Pourquoi il n’est pas acceptable d’exiger des «concessions douloureuses» de l’Ukraine

Ce texte fait partie d’une initiative du groupe UkraineWorld, qui réunit des journalistes et un grand nombre d’experts de la politique extérieure ukrainienne. Les auteurs expriment leur reconnaissance à Serhiy Sydorenko, Kateryna Zaremba, Daria Gayday, Natalia Popovytch, Konstyantine Kvourt et Natalia Kononenko pour leur aide et leurs conseils durant la préparation de ce document. L’article reflète le point de vue d’un groupe important d’experts ukrainiens.

Les auteurs: Volodymyr Yermolenko, chef des projets européens de l’ONG internationale «Internews-Ukraine» et journaliste de «Hromadske » et Alya Shandra, rédactrice en chef d’Euromaidan Press.


Fin 2016- début 2017, une nouvelle campagne d’information a fait son apparition, une campagne qui avait pour objectif de préparer un terrain favorable à un changement radical du cursus géopolitique de l’Ukraine dans l’avenir. Les activistes de cette campagne insistaient sur la réconciliation avec la Russie, réconciliation que l’Ukraine doit obtenir en renonçant à son choix pro-européen et pro-euro atlantique et en acceptant l’annexion de la Crimée comme un fait accompli.

On peut observer plusieurs signes de ce nouveau discours. Victor Pintchouk, un des plus riches oligarques ukrainiens, a publié une colonne d’auteur dans le Wall Street Journal dans laquelle il exhortait à faire des «concessions douloureuses» sur le chemin de la paix avec la Russie, à abandonner l’espoir d’adhérer un jour à l’OTAN et à l’UE et à geler la question de la Crimée pour les décennies à venir.

En Ukraine, Vassyl Filiptchouk, ancien diplomate et président actuel du Centre analytique ukrainien, a tenu un discours similaire dans son article sur l’Apostrophe. Yuriy Romanenko, blogueur connu, a exposé des arguments sur la «neutralité» de l’Ukraine sur son site Internet Khvylya.

Ces faits encouragent un nombre important de médias à inciter à une réconciliation avec la Russie ou carrément à l’exiger. L’observateur des médias ukrainien, Détecteur Média, a analysé ce nouveau discours qui s’accompagne de fausses pétitions, de sites et d’appels de la classe ouvrière ukrainienne à renouveler les liens économiques avec la Russie.

En outre, le site Internet Correspondant.net a donné la parole à Victor Yanoukovitch, président ukrainien écarté de sa fonction. Dans son blog, Yanoukovitch a donné sa propre «interprétation»  des événements du Maïdan, c’est à dire une conspiration planifiée par l’Occident (plus tard, le blog a été supprimé).

Tout cela suggère l’idée d’une campagne médiatique d’un nouveau type, mise en scène et destinée à influencer l’opinion du public en Ukraine et en Occident et à appeler au retour de l’Ukraine à l’époque de l’avant Maïdan, le retour au rôle de satellite neutre de la Russie, mais cette fois-ci sans la Crimée ,ni le Donbass.  Nous estimons que la réalisation de ce scénario pourrait avoir des conséquences douloureuses non seulement pour l’Ukraine, mais aussi pour les pays occidentaux.  Et voilà pourquoi :

  1. La neutralité n’aidera pas à arrêter une nouvelle agression, mais, bien au contraire, l’encouragera. Les partisans d’un changement radical du cursus de l’Ukraine cités plus haut appellent au retour à un statut de pays non aligné, insistant sur le fait que cela va rétablir l’équilibre géopolitique perturbé. Mais la neutralité ne garantit pas la protection contre une agression si l’État neutre fait l’objet des intérêts géopolitiques de son voisin, ce qui a été le cas en 2014, quand l’Ukraine a été victime de l’agression russe. La neutralité de la Moldavie (inscrite dans la Constitution de 1994) et exigée par la Russie pour résoudre le conflit en Transnistrie ne l’a pas aidé à récupérer la Transnistrie. Le «feu rouge» opposé à la Géorgie concernant son adhésion à l’OTAN en avril 2008 (le Sommet de l’OTAN à Bucarest) ne l’a pas sauvée de l’agression russe en août 2008, mais au contraire, l’a plutôt provoquée. Dans le passé, la neutralité n’a pas aidé la Belgique, le Danemark, les Pays-Bas et la Norvège à éviter l’agression fasciste lors de la Seconde guerre mondiale. Si l’agresseur cherche à atteindre son but, la neutralité ne protège pas, bien au contraire, elle laisse la victime potentielle sans défense.
  1. L’acceptation de l’annexion de la Crimée pourrait déclencher de nouveaux actes d’agression dans le monde entier. L’acceptation de l’annexion de la Crimée, qui constitue une violation flagrante du droit international sous le couvert d’une fausse procédure démocratique, pourrait ouvrir la boîte de Pandore. La conséquence de ces actions serait un certain nombre d’annexions et d’interventions illégales dans de nombreuses autres parties du monde, qui transformera l’ordre mondial en un château de cartes. Un bon exemple de ce qui arrive quand on laisse faire l’agresseur est l’ «Accord» de Munich et l’annexion de Sudètes en 1938.
  1. Les «concessions douloureuses» peuvent mener à de nouvelles tensions et à l’instabilité dans la région. – Si le scénario des «concessions douloureuses» se déroulait en Ukraine, il causerait une vague de protestations à l’intérieur du pays. Les sondages prouvent que la grande majorité de la population ukrainienne soutient l’adhésion à l’OTAN (44% estiment que ceci est «la condition principale» de la sécurité de l’État, contre 26% qui soutiennent le statut neutre de l’Ukraine) et seulement 22,5% des citoyens sont prêts à accepter la paix à n’importe quelles conditions. Il est fort probable qu’une grande partie de la population du pays considèrerait les «concessions douloureuses» comme une «reddition douce. Cela affaiblirait considérablement la position du pouvoir ukrainien actuel et renfoncerait la position des partis d’extrême-droite et des nationalistes, ce qui conduirait à une tension grandissante sur tout le territoire de l’Ukraine et à l’augmentation de l’instabilité intérieure. Si les pays voisins décidaient de réagir à l’augmentation de l’instabilité par une intervention militaire, cela pourrait se transformer en début de guerre à grande échelle sur le continent européen.
  1. L’adhésion à l’OTAN renforcerait la capacité de défense de l’Ukraine et lui permettrait de combattre avec ses propres forces l’agression russe. – Même une simple coopération avec l’OTAN apporte déjà des avantages réels à l’Ukraine. Son armée se modernise et est mieux préparée à la lutte contre l’agression russe dans le Donbass. Cela permet à l’Ukraine de combattre l’agression avec ses propres moyens, sans aide militaire extérieure.
  1. Sans l’incitation provoquée par la perspective d’une adhésion à l’UE, les réformes ukrainiennes feront marche arrière. – Les idéologues des «concessions douloureuses» affirment que l’Ukraine doit renoncer à son ambition d’adhérer à l’Union Européenne. Cependant, la perspective de l’adhésion à l’Union Européenne a été le moteur principal des réformes en Ukraine. Abandonner le rêve européen signifiera pour l’Ukraine l’arrêt des réformes et la destruction de l’orientation clé. Sans la pression exercée par les normes et pratiques européennes, l’Ukraine restera un Etat oligarchique féodal sous influence russe. Au contraire, une Ukraine démocratique et prospère pourrait promouvoir la démocratisation de la Russie et limiter la propagation de l’autoritarisme.
  1. Le fait de céder aux caprices de la Russie l’a déjà poussée à continuer l’agression. – Les appels au compromis avec la Russie ne prennent pas en compte les règles du jeu du Kremlin. Il joue selon les règles de la «zoopolitique». Le Kremlin considère les pays comme des animaux qui se battent pour survivre et c’est le plus fort qui gagne. Le fait que l’Occident a fermé les yeux sur la violation flagrante du droit international par la Russie en Géorgie a encouragé Poutine à agresser l’Ukraine. Si l’Occident cède l’Ukraine, cela encouragera la Russie à continuer son agression vers les autres pays.
  1. La Russie n’a jamais respecté les accords précédents. – Les idéologues des concessions de la part de l’Ukraine insistent sur le fait que l’Ukraine doit signer un nouvel accord avec la Russie qui garantirait la sécurité pour l’Ukraine. Cependant, rien ne garantit que la Russie, un pays qui a bafoué le Mémorandum de Budapest (qui garantissait la sécurité de l’Ukraine après la restitution des armes nucléaires), les accords d’Helsinki et la Charte de l’ONU, respecte sa parole dans l’avenir.
  1. Les «concessions» excluent la souveraineté et l’intégrité territoriale de l’Ukraine. – Le mantra de l’Occident après l’agression russe de 2014 réitère le respect global de «la souveraineté et l’intégrité territoriale» de l’Ukraine. Par contre, les partisans des «concessions douloureuses» renoncent à l’intégrité (accepter l’annexion de la Crimée) et à la souveraineté (laisser Kiev sous influence russe).
  1. Ce n’est pas la victime qu’il faut forcer à changer, mais l’agresseur. – Les partisans des changements radicaux insistent sur le fait que l’Ukraine doit changer. Mais ils ne disent rien à propos des changements et des concessions que la Russie doit faire en tant que pays responsable de la déstabilisation de l’Ukraine. De son côté, la Russie nie être une partie du conflit en Ukraine et se surnomme elle-même «tierce partie». Le paradoxe de la situation est que cette «tierce partie» exige des concessions comme une partie à part entière du conflit.
  1. Tout plan de paix prévoit des dédommagements. – Tout le monde reconnaît que la Russie est le pays qui a annexé la Crimée et soutient les séparatistes dans le Donbass. Dans ce cas-là, elle porte la responsabilité du déclenchement de la guerre, plus exactement, la responsabilité financière pour les pertes causées par la guerre. Les défenseurs d’un changement de cap radical taisent cette question.

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Le respect pour l’Ukraine est très important pour le monde stable. La réponse de Kostiantyn Yeliseev, chef adjoint de l’administration présidentielle à l’article de Victor Pintchouk dans Wall Street Journal.

Un scénario suicidaire pour l’Ukraine. Dans son article pour le journal américain The Wall Street Journal, l’oligarque ukrainien Victor Pintchouk a exprimé sa vision de l’avenir de l’Ukraine et de sa réconciliation de l’Ukraine avec la Russie. L’UCMC analyse ce plan de la «capitulation douce » pour l’Ukraine.

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photo:gorozhanin.com.ua