Quel moment historique l’Europe traverse-t-elle en 2025 ? Quel changement pour le leadership américain aujourd’hui? Et quelle place pour la France dans l’autonomie de l’Europe face à l’investiture de Trump? Nous rencontrons Frédéric Petit, député des Français établis en Allemagne, en Europe centrale et dans les Balkans pour en discuter. Frédéric s’est rendu à Kyiv à l’invitation du Kyiv Security Forum.
Bonjour Frédéric, vous êtes député à l’Assemblée nationale, et ce n’est pas la première fois que nous nous retrouvons ici à Kyiv. Aujourd’hui, nous sommes en mai 2025, la grande invasion russe dure depuis plus de trois ans et demi. A quel moment historique, selon vous, nous trouvons-nous dans cette guerre que la Russie mène contre l’Ukraine ?
Je crois effectivement que nous vivons un moment historique, de plus en plus visible. Depuis trois ans, je dis — et je vous rappelle que j’ai pris la parole dès le 24 février 2022, l’un des premiers dans l’hémicycle à Paris — que ce n’est pas seulement une guerre d’agression, ni une guerre de territoire. C’est une confrontation entre deux modèles : démocratique ou non démocratique, avec des exemples très concrets.
Ce que l’on observe aujourd’hui, depuis l’investiture de Trump, rend cela encore plus clair. On assiste à une forme de clarification des enjeux. De plus en plus de gens comprennent enfin de quoi il s’agit.
Effectivement, je pense que cette confrontation est historique. Je le pense depuis trois ans, et même depuis bien plus longtemps, il s’agit d’un affrontement entre un modèle impérialiste — où la langue est une prison, où les frontières ne sont pas reconnues — et un modèle fondé sur la réconciliation nationale, que nous portons.
Il est clair, pour moi comme pour beaucoup, que la Russie ne veut pas de cessez-le-feu. Cette réalité devient évidente pour tous.
Il y a une forme de tétanisation. On réalise que, oui, c’est bien une confrontation historique. Il ne s’agit pas d’un simple conflit de frontières entre deux peuples plus ou moins anciens. Il s’agit de deux visions du développement de la société internationale au XXIe siècle, qui s’opposent. Et nous, nous sommes les agressés.
Vous avez mentionné l’investiture de Donald Trump. Nous constatons également un changement géopolitique majeur qui concerne, évidemment, tout aussi bien l’Europe, puisque nous voyons en fait que cette approche qui était en vigueur depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, cette approche qui consistait en la stabilité de cette solidarité euro-atlantique, les structures de l’OTAN, la défense collective, traduite par la présence américaine en Europe, devient beaucoup moins évidente aujourd’hui.
Et donc, il y a aussi le désintérêt des États-Unis pour cette guerre que la Russie mène contre l’Ukraine. Cela met beaucoup plus de responsabilité sur l’Europe. Comment est-ce que cela est vécu à l’intérieur de l’Europe, et notamment à l’intérieur de la France ?
Je crois que la position de la France est une position extrêmement intéressante, puisque notre mouvement de balancier est moins fort qu’ailleurs. Je vais m’expliquer. La France a toujours été alliée des États-Unis, a eu une histoire avec l’OTAN qui n’a pas toujours été la même que celle de nos autres partenaires, comme l’Allemagne et les pays situés à l’Est, en particulier au moment du Général de Gaulle, qui a toujours tenu à avoir ce qu’on appellerait aujourd’hui une souveraineté propre — pas contre, mais propre, en parallèle.
Et je trouve qu’aujourd’hui, c’est intéressant, parce que quand on regarde les déclarations depuis un mois, je trouve que la France est peut-être parfois maintenant moins critique des États-Unis et de l’OTAN que certains pays qui étaient extrêmement américanophiles avant, et qui, tout d’un coup, reviennent en disant “on est tout seuls”. Et donc je trouve que la France a une forme de stabilité, liée au fait que nous n’avons jamais fait le choix d’abandonner notre souveraineté.
Et je pense que c’est bien et je ne dis pas ça en disant : «nous, on ne s’est pas trompés». La France s’est parfois trompée. Mais c’est bien parce que cela prouve la complémentarité des différentes nations européennes, de leur destin politique et de leur destin géopolitique. Je trouve qu’il y a une très grande complémentarité.
Aujourd’hui, à l’heure où nous parlons, le premier traité bilatéral franco-polonais est signé à Nancy. Aujourd’hui, avec une composante défense, une composante culture. Cela fait 40 ans qu’il n’y avait rien eu. Parce qu’au début, c’était trop tôt ; après, c’était trop tard. Et là, nous reconnaissons et nous affirmons que nous sommes dans la même famille. C’est aujourd’hui, et c’est très bien.
Et à mon avis, c’est un signe que les positions peuvent être différentes. C’est sûr que les Américains ont un regard sur la protection américaine, sur la relation avec les États-Unis, sur la relation avec l’OTAN, qui n’est pas celui de la France. Mais il y a un équilibre global, même chose avec l’Allemagne. Je pense que l’Europe s’est réveillée, l’Europe a compris, l’Europe fait des choses qui sont intéressantes aujourd’hui, en particulier, en termes d’utiliser les bons mots.
J’ai pris la parole hier au forum avec deux Américains. Et à un moment, la question s’est posée: comment pourrait-on faire pour vendre à Trump l’intérêt qu’il aurait à aider l’Europe?
J’ai dit: «Mais je n’ai pas envie de vendre à Trump cette idée-là, il doit la comprendre. » Et depuis l’investiture de Trump, c’est ma vraie inquiétude.
L’inquiétude que j’ai, c’est que je suis un démocrate, je suis quelqu’un qui pense que les citoyens doivent être là, doivent comprendre. Je ne suis pas pour que les élites soient coupées du monde. Mais tout de même, quand on confie les clés du camion à quelqu’un, il faut qu’il ait un niveau de compréhension de ce qui se passe, qui soit à la hauteur. Et je ne suis pas sûr que la nouvelle administration américaine ait une compréhension suffisante des enjeux complexes du XXIe siècle dans toutes les régions du monde.
On a tous ces doutes. Mais ces doutes deviennent une véritable angoisse quand on se retrouve à Kyiv, parce qu’on se dit qu’on a déjà vécu cette expérience: l’arrêt du renseignement militaire, et de l’aide militaire votée encore sous Biden, c’était au début de mars 2025. Ce moment-là a été vécu ici, en Ukraine, comme une trahison.
On peut se dire qu’il y a un certain degré d’autonomie, notamment pour la France. Ça ne fait pas débat, ça fait partie de l’héritage du Général de Gaulle, y compris pour le nucléaire. C’est un cas de figure tout à fait particulier, avec la Grande-Bretagne et la France seules, en Europe, qui sont des pays nucléaires. Mais quand on se retrouve dans cette situation de dépendance — que ce soit pour les systèmes Patriot, pour les missiles Patriot, pour les renseignements — on se trouve face à ce sentiment de trahison américaine, qui est un sentiment très répandu en Ukraine.
Moi, j’étais en Ukraine à ce moment-là, j’étais ici il y a quelques semaines. Oui, je l’ai ressenti, surtout parce que je ne suis pas resté uniquement à Kyiv, j’ai beaucoup circulé. C’était l’expression d’un sentiment de trahison. Oui, je crois que le mot n’était pas trop fort.
C’est ça que j’ai appelé le balancier, et ça me semble intéressant pour l’ensemble des pays européens, qu’à ces moments-là, les histoires nationales soient un peu différentes et qu’on puisse amortir ce sentiment de trahison. Je connais pas mal d’Ukrainiens. Les Ukrainiens ont un caractère solide et affirmatif. Donc c’était très bien que le balancier entre «nous sommes les alliés des Américains» et « les Américains nous ont trahis» soit un peu compensé par d’autres paroles qui étaient nécessaires. Moi, je considère les États-Unis comme mon allié. Aujourd’hui, comme il y a un an, comme il y a dix ans, comme il y a vingt ans, je ne les considère pas comme un allié inconditionnel.
Et en particulier, ce que j’ai essayé d’exprimer hier aussi au Forum sur la sécurité, je crois que l’idée de démocratie est importante. Je crois que ce qui est important, ce n’est pas de discuter du fait que nous sommes les alliés des Américains quand les États-Unis sont en conformité avec leur génie démocratique, on va dire, qui n’est pas tout à fait le même que celui de l’Europe, mais quand ils portent leur démocratie. C’est pour ça que voir un président qui se fait recaler par son propre tribunal constitutionnel pour des décisions absolument absurdes, ça me met un doute sur ce que cela signifie en termes d’alliance. Moi, je suis allié avec les Américains parce qu’ils défendent, avec nous, une autre forme — mais une forme — de démocratie.
Donc, je veux bien être allié avec eux. Mais j’ai une friction depuis très longtemps avec les Américains sur l’extraterritorialité. Je considère que l’extraterritorialité des États-Unis d’Amérique est un scandale. Cela fait vingt ans que je le considère. Je ne vais pas leur faire la guerre, je ne vais pas couper les alliances, mais je crois que ce qui doit nous servir de boussole dans notre adhésion à l’idée d’alliance avec les États-Unis, en tant qu’Européens, ça doit être cette idée de dire: «Nous sommes vos alliés, aussi loin que nous aurons le sentiment que nous défendons ensemble une idée — ou certaines idées, au pluriel — certaines facettes parfois différentes de la démocratie, par rapport à des modèles qui sont des modèles complètement antidémocratiques et qui vont transformer le monde dans une espèce de monde virtuel et de dystopie». Je pense que le système chinois, le système russe, sont des dystopies.
En tout cas, ce ne sont pas des systèmes démocratiques. Évidemment, aujourd’hui, nous constatons des risques qui sont absolument réels pour la démocratie aux États-Unis. Donc nous traversons cette histoire, nous sommes dedans. Et donc, évidemment, la question se pose.
Quand on parle des alliances, les démocraties ne réunissent pas la majorité des habitants de cette planète. Les démocraties, les régimes démocratiques, sont une minorité. Donc la grande question qui se pose aujourd’hui, quand les démocraties se retrouvent sous l’attaque, comment est-ce que les démocraties peuvent être fortes? La réponse a été donnée il y a 80 ans — par en créant des alliances. Mais à l’automne 2025, il y aura des entraînements militaires entre la Russie et la Biélorussie. Et il y a beaucoup de citoyens dans les Pays baltes qui se sentent menacés et qui s’interrogent : est-ce que l’OTAN, comme alliance de défense, sera bien en vigueur et sera en capacité de défendre les Pays baltes en cas d’attaque ? Quelle est votre vision de l’OTAN aujourd’hui?
L’OTAN est en questionnement, c’est une évidence. Je considère que le pilier européen de l’OTAN est quelque chose qui a toujours existé, mais qui a été oublié par certains de nos partenaires — qui disaient : «Après tout, les Américains vont nous protéger. Les Américains vont nous protéger, et puis on leur achète tellement de choses». C’est une question fondamentale de l’OTAN.
J’ai le sentiment que la proposition qui commence à émerger aujourd’hui dans l’Union européenne, qui est de dire: «Nous travaillons sur une base industrielle commune », est importante. C’est-à-dire que nous levons, dans cette base industrielle, un certain nombre de règles commerciales — qui sont bonnes dans l’idéal — mais qui, dans les faits, nous empêchent aujourd’hui d’avancer. En particulier, ce dont l’Ukraine manque pour utiliser à fond sa capacité industrielle de défense, ce sont des capitaux. Ce ne sont pas des usines. Donc tout ça, c’est quelque chose qu’il faut mettre en commun. Alors que nous, c’est un peu l’inverse: nous avons parfois une capacité financière supérieure mais des capacités industrielles physiques qui sont déjà au taquet de ce qu’elles peuvent faire.
Donc, manifestement, la proposition qui est faite en ce moment, dans la réorganisation de la base industrielle de défense de l’Union européenne — et des candidats, je veux dire comme ça, parce que je pense que nous sommes tous déjà dans la même barque — elle est nécessaire à l’OTAN. Comme elle l’a été il y a 80 ans, même si on ne s’en est pas servi jusqu’à présent, ou si on l’a un peu oubliée.
Et puis, ne pas oublier aussi que ce qui a fondamentalement changé — et qui est un échec catastrophique pour Poutine — c’est l’entrée de la Finlande et de la Suède. C’est-à-dire que, tout d’un coup, ces peuples, dont le pouvoir militaire est extrêmement démocratique — sont dans l’OTAN. Et dans l’OTAN, dans la branche européenne de l’OTAN.
Et je ne vois pas l’OTAN pouvoir continuer à fonctionner si la souveraineté industrielle et militaire de l’Union européenne ne se développe pas. Parce que l’OTAN, à ce moment-là, deviendra une sorte de coquille vide, un fantôme.
Je vous rappelle que l’OTAN était censée défendre la frontière estonienne, je crois, avec 105 militaires. Donc, ils n’étaient pas là pour arrêter les forces russes. Ils étaient là parce qu’on disait aux forces russes : «Si tu en touches un, il y en a d’autres derrière». Ce sera considéré comme une agression. Donc c’était un sentiment de sécurité qui reposait quand même sur quelque chose de très fragile. C’était un peu de la com’.
Maintenant, il faut absolument que ça devienne sérieux, que ça devienne réel. Et c’est ce qui, à mon avis, est en train de se passer.
Quand j’ai vu, il y a trois semaines, la première fois que des avions français ont abattu des missiles russes dans le ciel ukrainien, je me suis dit : ça, c’est quelque chose qui a du sens. Ça veut dire: «On n’y est pas encore tout à fait, mais on commence à dire attention, on est là, on est efficaces, on peut le faire».
Et quand on voit ce qui se passe en termes industriels, c’est plutôt réjouissant. Il reste un domaine dans lequel on est encore en difficulté, c’est celui de l’armement, de l’équipement, de l’enseignement — il faut qu’on développe nos propres outils.
Mais je suis plutôt optimiste.
Je me rappelle d’une phrase très intéressante du nouveau commissaire européen à la défense, le Lituanien que nous avons auditionné à l’Assemblée nationale. Il a commencé son intervention avec une phrase d’accroche :
«Je ne comprends pas pourquoi 450 millions d’Européens auraient besoin de 350 millions d’Américains pour battre 140 millions de Russes, qui n’arrivent déjà pas à se débarrasser de 38 millions d’Ukrainiens». Cela montre que c’est uniquement une question de volonté.
Après, il y a un problème de délai. Un problème de temps. Voilà. Et ça, ça m’inquiète. Mais en même temps, je me dis : peut-être que ça peut nous laisser une fenêtre d’opportunité.
J’ai le sentiment de voir émerger une convergence objective d’intérêts entre l’administration Trump et le Kremlin aujourd’hui, pour dire: «On va essayer de ne pas bouger jusqu’en 2028». Faire semblant. Voilà.
Toi, Trump, dans ta politique intérieure, ça te permet de donner l’impression que tu as “réglé” quelque chose. Tu pourras dire: «je n’ai pas tout fait en 24 heures, mais regardez, j’ai obtenu une pause, une forme d’apaisement». Et toi, Kremlin, ça te laisse le temps de souffler, de te reposer, de te réorganiser, tout en ayant l’air de jouer le jeu diplomatique, de dire: «Regardez, je suis ouvert».
Mais comme les causes profondes du conflit ne sont pas traitées, il n’y aura pas d’accord formel. Seulement un ralentissement. Une forme de pause stratégique.
Et ça, c’est un immense problème pour nous. Parce que ça veut dire qu’en 2027-2028, ça redémarre. Et on ne sait pas où ça redémarre, ni dans quelles conditions.
Je le dis à tout le monde. Je l’ai encore écrit dans un article lundi dernier: Lavrov a récemment préfacé un livre académique publié à Moscou qui s’intitule Histoire de la Lituanie.
Ah bon, Lavrov est devenu historien balte?
Dans ce livre, on vous explique qu’on ne peut pas faire l’histoire de la Lituanie sans raconter celle du Bélarus, que la langue lituanienne n’existe pas vraiment, que tout ce qui a été bien en Lituanie vient des Russes, etc.
Encore un “État artificiel”…
Exactement. Donc on voit bien un parallèle avec l’été 2021, avec le discours de Poutine sur l’unité historique des peuples ukrainien et russe. Vous vous souvenez de cet article, en juillet. Et six mois après: l’invasion.
Là, on a un livre. Et en parallèle, des entraînements militaires prévus en Biélorussie. Donc on ne peut pas ne pas faire le lien. On est obligés de regarder ça comme un signal inquiétant. Ce scénario d’attente — cette forme de pacte tacite autour de l’inaction jusqu’en 2028 — est très préoccupant, car il pourrait aboutir à une reprise brutale.
Mais, paradoxalement, cela peut aussi être un moment à utiliser de notre côté. Ce que je vois en Ukraine aujourd’hui — dans les régions, dans la société civile, chez les responsables politiques, dans l’administration, dans l’industrie — c’est une activité intense. Épuisante, certes. Mais persistante.
Avec des gens qui tiennent. Qui avancent.
Malgré toutes les négations, tous les faux-semblants, l’agresseur, c’est-à-dire la Fédération de Russie, ne montre absolument aucune volonté de s’arrêter. Il y a bien eu plusieurs suggestions de trêves, de cessez-le-feu après 30 jours, etc. Mais sur le terrain, ce qu’on constate, c’est que l’armée russe pousse dans toutes les directions. Les frappes continuent, les alertes aériennes ne cessent pas. La guerre continue.
Et cette manière de négocier tout en poursuivant les hostilités, c’est exactement l’approche russe : profiter de chaque pause, de chaque ambiguïté, pour gagner du terrain.
Et je suis très clair là-dessus. Il faut oser dire ce qu’on voit. Il faut oser voir ce qu’on voit. C’est une phrase très forte de Charles Péguy, un des penseurs démocrates français, qu’on cite beaucoup en ce moment. Il disait : « Il faut oser dire ce que l’on voit». Mais il ajoutait: «Il faut surtout oser voir ce que l’on voit»
Et ce qu’on voit, c’est que la Fédération de Russie n’a pas envie de négocier. C’est une évidence. Il faut arrêter de se raconter des histoires, de dire « oui, mais peut-être, mais quand même, ils ont laissé entendre que… ». Non. Ils n’ont pas envie. Ils veulent continuer à frapper. C’est tout.
On ne peut pas prétendre qu’ils veulent la paix quand, dans les campagnes ukrainiennes, on voit des gens descendre des abris — pas à cause d’une alerte — mais parce qu’ils sont directement bombardés. Des villages entiers à des kilomètres du front. Organisés, équipés, parce que les frappes russes les visent délibérément.
Quand vous dites qu’il faut voir ce qu’on voit, ce qu’on voit aujourd’hui, c’est aussi cette parade de Poutine à Moscou, sur la Place Rouge. Et dans cette parade, ce qui est absolument sans précédent, c’est la présence d’un carré de militaires chinois sur la Place Rouge. On voit aussi la signature de cet accord approfondi entre la Chine et la Russie.
Cette équation devient donc beaucoup plus compliquée, parce que quand on dit que ces 450 millions d’Européens, n’ont pas besoin de 350 millions d’Américains pour battre 140 millions de Russes, on oublie un milliard et demi de Chinois.
Aujourd’hui, on voit clairement cette alliance sino-russe qui s’affirme.
J’ai une analyse à ce sujet. Depuis 2018, j’avais fait un rapport sur les changements géopolitiques liés au changement climatique, et je m’étais intéressé pour la première fois aux relations entre la Chine et l’URSS. Pour moi, j’ai dit dès 2018 que la Russie avait déjà perdu depuis longtemps face à la Chine.
Objectivement, économiquement, militairement, et même géographiquement. Par exemple, toutes les voies ferrées, toutes les infrastructures qui relient l’Arctique à la Chine, passent désormais sous contrôle chinois, en Russie.
Je ne sais pas si vous avez lu ces articles passionnants sur la frontière entre la Russie et la Chine. Il y a 15 ou 20 ans, c’était le côté russe qui dominait économiquement la zone, alors que le côté chinois était plus pauvre — un peu comme Monaco et les quartiers nord de Marseille, où l’un allait faire du shopping chez l’autre parce que c’était moins cher.
Mais aujourd’hui, c’est complètement renversé. C’est le côté chinois qui est beaucoup plus développé, qui a une monnaie plus forte, et qui exploite l’autre côté, le russe, beaucoup plus pauvre. Il y a un lac qui symbolise cette frontière et ce déséquilibre.
Pour moi, tout ce que fait Xi Jinping aujourd’hui avec Poutine fait partie d’une stratégie de «post-victoire ». Xi a déjà gagné.
Pour moi, la Chine domine la Russie, c’est très clair.
Quand on parle de ces exemples, ces signatures d’accords, ces visites officielles, ces discours, là où Poutine et le Kremlin montrent encore un intérêt réel, c’est dans la mise en scène — dans la mise en scène de ces accords, dans la mise en scène par rapport au BRICS, par rapport à l’Occident, pour dire « Regardez, moi, je suis là, je suis puissant ».
Mais objectivement, je pense que Poutine est vassalisé. Par contre, ce qui est évident, c’est que Poutine est très fort pour la mise en scène, pour orchestrer à certaines occasions des moments symboliques, des démonstrations de force.
Par exemple, dans la déclaration commune de Xi Jinping et Poutine, ils ont dit que les deux principaux vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale, la victoire contre les nazis, c’étaient la Russie et l’Asie. Je pense que Poutine accepte d’être dominé sur le plan économique, d’être dominé sur le plan militaire, d’être dominé sur le plan des infrastructures. *
Mais va continuer à demander en retour du symbolique et donc à ce que viennent l’aider sur le symbolique. Donc je crois que le deal entre Poutine et Xi est celui-là: on ne va plus discuter économiquement parce que, de toute façon, c’est vous qui avez les matériaux, c’est vous qui dominez les infrastructures, etc. Et en échange, vous nous aidez et vous acceptez de venir dans notre théâtre d’ombre pour nous aider à donner l’impression qu’on est plus fort que ce qu’on est, voilà. Donc vous défilez avec nous.
Cela n’a qu’un sens symbolique, ça permet au Kremlin de dire : regardez, même la Chine nous aide.
Mais quand on se trouve à Kyiv et qu’on lit cette déclaration où la Chine s’accorde sur le fait, sur la vision russe de cette guerre, ça veut dire que nous n’avons pas uniquement la Russie comme ennemie, mais nous avons devant nous, face à nous, un milliard de Chinois. Je ne parle pas de ces deux soldats chinois qui ont été capturés récemment, et nous savons évidemment tout ce qu’il y a, même s’il n’y a pas de supplément d’armes, mais il y a des composants chinois qui arrivent en permanence en Russie et qui aident leur armée. Nous savons très bien que la Chine aide la Russie à contourner les sanctions occidentales, que de toute manière elle nourrit cette machine de guerre russe. Donc, vu de l’Ukraine, voir que notre ennemi est en train de se dissoudre dans un ennemi beaucoup plus grand, c’est-à-dire la Chine, n’est pas rassurant non plus.
Mais c’est exactement ce que cherche Poutine. C’est pour ça que je dis qu’il y a un côté Poutine metteur en scène de sa guerre, de sa guerre d’information, où il utilise l’image de la Chine. Quand vous dites que la Chine aide la Russie à détourner les sanctions, c’est vrai, mais la Chine y gagne beaucoup. La Chine ne fait pas ça pour aider Poutine. Je dis que la Chine ne joue pas aux échecs, la Chine joue au go. La Chine est toujours dans des jeux de position. Elle va là où les autres ne sont pas. Et une fois qu’elle y est, on ne peut plus la déloger. C’est pour ça que, par exemple, en Afrique, la Chine a une stratégie qui est une stratégie d’achat de terres, de prise de terres et d’installation durable. Ce n’est pas forcément une stratégie de présence technologique ou militaire.
Mais donc, sur ce côté, comment on le voit de Kyiv, c’est exactement ce que veut Poutine. Poutine veut nous faire croire que la Chine est derrière lui, à 1,5 milliard.
En fait, la Chine l’aide à détourner les sanctions, parce qu’en même temps, la Chine a récupéré à très bas prix l’énergie, par exemple, ou un certain nombre d’autres ressources.
Je pense que Xi a eu besoin de peaufiner son accord avec Poutine, sa victoire dure depuis une dizaine d’années. Et que la contrepartie, c’est que Poutine a eu l’occasion, en plus, dans la solennité du 9 mai, etc., de dire: regardez, je suis encore plus costaud que ce que vous croyez. Ce qui, à mon avis, ne signifie pas que la Chine soit un rival. La Chine, ce n’est pas la même forme de danger, je ne pense pas.
Merci beaucoup Frédéric pour cet entretien et pour vos analyses. Gardons l’espoir que les systèmes démocratiques, aussi minoritaires soient-ils dans le monde d’un point de vue global, puissent tenir face à la Chine, à la Russie, et aux autres pays qui bafouent les principes démocratiques.
Comme je dis souvent, je suis trop vieux pour être pessimiste.