Interview avec Pierre Sautreuil, lauréat du Prix Bayeux-Calvados 2015, catégorie jeune reporter

Pierre Sautreuil, 22 ans, vient de remporter le Prix Bayeux-Calvados des Correspondants de Guerre de 2015, catégorie jeune reporteur. Etudiant en 2e année de master journalisme à Sciences Po Paris et journaliste en freelance depuis début 2014, il avait beaucoup travaillé sur l’Ukraine en guerre, notamment dans la république autoproclamée de Lougansk.

 L’équipe de UCMC lui pose quelques questions après la réception du prix.

 – Que signifie ce prix pour toi?

C’est un immense honneur de recevoir un prix aussi prestigieux. Chacun des reportages sélectionnés pour la finale méritait cette récompense, et c’est donc avec beaucoup de joie que j’ai appris la nouvelle. C’est une récompense, mais surtout un encouragement dans la voie que j’ai choisi.

–  Est-ce que le prix de cette année est aussi en partie une reconnaissance de l’importance du sujet de la guerre en Ukraine par rapport aux autres conflits dans le monde?

Beaucoup de reportages concernant l’Ukraine ont été soumis dans chacune des catégories, et deux prix ont récompensé des travaux en Ukraine : mes articles pour L’Obs, et l’extraordinaire reportage de Mikhaïl Galutsov pour Vice. Dans l’ensemble, l’Ukraine et la Syrie ont dominé le palmarès, et je pense que c’est révélateur de l’importance de ces conflits actuellement aux yeux du public et des journalistes. Mais des prix ont aussi salué les reportages au sujet de ces conflits qu’on qualifie parfois d’ “oubliés”, car moins présents dans nos actualités, et il est capital de continuer à aller sur ces zones même quand l’intérêt médiatique semble s’en éloigner.

– Tu as beaucoup écrit sur l’Ukraine et notamment sur la LNR. Pourquoi ce choix? Qu’est-ce qui t’a motivé à te rendre en LNR en 2014?

J’ai travaillé plusieurs semaines en DNR avant de me rendre pour la première fois à Lougansk. C’est en LNR que j’ai trouvé le terrain le plus propice à l’enquête, afin d’essayer de comprendre qui tire les ficelles chez les séparatistes. Alors que la DNR était relativement bien centralisée, la LNR était, à l’époque (automne 2014) morcelée entre plusieurs fiefs aux mains de factions, de coteries et de seigneurs de guerre parfois totalement indépendants les uns des autres, et dans certains cas en conflit ouvert. En étudiant ces antagonismes, j’ai pu obtenir des informations que je n’aurais pas obtenu en DNR, sur le fonctionnement interne des républiques populaires autoproclamées, les luttes de clan dans le Donbass, et la manière dont elles reflètent des luttes de clan à Moscou.

– Comment le fait de travailler d’un côté du conflit influence, ou pas, la vision globale du conflit?

Les reporters français ont la chance de pouvoir travailler des deux côtés de la ligne de front, chose que ne peuvent faire ni les journalistes ukrainiens ni la majorité des journalistes russes. Cet accès aux deux côtés permet de travailler de manière plus dépassionnée, plus détachée de l’influence de cette guerre de l’information qui fait rage en Ukraine. C’est extrêmement précieux.

– Qu’est-ce qui, pendant tout ton travail en LNR était le plus intéressant? Le plus difficile ? Qu’est-ce qui restera inoubliable?

Je me suis passionné pour une enquête sur la mort d’un commandant séparatistes nommé Alexandre Bednov, nom de guerre “Batman” (lien vers l’article, Obs et UCMC). J’avais suivi son unité pendant deux semaines, et eu l’opportunité de le rencontrer plusieurs fois. C’était un homme charismatique, aimé de ses hommes, et en conflit avec les leaders de la LNR. Il est mort au début de l’année 2015 dans une embuscade commise par des hommes de la LNR. J’ai passé plusieurs mois pour essayer d’en comprendre les raisons, en interrogeant de nombreuses sources, dans le Donbass et en Russie. C’était difficile, il y a eu des menaces, j’ai du être très prudent. Enfin le plus inoubliable, c’est évidemment les rencontres avec des reporters qui étaient mes modèles, et qui sont devenus mes amis. Je les ai remercié lors de la remise du prix, car leur aide, leurs conseils et leur soutien m’ont aidé à tenir le coup dans des situations difficiles. C’est essentiel en zone de guerre. Je suis heureux d’avoir rencontré des personnes de cette qualité et d’avoir noué des liens d’amitié sincères avec eux.

– Est-ce que, en te projetant à l’avenir, tu te vois reporter de guerre ou tu te vois tout aussi bien en tant que journaliste couvrant des sujets politiques, économiques ?

J’ai fais du reportage de guerre car je me trouvais dans un pays en guerre, je n’ai pas cherché désespérément à porter un gilet pare-balles et à vadrouiller de tranchée en tranchée. Et quand j’en ai eu l’occasion, ça m’a terrifié. Ce qui me passionne avant tout, c’est l’enquête, que ça soit en zone de guerre, ou non. C’est la peur de la mort qui m’a poussé à m’éloigner un peu du front, prendre du recul, et enquêter posément pour essayer de comprendre ce qui se passe en coulisses chez les séparatistes.

-Tu avais découvert la Russie bien avant le conflit actuel. Tu y est revenu récemment en travaillent dans la LNR. Qu’est-ce qui a changé, selon toi?

J’ai découvert la Russie au cours d’un échange universitaire d’un an en 2012, au MGIMO, à Moscou. C’est là que j’ai appris le russe. J’aime la Russie, c’est un pays superbe, et j’aime échanger avec ses habitants. Mais d’un point de vue journalistique, dépassionné, c’est surtout un formidable “terrain de jeu” intellectuel. J’ai eu l’occasion d’y revenir à plusieurs reprises, la dernière fois en mai 2015. J’ai pu assister à Den Pobedy à Saint-Pétersbourg et la surenchère patriotique dont la cérémonie a fait l’objet. Je pense que la majorité des Français constatent les mêmes évolutions en Russie au cours des dernières années : une crispation nationaliste, un climat économique qui se détériore, une pression croissante sur les médias. Cette évolution est antérieure à la crise ukrainienne, elle est à l’oeuvre depuis le retour de Poutine à la présidence en 2012. La crise ukrainienne n’a fait qu’accentuer et cristalliser ces évolutions.

– Quelle est ta vision du futur du Donbass ? Est-que, à ton avis, la réintégration de LNR et DNR à l’Ukraine est toujours possible?

Je reste très prudent, et un peu pessimiste. C’est la Russie qui fixe le tempo dans cette guerre, la balle est dans leur camp. Les derniers développements en Syrie nous ont montré que la Russie n’est pas aujourd’hui le facteur de stabilité que ses dirigeants promeuvent à la tribune de l’ONU, et je pense qu’il ne faut pas voir dans l’accalmie dans le Donbass autre chose qu’un “momentum” diplomatique et électoral lié autant au calendrier électoral et législatif ukrainien qu’au grand show militaire dans lequel la Russie s’est engagée en Syrie. Quoi qu’il en soit, je pense que la guerre peut revenir, et que cette menace constitue l’essence de la politique russe en Ukraine. Pour le moment, il est encore trop tôt pour parler de paix, et a fortiori de réintégration des républiques populaires auto-proclamées.