Igor Prous, coordinateur du groupe de bénévoles «L’amour n’a pas de frontières» : «Les habitants des territoires occupés sont fâchés contre le gouvernement ukrainien, mais souhaitent revenir en Ukraine»

Ancien militaire de carrière, Igor Proust a consciemment fait le choix de se concentrer sur l’aide à la population civile habitant dans la zone en conflit, plutôt que d’aider l’armée. Coordinateur du groupe des bénévoles «L’amour n’a pas de frontières », il est le fondateur du nouveau projet «SmartHelp » dont l’objectif est d’aider à long terme les civils dont la vie a basculé suite à la guerre.

Comment avez-vous commencé votre activité et pourquoi avez-vous choisi d’aider les civils?

Comme beaucoup d’initiatives, la nôtre a démarré sur la place Maїdan lors de la Révolution de la Dignité. Nous aidions les blessés, apportions des vêtements, de la nourriture, et des médicaments aux gens sur place. Après le début de la guerre, certains membres de notre équipe se sont lancés dans l’aide aux militaires, tandis que d’autres se sont mis à aider les blessés dans les hôpitaux. Et puis quelques personnes ont préféré aider les gens dans la zone frontalière.  C’est ainsi que nous fournissons nos services depuis l’été 2014. À cette époque, il y a eu pas mal des gens dans le Donbass qui nous considéraient, nous les autres Ukrainiens, comme des fascistes ; inversement, de nombreux Ukrainiens considéraient les habitants du Donbass comme des séparatistes. Nous avons aussi voulu défaire ces idées reçues car elles sont la source de l’incompréhension qui a déclenché la guerre!

Nous considérons qu’il y a beaucoup de gens qui aident l’armée, mais trop peu de gens qui aident les civils. Pourtant ces gens-là ont aussi besoin d’aide. La situation dans laquelle ils se retrouvent est terriblement difficile à vivre—surtout pour les enfants. À titre d’exemple, avec le début du conflit, le nombre des cas diabétiques chez les enfants a pratiquement doublé, car le pancréas cesse de produire suffisamment d’insuline à cause du stress.

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Dans le Donbass, y a-t-il eu des gens qui se méfiaient de vous, ou qui étaient hostiles à votre égard?

Il y a eu des gens qui ne comprenaient pas qui nous étions et pourquoi nous venions les voir. Par exemple, quand en 2014, nous arrivions dans des villages libérés, leurs habitants qui étaient restés sans lumière, sans électricité, et sans aucune information venue de la grande terre, nous posaient des questions : «Vous venez de la part de Porochenko ou de la part de Poutine? ». Mais, en vérité, les gens sont le plus souvent contents de nous voir. Il y a eu des cas, quand nous arrivions dans un village libéré pour distribuer des affaires et des vêtements, où certains habitants venaient nous voir en nous disant : «J’ai des affaires en trop, je vous les donne. Apportez-les à ceux qui ont besoin ». C’était beau et très touchant.

Et les Ukrainiens des autres régions d’Ukraine, comment perçoivent-ils votre activité?

Au début, certains allaient jusqu’à nous insulter de séparatistes. On nous a demandé pourquoi nous avions choisi d’aider les civils dans la zone de conflit, ou même ceux qui habitaient sur les territoires occupés. Mais ces gens-là ne sont pas des combattants dans les forces armées des prétendues républiques populaires. Ce sont des gens tout à fait ordinaires qui n’ont pas pu quitter leurs villes ou leurs villages pour des raisons diverses. Quelqu’un a une vielle mère qui n’est pas physiquement apte à voyager, par exemple. Nous ne pouvons pas manipuler les gens en disant : si tu pars, on t’aide, si tu ne pars pas, on ne t’aide pas.

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Comment faites-vous pour aider les gens sur les territoires occupés?

C’est compliqué. Pour vous donner un exemple, nous avons dû transmettre quelques fauteuils roulants à des handicapés vivant sur les territoires occupés. On a demandé à des civils qui traversent la ligne de démarcation de transporter ces fauteuils dans leurs voitures. Il y a des gens vivant sur les territoires occupés qui traversent la ligne de démarcation pour communiquer avec nous, et même pour nous aider à distribuer de la nourriture aux plus démunis. Les gens sont en manque de contacts humains. Là-bas, ils vivent dans la peur constante et le simple fait que nous nous rendons sur les territoires libérés constitue pour eux comme une bouffée d’air frais.

Nous aidons aussi ceux qui vivent sur les territoires occupés à régler tous leurs problèmes administratifs vis-à-vis de l’état Ukrainien; nous les aidons à faire leurs passeports, percevoir leurs pensions de retraite etc, car souvent, ils sont perdus et ne savent pas comment faire.

Comment faites-vous pour collecter de l’aide?

Nous ne sollicitons jamais l’aide des institutions d’État ; nous ne rassemblons pas d’aide de manière générale. Nous mettons une personne en avant, et nous disons : «voici une personne qui a besoin de ceci ou de cela; aidez la».  C’est plus simple.  Nous invitons aussi ceux qui veulent ou peuvent aider à venir avec nous, ou alors nous leur présentons des gens qui ont besoin d’aide. Par exemple, actuellement, nous travaillons avec une équipe du Chili dont les membres sont déjà venus avec nous à Avdiyivka. Ainsi, ceux qui contribuent peuvent mettre un visage sur les gens qu’ils aident.

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Vous avez évoqué les problèmes des enfants qui vivent dans la zone frontalière. Que faites-vous afin de les aider?

La guerre est une épreuve extrêmement difficile pour des enfants. Nous ne portons plus les tenues de camouflage car cela terrifie les enfants.

Nous faisons tout pour les aider à oublier la guerre. Cette année, nous avons organisé des camps des vacances dans les Carpates ainsi que dans les régions de Jytomir ou Tchernyhiv pour les enfants issus de la zone frontalière, ou même issus des territoires occupés. De cette manière, ils peuvent garder le contact avec la normalité, avec le monde sans guerre, le monde ou les enfants peuvent jouer tranquillement, ou il n’y a pas d’éclats d’obus. Il y a des enfants qui n’ont jamais vu de feux de circulation, de passages souterrains…. Cette année-là, nous avons organisé des camps de vacances pour environs 300 enfants, mais nous espérons faire mieux l’année prochaine.

Mais comment faites-vous pour convaincre les parents de laisser partir leurs enfants avec vous?

En 2015, nous avons commencé à faire des animations pour les enfants dans les villes près de la ligne de démarcation, notamment à Stanytsya Louganska. Il s’agissait de fêtes foraines avec de la musique, des concours et des jeux. Les enfants venaient dans la journée et repartaient le soir. Donc, petit à petit, les enfants et les parents se sont habitués à nous. Et en 2016, les parents ont accepté de nous confier leurs enfants pour quelques jours.

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Quels sont les moments les plus forts que vous avez vécu durant ces deux dernières années?

J’ai le souvenir de personnes diabétiques qui ont partagé leur insuline avec d’autres qui en avaient aussi besoin. Je me souviens de personnes vivant à Debaltseve que nous avons connues quand Debaltseve était encore une ville Ukrainienne—on se voit de temps en temps à Bachmout. À chaque fois, ils nous demandent : «Quand est-ce que nous allons revenir en Ukraine? Pourquoi on nous a abandonné? Pourquoi on nous a menti? On nous a dit que tout irait bien, que nous allions pouvoir rester, car l’armée ukrainienne n’abandonnerait jamais Debaltseve…Pourquoi personne ne s’est excusé auprès de nous?» Ce sont les questions les plus difficiles.

Pensez-vous que ces gens-là souhaitent revenir en Ukraine?

Eh bien, nous l’avons constaté – quand le gouvernement ukrainien a voulu retirer ses troupes de Stanytsya Louganska. Qu’on fait les habitants de cette ville? Ils se sont révoltés, car ils ne veulent pas que l’armée ukrainienne parte. Oui, ils éprouvent de la rancœur à l’encontre du gouvernement ukrainien, à l’encontre de Porochenko, comme peut-être d’autres habitants de régions différentes du pays, mais ils ne veulent pas faire partie d’une quelconque république populaire de Donetsk ou de Lougansk. Ils savent parfaitement comment est la vie de l’autre côté de la ligne de démarcation. Ils savent que les habitants sur les territoires occupés vivent constamment dans la peur—même la peur de la mort.  Et là-bas, ils ont tous déjà compris le sens de ces «Républiques populaires.»  Donc, malgré toute la rancœur qu’ils peuvent ressentir envers le gouvernement ukrainien, ils souhaitent revenir en Ukraine.


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