Menu

Les femmes et les enfants face à la guerre

Discours de Tetyana Ogarkova, maître de conférences à l’Académie Mohyla à Kyiv, responsable du département international à Ukraine Crisis Media Center à la XXXVe SESSION de l’Assemblée régionale Europe (ARE) de l’Assemblée parlementaire de la Francophonie:

Athènes, 6 et 7 novembre 2023.

Mesdames, Messieurs,
Ayant pour sujet le destin des femmes et enfants ukrainiens face à la guerre que la Russie
mène contre l’Ukraine depuis février 2022 , je devrais vous parler des chiffres.
Du nombre d’enfants tués, blessés, déplacés, kidnappés. Je devrais évoquer des
statistiques des femmes violées et torturées, veuves, séparées de leurs enfants mais aussi
amputées de leur avenir. Je devrais mentionner le nombre de civils ukrainiens déprivés
d’eau, de gaz, de chauffage mais aussi de travail, d’enseignement, de soins médicaux, des
activités extra scolaires pour leurs enfants. Bref, de tout ce qui constitue une vie normale.
En tant que journaliste, je maîtrise certains de ces chiffres. Mais je suis aussi citoyenne,
mère de trois enfants moi-même, membre de PEN Ukraine et volontaire. Et c’est dans ses
capacités-là que je me déplace, d’une manière très régulière, dans des zones déoccupées
et exposées au danger des combats. Je vais donc d’abord évoquer quelques noms et
quelques histoires dont j’ai une expérience personnelle.

Un garçon. Il s’appellait Serhiiko. il est né à Vilniansk, une ville de 15.000 habitants à 30
minutes de route de Zaporizhzhia, au sud de l’Ukraine. Il était le 4 ème enfant dans sa
famille. Le 23 novembre 2022, durant la nuit, au moment où il dormait dans son petit lit dans
la maternité, il a été tué. Il avait 2 jours seulement. 3 kilos de cette nouvelle vie ont été
anéantis par un missile S-300 qui pèse une tonne et demie. Nous nous sommes rendus à
Vilniansk et avons visité cette maternité – ce qui reste de cette maternité, с’est-à-dire des
ruines. Nous avons aussi parlé à des locaux. C’était une frappe russe ciblée contre l’hôpital
qui ne présentait aucun signe de présence militaire.

Une fille. Elle s’appellait Rita, elle avait 8 ans. Elle habitait dans le village Bezrouky de la
région de Kharkiv, dans le nord-est de l’Ukraine. Le 22 juin 2022, un beau jour d’été
relativement calme, elle lisait son livre dans la cour de sa maison. Elle a été tuée par une
bombe à fragmentation, qui avait aussi tué sa tante. Nous sommes allés à ce village et
avons rencontré sa grande-mère, qui avait perdu, ce jour-là, sa fille et sa petite fille. Elle
nous a montré l’escalier de la cour où Rita était assise avec son livre. “J’ai essuyé le sang de
mes enfants ici”, nous a-t-elle dit. C’est douloureux d’entrer dans la chambre d’enfant avec
des livres, jouets, photos d’anniversaire et dessins et savoir que cet enfant n’y est plus et n’y
sera plus jamais.


Elles étaient jumelles de 14 ans, elles s’appelaient Anna et Ioulia, elles étaient de
Kramatorsk dans la région de Donetsk, à l’est de l’Ukraine. Leur mère, médecin
chirurgienne, travaillait à l’hôpital local. Le 27 juin 2023 les deux filles sont sorties pour
manger une pizza. Elle ont été tuées par un missile russe de type Iskander dans le
restaurant “Ria Pizza”. Nous connaissons bien l’endroit, où nous y avons souvent mangé
lors de nos voyages volontaires et de documentation à l’est du pays.


Leur mère était désespérée: elle voulait enterrer ses deux jumelles en robes de mariées,
mais elle ne trouvait pas de robes. Personne ne se marie dans une ville à 30 km de la ligne
du front. Notre amie, écrivaine Viktoria Amelina, était aussi dans ce restaurant ce jour
tragique. Sévèrement blessée à la tête, dans le coma, Viktoria a été transférée à l’hôpital à
Dnipro. Avec une poignée d’amis, nous nous sommes rendus à Dnipro, et avons passé des
heures à côté de son lit d’hôpital, en espérant l’impossible. Viktoria a succombé à ses
blessures le 1er juillet 2023. J’ignore donc si la mère d’Anna et Ioulia a pu retrouver des
robes blanches pour enterrer ses filles. Nous étions trop occupés à chercher une robe pour
Viktoria afin de transporter son corps à Kyiv et à Lviv, pour l’enterrement. Viktoria, elle,
préférait les robes noires.

Elle avait 37 ans et elle devait aller à Paris avec son fils adolescent, avec une bourse de
Columbia University, pour terminer son livre sur la guerre où elle parlait des femmes. Ce
livre qu’elle écrivait en anglais s’intitule “Looking at Women looking at War” et nous ferons
tout notre possible pour que le livre soit publié, même après sa mort.
Derrière ces visages: Serhiiko, Rita, Anna et Ioulia, il y a plus de 500 enfants tués; presque
1200 blessés. Ce sont uniquement des chiffres pour les territoires contrôlés par l’Ukraine.

On ignore le nombre exact des enfants et de femmes tuées dans les territoires occupés. A
Marioupol seul, une ville assiégée et martyrisée au printemps 2022 dont on ne parle plus
dans les médias, 130 000 milles corps ont été signalés dans les morgues locales.
Les enfants ukrainiens ne sont pas uniquement tués et blessés, ils sont aussi kidnappés et
déportés. La Russie occupe les territoires où, avant leur invasion, il y avait 1 million de
mineurs, c’est-à-dire, des enfants de moins de 18 ans. Les médias russes mentionnent
ouvertement 744.000 enfants ukrainiens déplacés. Le chiffre est monstrueux. C’est une
pratique génocidaire qui avait fait la Cour pénale internationale à émettre des mandats
d’arrêt contre le président russe Vladimir Poutine et la commissaire aux droits de l’enfant en
Russie, Maria Lvova-Belova. L’Ukraine a déjà vérifié 19.500 dossiers d’enfants déportés.
386 d’entre eux ont pu retourner chez eux, grâce aux efforts de l’État Ukrainien, des familles
et de différentes associations.

Après leur retour en Ukraine, ces enfants témoignent. Ils témoignent de la séparation forcée
de leur parents, de l’intimidation, de l’éducation patriotique, de la militarisation, parfois des
tortures.


Il y a aussi la migration à l’étranger. Selon les chiffres officiels du Ministère de l’intérieur, 8
millions d’ukrainiens sont partis à l’étranger, ce qui représente 20 % de la population de
l’Ukraine. En vigueur de la loi martiale, les hommes âgés de 18 à 60 ans, sans quelques
exceptions, ne peuvent pas quitter le territoire. Parmi ces 8 millions, il y a surtout des
femmes et des enfants. Certains enfants durant la première année de la grande guerre ont
suivi le programme scolaire ukrainien en même temps que le programme scolaire de leur
pays d’accueil. Ils le font de moins en moins durant cette deuxième année de la grande
guerre. Chaque année de plus de cette guerre les fait oublier leur langue, leur pays et
éloigne la possibilité du retour.

Les femmes avec enfants, je les rencontre souvent dans les trains polonais. Durant la
première année de la grande guerre, elles voyageaient avec des grandes valises. Grands
départs, grands retours. Aujourd’hui, elles voyagent avec des bagages à main. Elles se sont
installées dans des pays européens et ne viennent en Ukraine qu’en courte visite familiale.
J’ai rencontré deux de ces femmes lors de mon chemin de Kyiv vers Athènes, hier. L’une
d’entre elles a dit une phrase qui m’a semblé extremement lucide et juste. Elle a dit: “toute
l’année dernière nous vivions grâce à l’espoir. Aujourd’hui, nous vivons, tout court”.
Entre les enfants volés par la Russie et ceux poussés à partir à cause de l’agression russe,
l’Ukraine perd son avenir. Sans enfants il n’y aura pas d’avenir.


On nous a dit que Rita, cette fille de 8 ans tuée à Bezrouky, était une élève exemplaire. Il y
en a, en Ukraine, des élèves exemplaires. Et de moins exemplaires, bien sûr, aussi.

Avant l’invasion russe, y avait 4 millions d’élèves en Ukraine répartis dans 13 milles écoles.
Aujourd’hui plus de 3 milles écoles sont endommagées par des bombardements russes dont
plus de 300 sont complètement détruites. Un tiers de toutes les écoles n’accueillent pas les
élèves en présentiel en raison de sécurité. Les enfants ont une éducation en ligne qui, elle
aussi, est perturbée lors de coupures d’électricité et d’internet à cause des attaques russes.
Ainsi, le droit à l’éducation est cruellement violé par la guerre. Nos enfants se retrouvent
directement, en chair et en os, à l’intérieur d’une leçon de l’histoire qu’ils sont de train
d’apprendre en survivant à l’horreur de la guerre.

Cette leçon est amère. Cette leçon porte sur le fait que l’histoire n’est pas linéaire et qu’on
peut voir, au XXIè siècle, une guerre cruelle, une famine, un génocide. Cette leçon porte
aussi sur l’incapacité du monde démocratique d’arrêter et de punir le pays agresseur qui
viole le droit international, menace par l’arme nucléaire, prolifère des mensonges et continue
à tuer, tous les jours.


Il ne s’agit pas d’un pays qui serait une puissance globale. Il s’agit d’un pays avec un PIB
comparable à celui d’un pays européén d’une taille moyenne. Ce n’est pas seulement par
ses ressources inépuisables qu’il est capable de continuer son agression. C’est aussi grâce
à la complaisances des uns et l’indifférence des autres qu’il tient encore debout.
Mais revenons au sujet des écoles. Sans école, les familles partent. Elles abandonnent leur
villes et villages. Les régions entières se vident.

C’est exactement ce que recherche la Russie dans son agression contre le pays voisin.
c’est le dépeuplement des territoires. Et elle va y arriver, si nous n’agissons pas.
Beaucoup de femmes ukrainiennes le comprennent. C’est pourquoi elles s’engagent dans
l’armée. Plus de 50 000 femmes combattent dans l’armée ukrainienne actuellement.
Iryna Tsvila, notre amie, vétéran de la première phase de cette guerre dans des années
2014-2015, a été démobilisée. Elle cultivait des roses dans son jardin à Brovary mais elle
s’est ré-engagée le 24 février 2022. Elle est tombée au combat 2 jours plus tard, en
défendant Kyiv, notre capitale.


Yaryna Chornoguz, notre ex-étudiante à l’Académie Mohyla de Kyiv, poète, âgée de 27 ans,
mère d’une fille. Elle est dans l’armée depuis 2018. Aujourd’hui, elle manie des drones et
s’occupe des évacuations des soldats blessés à Kherson – ville qui avait connu l’occupation,
les bombardements et l’inondation après les russes ont fait exploser le barrage à Kakhovka.
On l’a revu lors de notre récent voyage, il y a une semaine. Si elle se bat, au lieu d’écrire des
livres et participer à des festivals littéraires, c’est pour assurer le meilleur avenir à sa fille.
Lesia Litvinova, réalisatrice de films documentaires, 47 ans, mère de 5 enfants, s’est d’abord
engagée comme bénévole à aider les populations déplacées, encore en 2014. Depuis
février 2022, civile dans son parcours précédent, elle est dans l’armée. Comme plusieurs
autres femmes de l’Ukraine, elle comprend la responsabilité historique de notre génération
pour assurer l’avenir de nos enfants.

C’est pour protéger les femmes et les enfants que l’Ukraine demande à ses partenaires, des
systèmes de défense anti-aérienne et des armements pour libérer ses territoires, pour que la
vie puisse revenir là-bas. Vu de l’Ukraine, c’est une guerre pour la vie. C’est une guerre de
défense, une guerre de libération, une guerre légitime, c’est une guerre où si on s’arrête de
se battre, il n’y aura plus d’Ukraine. Autrement, la population civile restera l’otage de
l’occupant, et toutes les régions frontalières seront dépeuplées.


L’Ukraine, ce grand pays au cœur de l’Europe, pourrait devenir un désert humain.
Il est urgent de reconstruire, et de construire aussi. Il y a 5 millions d’Ukrainiens qui se sont
déplacés à l’intérieur du pays. Ils ont besoin de logements, d’écoles, d’infrastructures.
L’économie ukrainienne peut et doit marcher. Aujourd’hui on peut reconstruire une école en
40h, ce qui était démontré par un entrepreneur français Jean-Christophe Bonis, fondateur
de Team4Ua. Il a construit cette école à Lviv, l’ouest de l’Ukraine. On peut le faire dans
d’autres régions qui accueillent des populations déplacées, maintenant. On peut le faire
dans les régions détruites, après la libération.

Les femmes ukrainiennes seront là pour aider. Elles assurent l’éducation, elles font tourner
l’économie, elles s’engagent dans le volontariat, elles travaillent dans les administrations,
dans les hôpitaux, elles s’occupent de la culture.

Et puis, ce sont des femmes qui témoignent. Quand nous venons dans les territoires
déoccupés, nous y retrouvons surtout des femmes. Des femmes qui parlent. Elles apportent
du borchtch, des photos, elles pleurent, elles perturbent tout le timing du voyage en nous
retenant trop longtemps, et elles parlent. Il nous faudra des femmes qui parlent, pour le
tribunal qui mettra la fin à l’impunité de l’agresseur.


Viktoria Amelina, notre amie, écrivaine de 37 ans, tuée par un missile russe à Kramatorsk,
collectait des témoignages des femmes dans les territoires déoccupés. Elle le faisait pour
l’organisation Truth Hounds. Je lirai donc, pour terminer mon discours, un de ses poèmes
“documentaires” traduit par mon collègue français, Alexis Audonnet. Ce poème s’intitule
“Témoignage”.

Dans cet endroit étrange, seules les femmes témoignent.


L’une me parle d’un enfant disparu,
Deux parlent de ceux torturés dans la cave,
Trois disent qu’elles n’ont pas entendu parler de viols, détournent le regard,
Quatre évoquent les cris venant du poste de commandement,
Cinq parlent de ceux abattus dans les cours,
Six disent quelque chose, mais on ne peut rien discerner,
Sept continuent à compter à haute voix les réserves de nourriture,
Huit affirment que je mens et qu’il n’y a pas de justice,
Neuf parlent entre elles en se rendant au cimetière.
J’y vais aussi, car je connais déjà tout le monde ici,
Et tous ses morts sont mes morts,
Et toutes les survivantes sont mes sœurs.
Dix parlent d’un homme survivant,
Lui aussi a été emmené,
Il pourrait être un témoin.
Je frappe à sa porte,
Mais c’est sa voisine qui ouvre,
Elle parle pour lui :
“C’est seulement une illusion, qu’il ait survécu.
Va, parle aux femmes.”

Poème “Témoignage”. Viktoria Amelina, tuée le 27 juin 2023. Mémoire éternelle.

Merci de votre attention.