En Ukraine, les oligarques profitent des élections pour placer leurs pions

Fabrice Deprez

L’article paru sur le blog de Fabrice Deprez le 2 novembre 2015

A Marioupol, la plus grande ville du Donbass encore sous contrôle ukrainien, les élections locales du 25 octobre offraient avant tout un enjeu symbolique : pour la première fois depuis le début du conflit, les populations locales allaient pouvoir choisir leurs représentants librement. Dans une région ravagée par une guerre qui a tué près de 8 000 personnes et toujours imprégnée de sentiments pro-russes, prouver la capacité du pouvoir à mettre en place une élection solide et honnête représentait le meilleur moyen de réintégrer la ville au pays.

Las, le jour du scrutin, plusieurs heures de confusion ont fini par aboutir à l’annulation de l’élection. Raison invoquée : des bulletins défectueux. La nuit précédente, des membres de la commission électorale locale avaient fait le siège de l’entreprise responsable de l’impression des bulletins, réclamant que ceux-ci soient imprimés par une autre société.

Il est encore difficile de savoir exactement ce qu’il s’est passé, chacun accusant l’autre de sabotage. Mais dans cette affaire, un nom a très vite été placé au centre de toutes les discussions : Rinat Akhemetov. L’homme d’affaires, surnommé le « roi du Donbass », est l’un des hommes les plus riches d’Ukraine. Mais les derniers mois ont été compliqués pour l’oligarque : avec le conflit, plusieurs de ses mines et usines métallurgiques se sont retrouvées en territoire séparatiste, entrainant une brutale chute de ses bénéfices. Akhemetov est aussi régulièrement accusé d’avoir encouragé les premières manifestations qui se déroulèrent dans son fief du Donbass au printemps 2014, avant de dégénérer en guerre ouverte.

Le Bloc d’Opposition, une « société par actions »

Pourtant, Rinat Akhemetov reste un acteur-clé en Ukraine. Les allégations à son encontre n’ont pour l’heure pas été prouvées, et l’homme vit dans un palace de la capitale sans être inquiété. Une enquête de l’Associated Press a révélé en septembre que ses usines de charbons en territoire séparatiste continuaient de vendre leur production vers l’Ukraine, sous-entendant une possible entente entre le pouvoir ukrainien et l’oligarque.

Le cas Rinat Akhemetov n’est pas isolé. Comme lui, plusieurs oligarques ukrainiens continuent de peser sur la vie économique et politique du pays, deux ans après une révolution dont l’une des principales revendications était pourtant de réduire leur influence. La majorité des journaux et télévisions du pays restent ainsi sous leur contrôle, tout comme des pans entiers de l’économie ukrainienne. Surtout, leur rôle dans le financement des partis politiques leur permet de s’assurer la présence d’alliés fidèles à tous les niveaux de la politique locale et nationale.

A Marioupol, le nom d’Akhemetov est apparu de manière inattendue, par le biais de la société responsable de l’impression des bulletins de vote pour l’élection : celle-ci, il s’est avéré, est la propriété de l’oligarque. Les membres du parti du président Poroshenko se sont insurgés en apprenant la nouvelle, notant qu’Akhemetov soutenait en même temps le candidat du « Bloc d’opposition », un parti conservateur composé en majorité de membres de l’ancien « Parti des régions » du président déchu Yanoukovitch. « Co-sponsor » du parti, Akhemetov conserve de fait une influence politique importante dans l’Est : A Zaporijia, la sixième ville du pays, c’est le manager d’une usine locale d’Akhemetov qui devrait remporter le poste de maire. A Marioupol aussi, l’un des directeurs d’une usine de l’oligarque était l’un des principaux prétendants au poste de maire. Avant que l’élection ne capote.

Le poids d’Akhemetov dans la politique et l’économie locale en fait un interlocuteur incontournable pour le pouvoir central : « Même s’il a eu des problèmes à cause du conflit, Akhemetov garde une influence certaine dans le Donbass, et Kiev le sait », note ainsi Wojciech Konończuk, chercheur polonais spécialiste de l’oligarchie ukrainienne. Ceci d’autant plus qu’Akhemetov s’est, d’après le politologue ukrainien Vladimir Fesenko, allié avec un autre oligarque pour financer le « Bloc d’opposition » : « le Bloc d’opposition est un peu comme une société par actions, avec deux actionnaires principaux : Rinat Akhemetov, et Dimitri Firtash ». Oligarque accusé par les Etats-Unis de corruption, Firtash est depuis plus d’un an en Autriche, mais a déclaré vouloir revenir prochainement en Ukraine (les Etats-Unis avaient auparavant fait une demande d’extradition, refusée par l’Autriche). Malgré son éloignement, son rôle dans le financement du « Bloc d’opposition » lui permet donc de conserver une influence importante sur la vie politique du pays.

Kolomoïsky, ennemi public n°1

L’un des principaux atouts des oligarques est l’opacité du financement de la vie politique, et le coût des campagnes électorales : « les campagnes électorales en Ukraine sont parmi les plus coûteuses en Europe », note Wojciech Konończuk. Lors des élections locales, l’OSCE a ainsi critiqué le fait que la totalité des campagnes soient payées : en Ukraine, le concept du militant posant des affiches bénévolement n’est qu’une chimère. De fait, les immenses ressources financières des oligarques sont indispensables pour quiconque désire peser sur la scène politique.

Face à cette situation, critiquée aussi bien par la population locale que par les bailleurs de fonds internationaux, le président Petro Poroshenko a multiplié les déclarations sur la « dé-oligarchisation », le processus visant à réduire des oligarques. Mais, pour l’analyste politique Brian Mefford, « la dé-oligarchisation se limite pour l’instant à une lutte entre Poroshenko et Kolomoïsky ».

Après le Maïdan, Igor Kolomoïsky s’est très vite affirmé comme l’un des oligarques les plus puissants du pays. 2ème fortune d’Ukraine, il a soutenu financièrement la révolution, puis est devenu gouverneur de Dniepropetrovsk avant d’empêcher le conflit de s’étendre à la région en finançant des bataillons militaires privés. Très vite pourtant, la question du contrôle d’entreprises d’Etat va ouvrir un conflit avec le président qui persiste jusqu’à aujourd’hui.

Un temps affaibli, Kolomoïsky a montré lors des élections locales qu’il est toujours au centre du jeu politique ukrainien. « Kolomoïsky désire plus que tout prendre sa revanche sur Poroshenko, et il a mis en place plusieurs projets visant non seulement à maintenir son influence sur la politique ukrainienne, mais aussi à augmenter son influence dans les régions », affirme Wojciech Konończuk.

De fait, la stratégie de Kolomoïsky diffère de celle d’Akhemetov et de Firtash, unis dans une « alliance tactique » (et sans doute éphémère) au sein du Bloc d’Opposition. Kolomoïsky a lui choisi de coopter deux partis aux idéologies radicalement opposées, afin de s’assurer une influence sur une large partie de l’Ukraine : « Oukrop », un parti nationaliste et patriote, et « Renaissance », un parti conservateur et composé d’anciens membres du « Parti des régions » de Yanoukovitch.

Les « hommes de Kolomoïsky » se retrouvent aujourd’hui dans plusieurs grandes villes d’Ukraine. A Dniepropetrovsk, le candidat du parti Oukrop, Boris Filatov, a ouvertement reconnu être un « ami proche » de l’oligarque, tandis que le candidat d’Oukrop à Kiev est vu comme le bras droit de l’oligarque (il a été arrêté le 31 octobre lors d’une opération des services de sécurité ukrainiens). A Kharkiv, le candidat de « Renaissance » a balayé l’élection et remporté 65% des voix au premier tour. Enfin, à Odessa, le maire sortant réélu est une vieille connaissance de Kolomoïsky. Les deux hommes se sont éloignés l’un de l’autre ces derniers mois, mais, d’après un observateur bien informé, « c’était avant tout un moyen d’éviter que Troukhanov [le maire sortant d’Odessa, ndlr] ne soit « tâché » par la réputation de Kolomoïsky ».

Un étrange pluralisme

Plus que jamais, la politique ukrainienne est donc placée sous le signe de l’oligarchie. Le président lui-même, avec ses usines, ses chantiers navals, ses médias et son poste de président de la République, peut être considéré comme un membre à part entière de cette classe : en octobre, le magazine ukrainien « Novoye Vremia » estimait la fortune du président à 900 millions de dollars, soit près de 20% d’augmentation depuis l’année précédente. Petro Poroshenko n’a de plus toujours pas réalisé sa promesse électorale de vendre ses usines de chocolat, base de son empire financier.

Dans ces conditions, les déclarations sur la « dé-oligarchisation » sont accueillies amèrement, et les élections locales ne sont vu que comme une illustration de plus de l’échec du gouvernement à lutter contre un problème qui semble insoluble. Interrogés sur la situation dans leur pays en aout 2015, 44% des ukrainiens affirmaient que se déroulaient en ce moment en Ukraine « une guerre entre oligarques ».

« Les attentes après la révolution du Maïdan étaient sans doute trop fortes », concède Wojciech Konończuk, qui note avec un certain fatalisme que les oligarques n’ont pas que des mauvais côtés « Les rivalités et les conflits d’intérêts entre oligarques ont donné à l’Ukraine une sorte de pluralisme politique, et c’est en même temps un obstacle à l’émergence d’un régime autoritaire ». Il ne fait en effet aucun doute que la vie politique ukrainienne est beaucoup plus vivante qu’en Russie ou en Biélorussie. Mais, à l’heure où le pays cherche à assainir son économie aussi bien que son système politique pour l’amener aux « standards européens », cet étrange pluralisme pourrait s’avérer une bien maigre consolation.

Fabrice Deprez

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