Le temps du postmodernisme épuisé : interview avec Liliya Chevtsova

La victoire de Donald Trump à l’élection présidentielle a soulevé beaucoup de questions auxquelles les politologues et politiciens essaient de trouver des réponses. Quelles seront les relations entre les États-Unis et d’autres pays sous la direction d’un président si inhabituel ? Qu’est-ce que le « trumpisme », d’où vient-il et comment va-t-il changer le monde ? Liliya Chevtsova, publiciste et docteur en histoire en parle dans un entretien dont l’UCMC publie les grandes thèses traduites en français.

Obama et le postmodernisme

« Obama est arrivé à la Maison Blanche à la fin de l’époque du postmodernisme, l’époque de l’histoire mondiale qui fut un temps d’éclectisme politique, de relativisme et de rejet des principes au sein de la démocratie libérale, mais aussi sur la scène internationale. Il a assisté à la manière dont l’Union Européenne est tombé en état de stupeur. Il a vu comment l’ambiance d’amitié et d’harmonie, dont il avait tant rêvé, a laissé la place à un vide dans lequel des « loups de nuit » cruels et agressifs, comme la Russie, la Chine et l’Iran, arrivent pour essayer de le combler ».

La fin du messianisme américain

« Mais au lieu d’essayer de trouver une alternative à cette absence de principes postmoderne, Barack Obama a choisi un autre chemin : il a décidé de se cacher des problèmes mondiaux, en conduisant les États-Unis loin de la scène internationale et en limitant sa responsabilité globale. De facto, Barack Obama est devenu le président américain qui a rejeté la tradition américaine du messianisme et son rôle historique de leader. Il est devenu pragmatique en se cachant derrière un discours idéaliste ».

Le fiasco de l’irresponsabilité

« Mais quel a été le résultat de sa fuite dans l’ombre et du refus de toute responsabilité ? En décidant de retirer l’armée américaine d’Afghanistan et d’Irak, Obama a créé une situation qui a encouragé la création d’un groupe terroriste encore plus violent, Daech ou « État islamique ». En refusant de soutenir Assad, Obama a été obligé d’observer le massacre en Syrie et l’apparition d’une vague gigantesque de réfugies qui a porté un coup dur à la stabilité européenne. Il laisse le monde plongé dans la désorientation. Il laisse de nouveaux conflits et nul ne sait comment les résoudre ».

Le paradoxe de Trump : le symbole grotesque du post-moderne

« Tout nouveau président des États-Unis, que ce soit Trump, Clinton ou n’importe qui d’autre, aurait dû faire face au problème de la crise du post-modernisme. Les conséquences de la mondialisation, de la rectitude politique, du manque d’orientation idéologique et de la vague de national-populisme seraient une réaction à cet éclectisme. L’arrivée du Trump est, sans doute, un accident, mais un accident reflétant des lois existantes ».

«Mais cela est aussi un paradoxe. Trump qui est une réaction à l’éclectique est un symbole grotesque du post-moderne qui rejette toutes les normes et tous les principes. Il est devenu la quintessence de la réalité, créée par la conscience, parfois douloureuse. C’est la raison pour laquelle, son arrivée devrait aggraver la crise de l’establishment américain et de tout le système américain ».

« Il est important de comprendre que Trump et son équipe n’ont que très peu de chances de faire sortir les États-Unis et l’Occident de la crise idéologique. Mais en la renforçant, ils pourraient faciliter l’émergence d’un nouveau leader qui pourrait réviser la nouvelle mission historique des États-Unis et sa responsabilité de garant de l’ordre mondial ».

Interregnum, liquid modernity et le monde de la post-réalité

« Sans doute, Trump est le reflet et une tendance de notre époque. C’est le temps d’un interregnum, comment l’aurait appelé l’écrivain et théoricien politique italien Antonio Gramsci. Le sociologue anglo-polonais Zygmunt Bauman a défini notre époque comme liquid modernity, quand tout est flou et il n’y a plus de frontière entre les principes et les normes. Il n’y a pas d’amis – pas d’ennemi, pas de paix – pas de guerre, pas de loi – pas d’anarchie : tout est confondu dans un même verre. Oui, notre époque est l’époque de la ‘post-vérité’ quand la vérité n’existe pas, car la réalité se produit dans notre conscience et que même le fact-checking est inutile ».

La civilisation libérale n’a plus besoin de se justifier et la confiance dans le mouvement insouciant sans aucun idéal vers le succès et la prospérité s’installe petit à petit. Jacques Chirac et Nicolas Sarkozy, Silvio Berlusconi et Gerhard Schröder sont tous des leaders de l’époque de ‘liquid modernity’ qui n’a plus besoin de suivre des principes ».

« ‘Les Accords de Minsk’ pour résoudre le conflit dans le Donbass, alors que la Russie est à la fois acteur de la confrontation, modérateur et arbitre, est un exemple flagrant du post-modernisme.  

Le problème est que l’histoire s’est posée elle-même une bombe à retardement. Le refus de respecter des normes ou l’application de deux poids deux mesures a entravé la formation d’une stratégie et d’une réponse aux nombreux défis de la société occidentale. Que veut dire « Brexit » ?  C’est une rébellion contre l’éclectisme postmoderne et une tentative des Britanniques de revenir à la modernité, c’est-à-dire aux anciennes valeurs traditionnelles que l’État a toujours défendues. La popularité croissante de l’extrême gauche et l’extrême droite en Europe est aussi une réaction au post-modernisme, le désir de la société européenne de trouver des repères dans un retour aux anciennes valeurs de l’État protecteur et de la morale traditionnelle.

Comment la Russie l’utilise

« Je pense que le Kremlin de Poutine réussit vraiment très bien à utiliser cette paralysie massive sur la scène globale et la désorientation de l’Occident dans la réalisation de ses objectifs internes et externes. Si une civilisation étrangère est confuse et a perdu ses repères, pourquoi ne pas profiter de ces circonstances favorables ? Donc, le Kremlin les utilise. La campagne russe pour discréditer ces normes occidentales que l’Occident ne suivait lui-même pas toujours, semble réussir. Que 37 % des partisans des républicains, le parti le plus antirusse des États-Unis, soient désormais favorable à Poutine, n’est-ce pas un exploit !  Et quand les pays de la Méditerranée et l’Autriche demandent de plus en plus activement l’abolition des sanctions contre la Russie, n’est-ce pas une véritable cinquième colonne au cœur de l’Europe ? Et regardez comme Paris est flexible, ces Français qui sont toujours favorables à un jeu avec Moscou pour embêter Washington. Le gaullisme, vous savez ! ».

Et après?

« Le Kremlin a su utiliser la faiblesse de l’Occident. Mais ce fait a provoqué le démarrage de la loi des conséquences imprévues : l’offensive russe a forcé la société occidentale à se consolider pour s’opposer aux nouvelles victoires du Kremlin ».

« Bien entendu, les partisans du confinement de la Russie et les partisans de l’engagement, à savoir de l’implication de Moscou dans un dialogue, seront en compétition pour avoir l’oreille Trump et pour pouvoir influencer sa politique. Cela se traduira par l’incohérence de sa politique et un nouveau mouvement de balancier. Ce balançoire s’exprimera dans le recherche d’un équilibre entre le confinement et la coopération avec la Russie ».