En mars 2020, un livre de reportages sur la Crimée annexée a été publié en Ukraine. Son auteur, Natalia Goumeniouk, journaliste à Hromadske, a effectué 7 séjours dans la péninsule occupée entre 2014 et 2019, c’est sur cette base qu’elle a rédigé son ouvrage. La journaliste a suivi de près le scénario de l’annexion, communiquant à chaque fois avec les familles des prisonniers politiques. Elle a essayé de donner la voix à la « majorité silencieuse » vivant sur la péninsule et de découvrir pourquoi des centaines de toxicomanes meurent en Crimée. Elle a également chercher à comprendre comment se porte l’église ukrainienne de Crimée et de savoir si les Criméens ont encore l’espoir que l’Ukraine rétablisse sa souveraineté sur la Crimée. L’UCMC a interrogé Natalia sur son livre.
Votre livre s’appelle «Île égarée». Pourtant, la Crimée n’est pas une île, mais une péninsule et elle n’a pas été égarée, mais perdue. Alors, pourquoi?
Commençons par l’île. Lors de tous mes voyages, depuis le premier jour de l’annexion en 2014, j’ai un sentiment que la Crimée est dans un isolement total. Elle est isolée de l’Ukraine, mais aussi de la Russie, du monde entier.
Dans notre monde globalisé cette situation est particulièrement marquante, car maintenant tout dans le monde est interconnecté à l’échelle mondiale, même des territoires très éloignés et exotiques. Et voici la Crimée, officiellement proche, mais qui est en réalité un territoire séparé, très éloigné. Dans un monde où il est facile de voyager et de tout savoir, c’est particulièrement paradoxal.
De plus, «vtrachenyi» (en Ukrainien) est quelque chose qui est perdu pour toujours, une grande perte irréversible. J’ai intentionnellement utilisé un autre mot, « zahublenyi » qui signifie quelque chose perdu par accident, dans la confusion, égaré. Surtout aujourd’hui, lorsque nous lisons pour recréer les événements de mars 2014 dont tout le monde semble se souvenir mais ont été un peu oublié, il apparait évident que notre attention s’est déportée de la Crimée et qu’elle s’est “perdue”, pour ainsi dire.
Mais il y a une signification supplémentaire du mot «égarée». Après tout, la Crimée existe factuellement, mais a disparu de nos discours. Nous parlons du Donbass, mais plus de la Crimée. Nous nous remémorons uniquement son existence à l’occasion d’une commémoration ou encore d’une résolution. Mais, globalement, elle est égarée dans l’agenda Ukrainien et international.
En Ukraine, nous parlons beaucoup de la façon dont les choses devraient être. Nous répétons sans cesse: la Crimée, c’est l’Ukraine. Nous y croyons, même pour ceux qui ne pensent jamais à la Crimée, n’aiment pas la Crimée, ne veulent pas de la Crimée, la Crimée est Ukrainienne. Dans votre livre vous ne décrivez pas les choses comme elles devraient être mais comme elles sont. Cette expérience de communiquer avec la Crimée, de s’y rendre après l’annexion, est unique pour les ukrainiens et les étrangers. Les médias étrangers, à quelques exceptions près, ont également rarement visité la Crimée après l’annexion. Pourquoi était-il important pour vous d’aller en Crimée annexée, de prendre des risques et de raconter ces histoires chaque année?
Je suis correspondante à l’étranger, je couvre des conflits, et pour être honnête cette crise je la vie comme une terrible tragédie personnelle. J’ai étudié les conflits au Moyen-Orient, mais ce n’est que lorsque la guerre est arrivée dans mon pays que je l’ai ressentie.
J’ai une double responsabilité en tant que journaliste, je dois maintenant travailler dans mon propre pays. Et c’est terrible quand vous avez toujours pensé que cela se passait dans une périphérie lointaine, dans d’autres endroits où il y a des raisons historiques à cela. Ceci est la première chose.
Deuxièmement, j’ai toujours eu de la peine à témoigner de quelque chose dont tout le monde entend déjà parler. Je sais, par ma propre expérience, à quel point les images rapportées par le journalisme de guerre sont déformées. C’est une énorme tragédie pour le monde.
Les conflits chauds ignorent l’histoire de la violence structurelle et silencieuse contre les gens. J’ai toujours souhaité mettre en lumière ces évènements, tout au long de ma carrière. Cette situation se constate tout particulièrement en Crimée. Tant d’éléments géopolitiques sont avancés dans la conversation sur la Crimée, et si concernant la sécurité humaine. Par conséquent, il s’avère que la Crimée est une histoire emblématique pour le monde, montrant à quel point elle est négligée, on a ainsi le sentiment que l’Occident accepte des sphères d’influence.
Chaque section de votre livre est nommée d’après l’émotion: cela commence par la peur, puis la colère, la déception et enfin l’espoir. Pourquoi ? Comment ces émotions ont-elles émergées? Où avons-nous commencé et où en sommes-nous maintenant ?
J’ai beaucoup aimé le commentaire du journaliste russe Mikhail Fishman à propos de mon livre. Il a dit qu’en Russie, la liberté était réduite progressivement, hachée morceau par morceau, l’histoire de la Crimée raconte comment le territoire a été privé de liberté en un instant. Je ne peux pas dire que nous avons progressivement perdu la Crimée. Au lieu de cela, le monde accepte graduellement cette situation. Le fait que l’ensemble du territoire, qui abrite deux millions de personnes, ait perdu la liberté et la sécurité en un instant est communément accepté comme étant normal.
Dans mon livre, il n’y a pas d’histoire de la Crimée avant l’annexion. J’ai commencé à partir du moment où la péninsule post-soviétique d’Ukraine, cette zone de villégiature incroyablement belle, s’est transformée en une station balnéaire européenne normale. Avec la mer, les plages, les restaurants et toute son industrie.
Maintenant, le monde entier est comme ça. Le tourisme et les voyages sont une industrie clé dans le monde. Nous voyons à quel point il est facile de voyager. En Crimée, un tel potentiel a progressivement augmenté avant l’annexion.
Mais après l’annexion, tout s’est arrêté. C’est maintenant une transition progressive vers une zone militarisée fermée, une zone typique de conflit, gelée comme l’Ossétie, le sud de l’Abkhazie, la Transnistrie, le Haut-Karabakh. Et si d’autres territoires du monde, comme Chypre du Nord, vont dans le sens inverse et des régions moins prospères, comme les pays des Balkans, se reconstruisent progressivement, dans le cas de la Crimée, nous voyons un revers absolu.
Au cours de vos séjours vous avez rencontré de nombreuses personnes. Y a-t-il de l’espoir parmi les Criméens ? Attendent-ils l’arrivée de l’Ukraine, la récupération de la Crimée et leur libération ?
Je suis journaliste. Aucun de nous ne peut prendre la parole pour les autres. Mais mon sentiment est que les gens en Crimée se résigneront à tout pouvoir qui viendra. Ils sont dans une situation d’occupation, ils sont obligés d’obéir à ceux qui ont des armes et du pouvoir, il n’y a pas d’options. Alors maintenant, je dirais plutôt que si tout à coup nous arrivons à un scénario parfait dans lequel la Crimée revient en Ukraine, rien ne se passera, tout le monde l’acceptera.
Nombre de mes amis liés à la Crimée ont acheté le livre, mais ont dit qu’ils ne le liraient pas dans les années à venir car il leur serait très pénible de le lire, principalement à cause du désespoir.
Ce que je veux dire c’est que vous ne savez pas ce que vous pouvez faire. Tant qu’il y a le Kremlin, que Poutine siège et qu’il y a ce régime, on ne sait pas ce qui peut être fait. Vous avez l’impression d’être complètement désarmé dans cette histoire.
Il peut y avoir un sentiment similaire dans les pays occidentaux : il semble que rien ne puisse être fait, alors pourquoi perdre du temps. Mais en même temps, dans certains cas, nous pouvons parler de choses très pratiques qui peuvent être faites en Ukraine ou dans d’autres pays et qui ne peuvent pas être tolérés.
En tant que personne, je n’aime pas cette alternative. Si nous pensons au monde et que cette mauvaise histoire s’y déroule sans que rien ne puisse être fait, cela signifie que nous avons complètement échoué en tant qu’hommes. Il y a beaucoup d’événements critiques et mauvaises dans le monde, or si à chaque fois nous les traitons de cette façon, alors toute l’histoire du développement et de l’évolution n’a aucun sens.
Que devons-nous savoir sur les prisonniers politiques en Crimée ? Il y a eu beaucoup d’histoires. Sur quoi devons-nous insister aujourd’hui ?
Tout d’abord, je dirai que l’histoire de l’emprisonnement de Koltchenko et Sentsov ne doit pas être sous-estimée. Ils ont été arrêtés en mai 2014, ce ne sont pas des Tatars de Crimée. Le fait qu’ils aient ensuite été transportés de la Crimée vers la Russie et enfermés en principe en Sibérie, comme c’était le cas au XIXe siècle ou à l’époque de Staline, est très grave.
Et c’est une histoire révélatrice, chacun peut comprendre pourquoi il n’y a pas de résistance en Crimée et la raison du silence de la population. Cela a été démontré très tôt, au tout début, un mois et demi après l’annexion.
La deuxième histoire est celle des Tatars de Crimée. C’est une nation déportée par Staline car elle a sa propre relation avec Moscou. Soit dit en passant, contrairement aux Tchétchènes et au reste des peuples du Caucase, les Tatars de Crimée n’ont pas été autorisés à retourner dans leur patrie jusqu’à la fin de l’Union soviétique.
Peu de gens comprennent que les Tatars de Crimée sont un exemple de résistance non violente. C’est une tradition du peuple tatar de Crimée et elle est unique. Elle est toute aussi importante pour le peuple tatar de Crimée que, disons, Gandhi en son temps en Inde.
Les autorités russes utilisent aujourd’hui un modèle pour combattre la radicalisation de l’islamisme, comme cela se fait dans le Caucase russe. Il s’agit d’une diabolisation religieuse de la population islamique en Crimée.
Les Tatars de Crimée sont un peuple autochtone, pas une minorité nationale, ce qui est également très important. En outre, aucun acte terroriste n’a jamais été commis en Crimée. Aucun tatar de Crimée n’a jamais commis une seule attaque terroriste. Par conséquent, il est très révélateur de voir comment, en termes religieux, les Tatars sont diabolisés afin de justifier une lutte contre le djihadisme ou quelque chose de similaire.
Les Tatars de Crimée reçoivent des peines de prison de 20 ans. Ils sont jugés pour terrorisme ou extrémisme, pour être condamné, il suffit d’être croyant. Bien qu’en réalité, de nombreux Tatars de Crimée ne soient pas du tout religieux.
La persécution des Tatars de Crimée pour des motifs religieux est très révélatrice. Et cela arrête de nombreux défenseurs des droits humains dans le monde, car ils n’ont pas compris cette situation. Pour les observateurs internationaux, il existe une histoire distincte de radicalisation islamique où beaucoup ont peur de mettre les pieds.
Aujourd’hui, 67 Tatars de Crimée condamnés dans l’affaire Hizb ut-Tahrir se trouvent derrière les barreaux, principalement en Russie, avec des affaires parfaitement fabriquées.
Dans le même temps, il existe en Crimée une organisation appelée «Nos enfants», «Bizim Balalar», qui s’occupe de 168 enfants de prisonniers politiques. Elle existe depuis trois ans. Chaque enfant de la liste reçoit 100 € par mois de la communauté des Tatars de Crimée. Cet argent est principalement collecté par les habitants de la Crimée, les Tatars de Crimée eux-mêmes.
Le fait que les personnes elles-mêmes aient organisé un système de soutien, en place depuis trois années consécutives, qui s’applique à chaque enfant, à chaque famille, et n’est pas une aide ponctuelle est vraiment phénoménal.
Il y a donc un certain processus, il n’y pas que des gens qui restent assis à trembler de peur, il y a des avocats qui sont constamment impliqués dans ces affaires.
Une autre histoire que peu de gens connaissent est celle de centaines de personnes qui paient l’annexion de leur vie. Il s’agit des toxicomanes sous thérapie de substitution. Dites-nous, pourquoi est-ce important?
Ceci est une histoire très révélatrice. Elle est également oubliée, mais pas accidentellement. Avant l’annexion en Crimée, 800 patients étaient sous traitement substitutif à la méthadone. C’était l’un des projets les plus réussis en Ukraine (lorsqu’une thérapie de remplacement est suggérée pour les toxicomanes – N.D.E). Mais la pratique de la thérapie de substitution est interdite en Russie, elle est hors la loi.
Dans les premiers mois qui ont suivi l’annexion, on a exhorté à faire quelque chose, mais rien n’a été fait. Cette thérapie est vraiment efficace, et l’arrêter, c’est simplement laisser les gens mourir. J’ai suivi l’affaire, j’ai parlé à des gens et j’ai réalisé que pour ces personnes, il n’y avait qu’une seule option : revenir à la drogue de la rue.
Et en cherchant ces gens 5 ans plus tard, en parlant à d’anciens patients, il est devenu clair pour moi que si la moitié d’entre eux survit, c’est à dire 400 personnes sur 800, ça serait déjà bien. J’écris en particulier sur des personnes que j’ai rencontrées en 2014, une fille vient par exemple de mourir. J’ai communiqué avec elle en mai 2014, j’ai aujourd’hui confirmation qu’elle morte. Et elle n’est certainement pas un cas isolé.
Les autorités russes suivent de très près la question de la drogue. En Russie, la politique relative aux toxicomanes est généralement punitive. Et il n’y a en fait aucun registre. Après que la question ait été soulevée en 2015 par certains défenseurs des droits de l’homme au niveau international, le sujet a été fermé et n’a pas été toléré par les responsables de la santé russes.
Cette liste de ces personnes est introuvable, elle a été classée, elle n’existe plus. De plus, la toxicomanie est poursuivie en Russie, donc communiquer avec les journalistes est un risque absolu pour ces personnes. C’est très dangereux pour eux et pour leurs familles. En Russie, de nombreuses personnes sont condamnées pour vente de drogue.
Il y a de nombreux points dans ce livre où vous décrivez les normes de travail des journalistes en Crimée. Comment trouver un endroit pour parler, car c’est dangereux partout, comment passer au russe à temps, car il est dangereux de parler ukrainien, etc. Quelle est la dimension sécuritaire du travail d’un journaliste en Crimée?
Des étrangers me demandent souvent si les Ukrainiens sont interdits d’entrer en Crimée. Officiellement, les Ukrainiens ne peuvent pas être interdits d’entrer en Crimée car il n’y a pas de régime de visa entre la Russie, qui considère la Crimée comme un territoire russe et l’Ukraine. C’est pourquoi il n’est pas interdit de voyager en Russie pour les citoyens ukrainiens. La Crimée est une péninsule qui fait historiquement partie de l’Ukraine. Cela signifie que la plupart des gens ont des familles, des entreprises et d’autres liens avec la Crimée. Ce n’est pas un territoire séparé. Par conséquent, il est clair qu’il y a un flux de personnes. Dans le monde moderne, vous ne pouvez pas limiter deux millions de personnes à rentrer et sortir dans un territoire.
Et cela malgré le fait qu’il n’y ait aucune liaison de transport légale avec l’Ukraine.
Il n’y a pas de chemin de fer, il n’y a pas de bus légaux, mais bien sûr qu’il existe des lignes de bus. Les gens prétendent qu’ils vont simplement voir leurs proches. Et c’est un si grand flux de population que personne ne pourra jamais l’interdire.
Les journalistes étrangers peuvent se rendre en Crimée s’ils obtiennent l’autorisation de l’Ukraine, mais aussi, bien sûr, s’ils ont un visa pour la Russie. Ils doivent avoir un visa pour la Russie, mais entrer par le continent, ce qui est très gênant et éloigné. Évidemment, l’étranger est susceptible de se faire remarquer, car il est atypique. L’Ukrainien ressemblera à d’autres Ukrainiens, qui sont très nombreux. Par conséquent, c’est plus facile pour les Ukrainiens.
Les journalistes qui sont systématiquement engagés en Crimée, ou qui travaillent dans des médias tels que «Radio Svoboda», qui sont étrangers à la Russie, ou qui couvrent systématiquement les tribunaux, sont interdits. Le bannissement du journaliste Taras Ibrahimov est très révélateur, il lui est interdit d’entrer en Crimée depuis le territoire de la Fédération de Russie pour 34 ans, jusqu’en 2054.
Mon expérience est différente. Parfois, ils me demandent, parfois ils ne demandent pas. Je peux encore expliquer que je ne suis pas originaire de la Crimée, je ne suis pas activiste, je ne suis probablement pas une journaliste bien connue en Crimée, je ne travaille sur aucun projet spécifique qui traite exclusivement de la Crimée. C’était donc probablement plus facile pour ma part jusqu’à présent. Et il n’y a aucune interdiction légale à mon encontre.
Dans mon cas, un autre aspect est bien plus dangereux, vous ne voulez pas croiser les autorités russes car elles vous demanderont : «À qui avez-vous parlé ? Qu’est-ce qu’ils ont dit? Mais vous ne voulez pas mettre ces personnes en danger. La tâche principale d’un journaliste professionnel est de ne pas aggraver la situation des personnes avec lesquels il interagit. Même si formellement, selon les lois de la profession journalistique, vous ne faites rien de mal en communiquant à propos de ces individus. Mais vous ne savez pas comment cela les affectera, voilà pourquoi c’est important.
L’observation que j’ai faite concernant l’utilisation de la langue ukrainienne me semble intéressante. Le prétexte pour justifier ces événements était la prétendue oppression de la langue russe, qui n’a évidemment jamais eu lieu. La langue ukrainienne n’est pas officiellement interdite, mais elle n’existe pas en réalité en Crimée annexée.
La conclusion que j’ai tirée est que la Russie reconnait que les Tatars de Crimée, qui ne sont pas des Slaves mais des musulmans, sont un peuple distinct et qu’ils ont leur langue en tant que groupe ethnique. Pour ce qu’il en est des Ukrainiens, en particulier en Crimée, ils ne reconnaissent pas l’existence d’une telle ethnie, un tel peuple et une telle langue. Se dire Ukrainien ou dire qu’il existe une langue ukrainienne et que vous la parlez est immédiatement pris comme une position politique. L’ukrainien en Crimée doit s’assimiler.
Ils sont agressifs dans leur conviction, selon laquelle ce groupe ethnique doit s’assimiler, reconnaître que ni l’Ukraine ni la langue n’existent. Ainsi parler la langue ukrainienne devient une revendication politique.
Lorsque vous voyagez en Crimée en tant que journaliste, vous espérez toujours qu’on vous laissera entrer et sortir. C’est un indicateur du travail de journaliste sur tout territoire à moitié légal, où les droits de l’homme et la liberté d’expression sont violés.
Le livre se termine par une section sur l’espoir, l’idée que cette péninsule égarée sera retrouvée. Qu’est-ce qui vous donne cet espoir?
Je vais être honnête, peu importe le sujet de cette dernière section, elle s’appellerait toujours « Espoir ». Telle est la logique du genre. La dernière chose qui reste est l’espoir. Au sein de cette section, l’échange de prisonniers en septembre 2019 est abordé. Lorsque vous écrivez sur Sentsov pendant quelques années, que vous parlez à sa mère, que vous allez à la rencontre de ces gens, les mères de Balukh, Sentsov, Kolchenko, c’est toujours la même histoire. Ils n’ont pas été remis en liberté, vous ne savez plus quoi demander. Et là, d’un coup, ils sont libérés.
En même temps, je précise qu’ils ont été libérés, mais n’ont pas pu rentrer chez eux.
Il y a un autre épisode, tout aussi étrange, qui figure dans mon livre et qui ne m’est pas arrivé en Crimée, mais à Moscou. Lors de l’échange des prisonniers en septembre 2019, j’ai travaillé avec la partie russe lors de leur sortie de prison. Quelque chose d’étrange m’est arrivé là-bas : lorsque j’étais en prison à Lefortovo, j’ai rencontré deux journalistes russes de Russia-1 et Russia Today.
Il s’est avéré qu’ils étaient ukrainiens, originaires de Sébastopol. L’un d’eux voulait me parler en ukrainien. En plaisantant à moitié, il a continué à parler ukrainien, et ils disaient d’une même voix que Kiev leur manquait.
L’un avait sa mère, ici, à Kiev et quelques autres membres de sa famille. Ils veulent revenir en Crimée, mais ils travaillent sur des chaînes russes. Dans le livre, je décris les circonstances de cette rencontre. Il faisait nuit, à trois heures du matin, au cœur de la prison. Ce ne sont pas des circonstances pour échanger ses convictions politiques.
D’une part, la situation est étrange, mais elle ne m’a pas surpris. Ces gens n’ont pas souligné qu’ils étaient russes, ils n’ont pas insisté sur le fait qu’ils n’étaient pas ukrainiens, ils n’étaient pas agressifs.
Ils n’ont pas souligné qu’ils étaient passé de l’autre côté. Évidemment, s’ils sont à Moscou, s’ils travaillent sur les chaînes publiques russes, ils ont probablement soutenu l’annexion. Mais rien de ce qu’ils disaient n’indiquait leur soutien direct. Ils l’explique par certaines circonstances de la vie.
Et cela, en principe, signifie également que vous pouvez communiquer avec ces personnes d’une manière ou d’une autre, ce n’est pas un point de non-retour. Cela ne signifie pas pour autant que je justifie le fait qu’ils soient passés du côté de la Russie. Mais cela donne le sentiment que ce n’est pas un point de non-retour, qu’il n’y a pas de point de non-retour entre les gens.
Version électronique du livre en russe