- Depuis «Carnets ukrainiens» vous vous intéressez à l’Ukraine en tant que sujet pour vos films documentaires. Pourquoi ce choix ? Qu’est-ce que vous lie, vous rattache à l’Ukraine ?
—> Je suis originaire d’une région en France, la Lorraine, qui a une grande histoire liée à l’immigration, notamment des pays de l’Est, Pologne, Slovénie, Ukraine, Russie, Yougoslavie, beaucoup de gens sont venus au 19ème siècle et après, soit suite aux guerres, soit pour travailler dans la sidérurgie ou les mines de fer, soit les deux en même temps. Donc je suis habitué à ces populations, mais depuis mon mariage en 2011 à Kharkiv, mariage inattendu et qui doit beaucoup au hasard, je me suis forcément intéressé au pays de ma femme… Et rapidement, des choses fortes me sont apparues, liées à l’histoire passée (les prisonniers ukrainiens en France en 1943 et 44, l’Holodomor caché pendant 70 ans, etc), et à l’histoire actuelle (la construction d’un pays nouveau et ancien en même temps, l’Ukraine). Enfin, voir le Maidan a été pour moi une expérience déterminante qui m’a permis, je crois, d’adhérer aux idéaux généraux des gens présents, ces idéaux m’ont semblé universels. Bien entendu, à titre privé, je vis avec l’Ukraine chaque jour par ma femme, notre fils, et ma belle-famille qui, avec Skype, n’est jamais très loin, mais à titre personnel beaucoup de choses m’ont profondément touché dans ce pays. Ce qui n’était pas forcément évident au départ: ce n’est pas parce qu’on épouse une étrangère qu’on aime son pays d’origine automatiquement. Je pense comme le philosophe français mort cette année, André Glucksmann, qu’à un moment donné, “Kiev était la capitale de l’Europe libre”.
- Votre premier film, Carnets ukrainiens, aborde quatre thèmes dont un historique qui date de la Deuxième Guerre Mondiale (camp de prisonniers ukrainiens du Ban St Jean), les autres sont liés à l’histoire moderne de l’Ukraine, diaspora, émigration etc. Pourquoi ces thèmes vous semblent-ils importants, notamment pour le public occidental ? Qu’est-ce que vous voulez raconter ?
—> Ces thèmes sont importants dans l’objectif d’établir des ponts entre l’Est et l’Ouest. Chacun de ces 4 chapitres est un pont entre l’Ukraine et soit la France, soit la Suisse. Cela montre d’abord qu’on peut traiter des sujets de cette façon, que les territoires ont des liens, parfois surprenants comme ce camp militaire près de Metz où sont enterrés 22’000 Ukrainiens morts entre 43 et 44 sur le territoire français. Ensuite je montre des choses simples, comme le quotidien d’une migrante qui vient revoir sa famille en Ukraine, avec son fils né 11 mois plus tôt en Europe occidentale, ou la façon dont la diaspora ukrainienne de Lorraine a vécu le Maidan à distance, au quotidien. Cette façon d’avoir une double culture m’a toujours intéressé, je suis moi-même dans cette situation, je suis un Français qui habite en Suisse depuis 35 ans et je connais les points forts et les inconvénients de ce type de double appartenance. Je pense donc que ce film en 4 chapitres intéressera aussi bien les Européens de l’Ouest que les Ukrainiens. Il y aura une projection à l’Université Karazine de Kharkiv le 14 mars à 15h30.
- Comment vos films ont été perçus en Suisse (en France) ?
—> Ils viennent de sortir et n’ont donc pas encore une vie très longue derrière eux mais sur ce que nous en avons constaté pour le moment, et si vous voulez parler des 2 films “ukrainiens” et non pas de mes films précédents qui se passent uniquement en France, on peut dire que de manière générale les gens sont sensibles à ma démarche “proche des gens”, ma manière de filmer le quotidien, dans une sorte de “banalité du quotidien” dont je fais émerger, je l’espère, la richesse. Contrairement aux reportages qu’on voit à la télévision par exemple, le documentaire permet de suivre des gens au plus près, parfois même dans les silences, et le réel se situe là, dans l’absence de mise en scène. On aime ce type de films pour cela, il n’y a pas d’artifice, pas de mise en scène. La télévision tente de formater nos regards pour des choses organisées, ou du faux réel (la “téléréalité” porte mal son nom), donc les gens apprécient je pense de voir des choses plus de l’ordre de l’intime. Enfin, cet aspect “pont” entre Ouest et Est me semble très apprécié aussi, de même que le côté surprenant de certains thèmes: le camp de prisonniers du Ban St Jean est peu connu, de même que l’existence d’ONG franco-suisses qui aident l’Ukraine moderne.
- L’Ukraine a vécu un moment historique en 2013-2014. Qu’est-ce que Maidan a changé pour vous personnellement ?
— D’abord j’ai eu cette chance de pouvoir vivre de l’intérieur, quelques jours, une vraie révolution populaire, ce qui est rare. Ce fut pour moi quelque chose de très émouvant et de très formateur. Cette immense place où il faisait froid, où des vieux coupaient du bois toute la journée, où des jeunes stockaient de la nourriture sous des tentes, où des tas de gens soignaient des blessés ou des malades dans le service médical, où des gens frigorifiés se tenaient au chaud en refaisant le monde et de façon organisée et calme, cette détermination sereine, que j’ai vue fin décembre et début janvier, a été pour moi une révélation. D’abord cela a tué mes derniers clichés sur les “gens de l’Est résignés”, image qu’on a souvent à l’Ouest. Ensuite il y avait sur cette place une créativité, un calme, une détermination et une organisation qui m’ont touché d’une façon difficile à décrire. Enfin, je sais que chez moi il y a un avant et un après-Maidan. Et tous les jours l’Europe occidentale me le fait comprendre: car si globalement mes compatriotes sont plutôt pour l’Ukraine et contre l’invasion russe dans le sud-est, il y a aussi beaucoup de critiques du Maidan et de l’Ukraine actuelle en Europe, et l’argumentation est souvent blessante et politiquement très orientée. Elle est parfois le fait de gens qui n’ont jamais mis les pieds en Ukraine, du coup je me suis mis dans la tête par le film “Sacha H des Ailes au Maidan”, de donner mon point de vue, encore une fois dans un objectif de “faire un pont”. On a vu récemment des reportages TV européens très anti-Maidan, faits dans un format TV (spectaculaire et accusateur), mon film n’est pas une réponse à ces reportages, car je n’aborde pas les thèmes du massacre d’Odessa ou d’autres, mais c’est mon regard sur quelque chose que j’ai connu et que je défends car les gens du Maidan, selon moi, étaient ou sont, dans leur écrasante majorité, ce qu’en France on appelle des “Justes”. Mais pour revenir à la question, et même si c’est très diffus, je sais que le Maidan m’a donné une force, une conviction, de façon générale. Rien n’est jamais perdu, alors qu’on pensait le régime pro-russe indéboulonnable et l’Ukraine condamnée à n’être qu’un pays vassal, les citoyens ont montré une force de conviction populaire phénoménale, comparable à la Tunisie de 2011, ou le dernier soulèvement au Burkina Faso qui a fait partir un président qui était là depuis 1987. Je dis à la fin du film, que “les Justes finissent toujours par gagner”, j’en suis convaincu. Enfin, le rapport entre les vivants et les morts, en Ukraine, est aussi pour moi une découverte. J’aborde ce sujet aussi dans ce film. Je sais donc qu’il y a en moi désormais une part de Maidan, sur ces aspects de moi-même il y a une influence désormais, c’est évident. C’est une leçon de vie que ces morts nous ont donnée, c’est ce que pense la grand-mère de Sacha Hrapachenko.
- Pensez-vous que depuis Maidan l’image de l’Ukraine a changé en Suisse et en Europe en général? Dans quel sens ? Pourquoi ?
Au départ l’image de l’Ukraine en Europe occidentale est plus que floue, on ne sait pas toujours où est l’Ukraine sur une carte. Ensuite et depuis 2013-14, l’image du Maidan et de l’Ukraine pour les gens en Europe, dépend de plusieurs facteurs: du bord politique auquel vous appartenez, de votre sensibilité personnelle, et des infos que vous avez ou pas. En France par exemple, une grande partie de l’historique “gauche de la gauche” est tombée dans le piège d’une propagande qui prétend que la Révolution du Maidan était conduite par des ultranationalistes voire pire, des néo-nazis. Or on sait d’où vient cette idée, et il est triste de voir une partie des gens de gauche reprendre une propagande ultraconservatrice venue d’ailleurs et très peu…de gauche. D’un autre côté, l’Europe de l’extrême droite a pris parti contre le Maidan car la Russie la finance en grande partie, et ces partis nationalistes européens ont toujours aimé les régimes autoritaires. Mais entre ces deux courants politiques, il y a toute une partie de la population qui ne sait pas trop quoi penser. Et dans le flot continu d’informations quotidiennes, les gens sont un peu perdus. L’image de Poutine est globalement négative en Europe, et celle de l’Ukraine plutôt bonne en général, mais il manque une vraie empathie envers l’Ukraine car la diaspora n’est pas nombreuse donc communique peu, l’information est difficile à décrypter, et le nombre de problèmes dans le monde sans doute excessif. On sait maintenant où se situe l’Ukraine sur une carte mais globalement, les gens ont de la peine à dépasser ça et à s’y intéresser plus. Donc on tente de leur apporter des informations, par des films, par des soirées que les diasporas organisent, par des réseaux d’infos, etc. Il est important de continuer à communiquer, à remplir l’espace, car la propagande anti-ukrainienne a des moyens illimités, efficaces et puissants et elle s’appuie parfois sur des histoires politiques européennes favorables à sa propagation: une partie de l’extrême gauche et toute l’extrême droite. En Europe, quand on est anti-américain, on a de fortes chances aussi d’être anti-ukrainien. C’est simpliste mais c’est comme ça. Il y a comme une impossibilité de penser 2 impérialismes en même temps, pour certaines personnes.
- Le film «Sasha H» raconte l’histoire d’un activiste de Maidan et de sa famille. Comment avez vous trouvé cette histoire, rencontré ses proches, comment tout a commencé ? Que représente, pour vous, l’histoire de ce jeune ?
—> En octobre 2014 j’étais à Kiev comme observateur des élections législatives pendant 5 jours. Pendant une pause dans ce travail, je suis retourné place Maidan que je n’avais pas revue depuis la Révolution. Je me promenais, et je suis tombé sur un petit monument à la mémoire d’un jeune, mort rue Institutska. Une jeune femme le nettoyait avec un petit balai. Nous avons commencé à parler, elle m’a raconté un peu l’histoire de ce jeune, qui avait 26 ans et était mort sous les balles d’un tireur inconnu le 20 février. Une fois rentré en Suisse j’ai repris contact avec elle, Natalia, qui habitait le quartier Obolon à cette époque. Nous avons reparlé de ce jeune, Sacha, un de ses amis. Et l’idée m’est apparue, très claire: raconter le Maidan à travers un destin singulier, c’était à mes yeux un moyen original, abordable, simple, et efficace, pour raconter cette Révolution, tout en cassant les mythes négatifs autour de ces événements (un Maidan « organisé par la CIA, composé uniquement de jeunes de Kiev, d’extrême droite, », etc). Ainsi pour moi, raconter la vie (et la mort) d’un jeune, ses motivations, c’était aller au cœur du sujet sans passer par une thèse politique au préalable que le film ne ferait qu’illustrer (ce qu’a fait le triste reportage de Paul Moreira par exemple selon moi). Encore une fois donc: coller aux personnes, raconter ce qui leur est arrivé, pourquoi elles étaient là.
- Quelles difficultés avez-vous affrontées lors du tournage ?
D’abord il fallait convaincre la famille Hrapachenko d’être d’accord avec le projet. Ensuite il fallait organiser les jours de tournages depuis la Suisse avec l’aide sur place de Natalia qui a organisé le planning du tournage à Rivne. Il fallait également un traducteur en français qui soit avec moi 24h/24 lors du tournage et me parle souvent, car je ne parle ni russe ni ukrainien même si je commence à comprendre ces 2 langues. Enfin il fallait que, quand je venais en Ukraine avec le matériel de tournage, tout soit prêt, le timing et les personnes. Et tout s’est déroulé très bien. Ce tournage de 10 jours restera un souvenir gravé à vie dans ma mémoire. Sinon la caméra a beaucoup souffert du froid, elle n’a pas survécu, ce n’est pas grave, elle a bien travaillé elle aussi…
- Quel a été l’accueil du film en Suisse ?
Le film n’est pas encore passé en Suisse de façon officielle, les avant-premières à Kiev et Rivne sont des avant -premières “mondiales”. Mais nous avons fait des projections privées comme premiers “tests”: la qualité du montage et de la technique a été soulignée, le très haut niveau de la bande-son aussi (une chanson en français enregistrée à Lviv), et encore une fois, l’aspect “proche des gens”. Le film semble toucher le cœur par sa sensibilité, et l’esprit car il y a aussi beaucoup d’informations sur le déroulement du Maidan. Enfin, c’est aussi un film sur l’Ukraine en général, par sa galerie de portraits, de paysages, et de décors intérieurs, chez les gens. En cela aussi, il me paraît devoir intéresser les Européens, qui se demandent comment on vit quotidiennement en Ukraine. Le film est très attendu dans certains endroits, la diaspora de Paris, de Lorraine, de la Suisse romande, sait qu’il va être bientôt visible, et nous espérons «convaincre des télévisions et des distributeurs, ici et ailleurs, de le diffuser. Pour le moment nous faisons des projections ici et là où on nous invite.