Porochenko et Panama Papers: quelle est la réaction des Ukrainiens?

Le 3 avril 2016, le consortium international du journalisme d’investigation (ICIJ), dans le cadre du projet «Panama Papers », a publié une enquête importante sur les schémas offshores de centaines de politiciens, entrepreneurs, sportifs et artistes. Il s’agit de structures obscures qui permettent de dissimuler aux services fiscaux des milliards de dollars. Plus de 400 journalistes de 80 pays pendant 12 mois ont travaillé pour cette enquête. Elle a été réalisée grâce à une fuite d’informations importantes provenant de Mossack Fonseca, une société juridique du Panama, spécialisée dans les offshores. Le journal allemand Süddeutsche Zeitung a obtenu 11,5 millions de documents et les a partagés avec d’autres journalistes.

Le Président Petro Porochenko s’est retrouvé parmi les six chefs d’Etat qui figurent sur la liste des Panama Papers. Malgré toutes les déclarations qu’il a faites, selon l’investigation d’Anna Babinets, «La double vie du Président» sur Hromadske, le Président ukrainien n’a toujours pas vendu ses entreprises et n’a pas transféré ses actifs dans une fiducie. Cependant, il a lancé  la restructuration de ses actifs Roshen, créant ses trois sociétés offshores, dont une, Prime Asset Partners Limited, fondée au cours de l’été 2014,  a été découverte par Panama Papers. Le reportage d’investigation d’Anna Babinets, «La double vie du Président», pour l’émission sur Hromadske

La réaction de la société ukrainienne à cette information a été ambiguë. Elle a provoqué des débats très agités et à divisé la société. Certains ont immédiatement blâmé Porochenko, d’autres ont essayé de prendre sa défense, d’autres encore ont cherché à comprendre et analyser la situation. Contrairement aux Islandais, les Ukrainiens ne sont pas sortis dans la rue pour clamer leur mécontentement et exiger la démission du Président. Néanmoins, cela a provoqué une vrai tempête dans l’espace médiatique ukrainien. Au final, toutes les réactions peuvent être classées en 5 catégories.

«Tolérance zéro : de la condamnation morale jusqu’à la destitution

Une grande partie de la société s’est sentie offensée par le reportage de Hromadske. Cette offensive a été d’autant plus forte que Alina Babinets, journaliste de Hromasdske et auteur de «La double vie du Président», a souligné que Petro Porochenko a créé son offshore au Panama en août 2014. Exactement au moment de la tragédie d’Illovaysk, une opération militaire qui s’est soldée par un échec : suite à une attaque commune des séparatistes et des militaires russes en août 2014, l’armée ukrainienne a été encerclée près de la ville d’Illovaysk, beaucoup de militaires ukrainiens ont péri. Les personnes qui blâment Porochenko estiment qu’il est inadmissible de sortir ses entreprises d’Ukraine au moment où l’Ukraine avait plus que jamais besoin des impôts et de l’attention du Président.

Anatoliy Grytsenko, ancien ministre de la Défense, a écrit sur son Facebook : «Le Président n’a pas le droit moral d’avoir des comptes offshore. Le Président évite de payer les impôts dans son pays. Un pays qui a énormément besoin d’argent. Un pays en guerre. De ce fait, le Président diminue ses impôts grâce les offshores et augmente son bénéfice (en une année de guerre, ses bénéfices ont augmenté de 100 millions de dollars), car il ne paye pas d’impôts dans son pays ».

Yegor Sobolev, député de Samopomitch, partage la même opinion. «Lors de notre guerre pour l’Indépendance, nous avons un Président-charlatan. La seule chose qui l’intéresse c’est de gagner de l’argent par tous les moyens. C’est la raison pour laquelle il était occupé à créer des sociétés offshores au moment où nos meilleurs soldats périssaient dans Illovaysk encerclé. Il faut l’obliger à quitter le poste de président, c’est là l’opinion de la plupart des gens sensés.

Oleg Lyachko, président du «Parti Radical», connu pour son populisme, exhorte à «convoquer immédiatement une session extraordinaire du Parlement, afin d’initier la procédure de destitution du président Porochenko comme prévu à l’article 111 de la Constitution de l’Ukraine».

La justification : « la fiducie » («Blind Trust») existe, les offshores sont une pratique normale

Les avocats de Porochenko, ainsi que certains experts prennent la défense du Président. Les conseillers juridiques de Porochenko justifient la création de la pyramide offshore du président, car «cela correspond à la pratique du marché en Ukraine pour les entreprises destinées à être vendues à des investisseurs stratégiques». Les avocats soulignent  également que Porochenko n’a pas à déclarer ces entreprises, car leurs fonds ne sont pas payés et les parts de Porochenko n’ont pas de valeur nominale.  Ils ont assuré que, après le transfert des paiements de confiance, les bénéficiaires des actifs seront une entité juridique ukrainienne. «Alors tous les impôts seront payés en Ukraine et tous les bénéfices, conformément aux lois et règlements bancaires, resteront en Ukraine », ont déclaré les avocats.

Le 5 avril, le directeur de l’entreprise d’investissement ICU et conseiller juridique de Porochenko, a déclaré que Petro Porochenko avait bien signé un accord de transfert de sa part de «Roshen» à une société fiduciaire le 14 janvier 2016. Une de parties signant le contrat était en effet l’entreprise offshore de Porochenko «Prime Asset Partners Limited».  Vadym Medvedev, conseiller de la société juridique «Avelloum» qui travaille pour Porochenko a assuré que le Président ukrainien a perdu toute son influence sur Roshen.

Les juristes de Porochenko ne sont pas les seuls à justifier la création des offshores. «L’utilisation des offshores est une pratique répandue pour la gestion des flux financiers des grandes entreprises. Il ne s’agit pas seulement d’impôts, mais aussi de la sécurité, ainsi que de nombreux autres risques pour les entreprises. Pour des personnes ordinaires, c’est immoral, mais pour l’économie mondiale c’est une pratique habituelle », a déclaré Olexandre Pashaver, économiste connu.

Selon Taras Kozak, il existe plusieurs raisons pour lesquelles les entreprises ukrainiennes utilisent des offshores. «Une de ces raisons est bien-entendu une faible imposition. Mais la juridiction de l’Ukraine (pour les sociétés exercant leurs activités dans le domaine juridique ukrainien) est si peu adaptée aux opérations internationales et ne semblent pas fiables aux partenaires étrangers, que nos hommes d’affaires doivent s’enregistrer à l’étranger».

La faute des journalistes

Certains experts médiatiques et journalistes estiment que, dans son reportage, Anna Babinets en utilisant le sujet d’Illovaysk présente une information manipulée. Natalya Ligatcheva, rédactrice en chef de «Detektor-média», a accusé les journalistes de Hromadske de manipulations et de violations des standards du journalisme. «Je ne remets pas en cause la partie factuelle de l’enquête, j’espère que tout est authentique. Mais utiliser la tragédie d’Illovaysk est un parallèle manipulateur. Le sujet  est utilisé pour intensifier la pression dans la meilleure tradition des enquêtes sur mesure. Et cela réduit la valeur de cette enquête».

Pas de responsabilité criminelle, mais politique

Un grand nombre d’experts conviennent de la difficulté à prouver juridiquement la responsabilité de Porochenko.  Mustafa Nayem, député ukrainien du «Bloc de Petro Porochenko», propose de séparer les aspects politiques et juridiques du scandale. «Si j’ai bien compris, les documents ne contiennent pas de preuves de crime. L’entreprise n’a pas encore été vendue et il est impossible de prouver le non-paiement des impôts. Il est impossible aussi de prouver l’intention de commettre un délit, car cette affaire serait  liée à l’existence d’une fiducie pour préparer la vente, ce que le Président a promis. Rien ne figure dans la déclaration de revenus, mais conformément à la législation en vigueur, il ne s’agit pas d’une infraction pénale. Donc, il est impossible de lancer une procédure de destitution, d’autant plus qu’il n’existe pas de loi sur la destitution en Ukraine».

Pourtant, le député estime que les dommages sur le plan politique sont inévitables, ainsi que l’atteinte  à sa réputation. «L’aspect politique de cette affaire est beaucoup plus important. Il est facile de prévoir l’amplitude des dommages causés à la réputation d’un chef d’État, dont les entreprises offshores sont gérées par des structures liées aux actifs du président de l’État-agresseur. Et il est facile de prévoir la réaction de la société sur la vente présumée d’un actif sans payer d’impôts en Ukraine. Tout cela exige une évaluation politique et, évidemment, le Président doit s’y préparer».

Alyona Shkroum, député ukrainienne, ayant fait ses études de droit à la Sorbonne et à Cambridge sépare également les responsabilités politiques et criminelles. «Du point de vue juridique, nous ne parlons pas de responsabilité criminelle. Il s’agit plutôt de responsabilité administrative».

Cependant, Alyona Shkroum souligne la responsabilité politique du Président en s’appuyant sur des exemples des pays occidentaux. «Au Canada, un député a perdu son mandat, car il a dépensé 200 dollars de son Fonds de député pour construire une maisonnette pour les oies. En Pologne, un ministre adjoint a dû démissionner, car il n’a pas mentionné dans sa déclaration de revenus une montre suisse d’une valeur de quelques milliers de dollars».