y a, je crois, le sentiment que la situation internationale est extrêmement dangereuse et instable, et que le dialogue avec la Russie est dans une totale impasse.

Comment cette ouverture d’un lieu religieux et culturel accompagnée de la visite officielle du dirigeant russe va être utilisée (instrumentalisée) par « les réseaux du Kremlin en France » que vous décrivez dans votre récent ouvrage ?

Dans mon livre, je montre que l’un des outils utilisés pour influer sur des secteurs non négligeables de la société français, c’est la manipulation des « imaginaires ». De nombreux Français, qui n’ont généralement pas mis un pied en Russie, croient que la « Sainte-Russie » défend les valeurs chrétiennes comme ne le ferait plus, soi-disant, un Occident trop matérialiste. Ces gens ignorent, bien sûr, les ravages qu’ont provoqués, dans l’Eglise, les années soviétiques, et ils ne suivent pas les différents scandales sur le Patriarche Kirill, ses montres et son appartement de la « Maison sur le quai ». Ce que l’on entend, dans les cercles d’extrême droite, voire de droite, c’est que « la Russie ouvre des églises », alors que, soi-disant, la France en ferme et ouvre des mosquées. Donc l’église du Quai Branly sera instrumentalisée, j’imagine, pour illustrer ce discours. Par ailleurs, les Français aiment beaucoup les églises orthodoxes et les trouvent généralement ravissantes. Là, c’est un peu raté : la nouvelle église n’est pas très harmonieuse…

Les sondages montrent que la majorité des citoyens français se méfient de Poutine et de sa politique vis-à-vis de l’Ukraine et de l’Europe. Peut-on s’attendre à une mobilisation citoyenne française contre sa visite ?

Je ne crois pas ; il y a des appels, mais ils restent malgré tout concentrés dans les cercles aux engagements pro-ukrainiens et pro-syriens. En revanche, je ne crois pas que cette visite enthousiasme grand-monde. L’idée, c’est qu’il faut arrêter d’urgence le drame humanitaire qui se passe en Syrie et dans lequel la Russie est directement impliquée. La Russie doit cesser de déstabiliser l’Ukraine et d’inquiéter ses voisins. Elle a de quoi faire chez elle : des routes à construire, une économie à remonter, une corruption à combattre, une jeunesse à instruire. Est-elle capable de relever ces défis ? C’est aussi cela que l’histoire jugera.

[1]                      Frédéric MITTERRAND, La récréation, Paris, Robert Laffont, 2013, p.277.
[2]                      http://www.lemonde.fr/proche-orient/article/2015/10/03/a-paris-vladimir-poutine-reaffirme-son-soutien-au-regime-assad_4782015_3218.html.
[3]                      http://www.ambafrance-ru.org/Ukraine-Vol-MH17.
photo:www.timeout.fr