«Génération Maidan» : interview avec Ioulia Shukan

Ioulia Shukan est un maitre de conférences à l’Université Paris Ouest  Nanterre la Défense. Témoin de la révolution à Kiev, elle a fait des nombreux aller-retour entre Paris et Kiev et suivi très attentivement le déroulement des événements ukrainiens à Kharkiv, à Lviv et à Odessa. En septembre 2016 elle a fait paraître, aux éditions de l’Aube, son livre intitulé «Génération Maidan». L’UCMC lui pose les questions à ce sujet. 

Vous venez de publier «Génération Maidan». Quelle était votre idée principale pour ce livre ?  Est-ce que l’on peut vraiment parler de la «génération» ?

« Génération Maïdan » est le récit « par en bas » de ce qu’on appelle communément et à défaut de meilleur terme la «crise ukrainienne», à savoir ces événements que l’Ukraine a vécus en accéléré au cours de ces trois dernières années : la révolution du Maïdan, l’annexion de la Crimée, l’insurrection au Sud-Est, puis le conflit armé dans le Donbass. Des événements qui ont transformé en profondeur l’Ukraine et les Ukrainiens. Je raconte ces événements au travers des trajectoires d’hommes et de femmes ordinaires — protestataires sur le Maïdan, civils fuyant la guerre, bénévoles solidaires des migrants forcés, des militaires blessés ou déployés au front sans équipements adéquats — dont la vie a basculé du jour au lendemain et pour lesquels cette crise et/ou la gestion de ses conséquences sont devenues leur nouveau quotidien. Je montre aussi comment ces citoyens ordinaires ont été remodelés par la crise jusque dans leurs appartenances, dans leurs représentations d’eux-mêmes, de l’Ukraine et de ses voisins, dans leurs comportements. C’est en cela qu’ils forment cette nouvelle génération de citoyens que je qualifie de génération « Maïdan ».

Vous suivez toutes les transformations de l’Ukraine post-Maidan. Qu’est-ce qui est changé irréversiblement, dans le pays ? Quel seraient des  «acquis» de Maidan, et de la guerre ?

À partir des personnages de « Génération Maïdan » et de leurs trajectoires à Kiev, Lviv ou Kharkiv, je relèverai deux grands changements. D’abord le Maïdan, puis la guerre, ont favorisé des formes d’engagement civique chez des personnes qui étaient auparavant faiblement impliquées et qui exerçaient leur citoyenneté de manière très occasionnelle, notamment lors des scrutins. Ces personnes sont toujours engagées dans diverses initiatives de bénévolat ou de vigilance citoyenne, agissent pour le bien commun, tout en restant d’ailleurs très méfiants vis-à-vis de la politique institutionnelle et de l’action des élites. Ensuite, le sentiment d’appartenance à la nation ukrainienne et donc de communauté de destin a été consolidé chez ces personnes-là —et bien au-delà —par cette somme d’expériences dramatiques vécues, par l’addition des colères, des souffrances, des deuils, des souvenirs. Le conflit a obligé beaucoup d’entre eux, notamment à Kharkiv, à l’Est de l’Ukraine, à se positionner et a conforté leurs identifications à l’Ukraine.

Cependant, il faudrait quand même nuancer l’étendue de ces changements, puisque le conflit, d’abord politique, puis armé, a cependant aussi aliéné une partie des citoyens ukrainiens qui sont aujourd’hui opposés à l’action du gouvernement, qu’ils s’agissent de ses politiques économiques, mémorielles ou de ses positions quant à la résolution du conflit armé dans le Donbass. Le conflit a aussi éloigné une partie des populations des territoires séparatistes, créant ainsi deux camps irréconciliables.

Vous décrivez une «spirale de la violence », la radicalisation des manifestants, en 2014 et au-delà. Etait-ce inévitable ? Comment cela s’est passé ? comment s’en sortir ?

Je montre comment à la mi-janvier 2014, suite au vote à la Rada suprême des lois liberticides et face à l’absence de toute concession de la part du régime de Ianoukovitch après deux mois d’attente dans la rue, la violence est apparue aux larges segments du Maïdan comme le seul moyen d’action. Elle l’a été d’autant plus que le régime s’est enfermé dans une réponse sécuritaire et a, en outre, fait appel aux services d’agents provocateurs privés, les titouchki. Ceux-ci ont semé sous le couvert de l’État la terreur, renforçant l’indignation des protestataires. En plus d’expliquer le « pourquoi » de cette action radicale, je décris comment elle a procédé au « concret », c’est-à-dire comme elle a poussé les citoyens ordinaires à intégrer des groupes d’autodéfense, à s’équiper, à se professionnaliser dans la résistance, etc. Dans ce contexte et surtout après les morts de janvier, puis des 18-20 février 2014, le retour en arrière était impossible.

Si le Maïdan récusait la violence à ses débuts, à l’Est de l’Ukraine, au printemps 2014, celle-ci s’est d’emblée imposée comme le moyen d’action légitime. L’État, ayant perdu son monopole de la violence dans ces territoires, a été incapable de la canaliser. Ensuite, avec le basculement dans le conflit armé, avec son lot de destructions, de victimes et de souffrances, la radicalité a touché de plus larges segments de la société. En sociologue, il m’est impossible de dire si cette spirale de violence aurait pu être évitée. Je ne peux qu’essayer d’appréhender ses effets sur la société.   Et je vois notamment qu’elle réduit aujourd’hui sensiblement les chances d’une éventuelle réconciliation. Les politiques économiques, sociales, mémorielles réalisées en Ukraine et dans les territoires séparatistes y sont pour beaucoup car elles éloignent encore plus les deux camps. Le passé, qu’il s’agisse d’anciennes relations économiques ou du passé historique commun, ne peut malheureusement pas être utilisé à des fins de rapprochement, comme ce fut, par exemple, le cas lors de la réconciliation franco-allemande.

Un chapitre est consacré aux déplacés internes. Quelle serait votre évaluation de leur situation actuelle?

Ce chapitre raconte ce phénomène de migration forcée, inédit en Ukraine depuis son indépendance en 1991 et qui prend ses origines à l’annexion de la Crimée ukrainienne, en mars 2014, par la Russie. Il restitue les contextes de déplacement, le sentiment de déracinement, la perte des proches et des biens, les efforts de réinstallation sur les nouveaux lieux et, enfin, les failles de l’action publique dans la gestion de ces flux. Il met aussi en garde contre la disqualification politique et sociale des déplaces par l’État ukrainien et au travers de ses politiques publiques. Cette disqualification, dont les exemples sont nombreux, est l’une des manifestations de ce que le conflit fait à la société ukrainienne. On voit ainsi le Ministère de l’intérieur attribuer la hausse de la criminalité aux migrants forcés. On voit aussi le Ministère des affaires sociales entretenir le soupçon sur l’ensemble des déplacés, les accusant collectivement de profiter de la générosité de l’État, en touchant des allocations ou pensions de retraite, tout en faisant la navette entre territoires loyalistes et séparatistes ou encore en résidant de façon permanente dans ces derniers. Cette catégorisation des déplacés internes se traduit par  la multiplication des dispositifs de vérification de leur séjour effectif sur les territoires sous contrôle de Kiev. Elle a pour conséquence le déni de droits à de nombreuses personnes en détresse. Cette disqualification est préjudiciable pour le vivre ensemble, surtout pour un pays toujours engagé dans une épreuve de guerre.

Vous abordez également la question des bénévoles ukrainiens. Est-ce que, selon vous, cette mouvance spontanée, tout à fait efficace, nie l’Etat (en prenant charge des problèmes réels) ?

À partir du travail de deux initiatives de bénévolat à Kharkiv — « Station Kharkiv » qui prend en charge l’accueil des déplaces internes et « Sœur de la miséricorde » solidaire des militaires blessés —, je montre comment les bénévoles agissent en parallèle de l’État et le remplacent même à bien des égards, participant ainsi à la redéfinition du périmètre de l’intervention étatique. Je raconte aussi avec beaucoup d’empathie comment les bénévoles se dévouent tout entiers, en négligeant totalement les autres facettes de leur vie sociale.

Je suis cependant aussi consciente des limites que ces formes de bénévolat présentent dans leurs relations à l’État. Le bénévolat n’est ainsi qu’une action de remplacement de l’action publique, la gestion de l’urgence absolue et non un effort de réformes structurelles. À cet égard, seule cette expérience d’ « infiltration des bénévoles » au Ministère de la défense, qui se prolonge aujourd’hui sous forme de « Bureau des réformes » et que je présente dans le dernier chapitre de mon livre, se démarque par une coopération continue et fructueuse avec l’État. C’est une action de l’intérieur même de l’État et non en parallèle de celui-ci qui a déjà produit des résultats sensibles : amélioration des approvisionnements, mise en place des procédure d’achat électronique pour les appels d’offre publics, réforme du système d’évacuation des blessés de la zone de conflit, etc. Mais l’œuvre réformatrice est importante et beaucoup reste à faire.

Vous décrivez l’histoire d’une famille déchirée par la guerre. Est-ce que cette histoire de deux frères serait une clé de lecture pertinente pour le conflit actuel (comme une guerre fratricide ?) ou plutôt s’agit-il d’une exception ?

Cette histoire n’a pas vocation à expliquer le conflit armé dans le Donbass ou encore à contribuer aux débats quant à sa qualification : guerre fratricide, conflit interne internationalisé ou conflit armé international. Cette histoire fait une lecture sociologique du conflit et de ses effets corrosifs sur les familles et, par delà, sur le vivre-ensemble. Elle raconte ainsi comment les imaginaires opposés de l’Ukraine et de son avenir (au sein l’Union européenne ou en partenariat aves la Russie), les narratifs historiques inconciliables qui sous-tendent le conflit, ainsi que les expériences personnelles de ce conflit ont pu entraîner deux personnes proches, deux frères dans des voies diamétralement opposées. À cet égard, cette histoire n’est pas singulière. J’en ai entendu beaucoup d’autres sur l’incompréhension, l’impossibilité de communiquer, voire même la rupture suite au basculement dans la guerre.