Le «Pacificateur» qui a provoqué la guerre : la chasse aux sorcières

Dans la situation où le conflit à l’est de l’Ukraine a toutes les chances de devenir gelé et la faible économie ukrainienne commence à peine à être réanimée, le monde politique ukrainien est constamment sécoué par des scandales.  Queleques semaines seulement après la publication de l’information sur les comptes off-shore du Président ukrainien et du grabuge autour de la nouvelle composition du Conseil des ministres, un nouveau scandale vient perturber la vie déjà agitée des Ukrainiens.

Anton Geratchenko, conseiller du ministre des Affaires Intérieures, tristement célébre pour ses discours bien trop francs et souvent déplacés, vient de publier sur le site Internet «Myrotvorez » (pacificateur) la liste des journalistes ukrainiens et étrangrs ayant été accrédités auprès des autoritès des soi-disant Républiques populaires de Donetsk et Lougansk. Cette liste contient les noms et les prénoms des journalistes, mais aussi leurs numéros de téléphone et leurs courriels.  Les éditeurs insistent n’avoir fait cela que pour de bonnes raisons, car «ces journalistes coopérent avec les terroristes», en précisant que «pour le moment, nous ne tirons pas de conclusions».  Cependant, «tirer de conclusions », monsieurs se permettent d’accuser les journalistes d’avoir coopéré avec les terroristes sans en avoir la moindre preuve.

En faisant ce geste, ces bravs personnages ont sans doute oublié l’existence de la loi ukrainienne «Sur la protection des données» qui «régit les relations juridiques liées à la protection et au traitement des données personnelles et vise à protéger les droits et libertés fondamentaux de l’Homme et du citoyen».  Or, la publication des données privées de ces personnes accompagnée d’une telle accusation les met potentiellement en danger, sous la menace de membres des partis radicaux.  En clamant haut et fort que «ces journalistes coopérent avec les terroristes », les editeurs ont  aussi oublie que seul le tribunal peut décider si une personne est coupable.

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Les preuves imaginaires

En outre, ils croivent avoir trouvé des preuves accablantes de la culpabilité des journalistes. La première preuve : «plusieurs journalistes de médias étrangers portent des noms et des prénoms russes».  Oui, en effet, plusieurs agences de média envoient en Ukraine leurs correspondants ayant des origines russes, ukrainiennes ou biélorusses pour la simple bonne raison qu’ils parlent russe et peuvent travailler de manière plus efficace dans les territoires ocuppés où peu de monde maîtrise les langues étrangères.

Eh bien, depuis quand un nom et un prénom peuvent être considérés comment une preuve de culpabilité ou bien désigner les opinions politiques de la personne? Pourquoi pas aller plus loin et accuser de coopération avec les terroristes toute personne ayant un nom de famille d’origine russe?

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La deuxième «preuve» encore plus insensée que la première : «Plusieurs journalistes étrangers possèdent des numéros de téléphone ukrainiens. Cela veut dire qu’ils les utilisent dans la zone de couverture ukrainienne, mais parallèllement, ils ne franchissaient pas tous la frontière d’État ukrainienne et la ligne de démarcation pour venir dans les territoires occupés. Donc, ils ont violé la législation ukrainienne et ont traversé illégalement notre frontière en passant par le territoire russe».  Oui, probablement, il y a eu des journalistes qui sont venus à Donetsk ou à Lougansk par la Russie. Mais est-ce que la possesion d’un numéro de téléphone ukrainien le prouve?  Efféctivement, les journalistes possèdent des numéros ukrainiens, mais si, dans le cadre de leur travail, ils sont obligés de rester plusieurs semaines, voir mois en Ukraine, n’est-ce pas normal qu’ils s’achètent des numéros ukrainiens pour ne pas payer les frais d’itinérance?

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Encore une perle des éditeurs: «l’analyse de la liste a montré que certaines personnes qui s’autoproclament journalistes, ont été vues avec les armes, tirant sur l’armée ukrainienne».  On suppose que ils font allusion à Mikhail Poretchenkov, comédien russe qui s’est rendu dans le camp des combattants pro-russes et a été tiré avec des armes à feu tout en portant le gilet par-balle avec «Presse» écrit dessus.  Mais il est à noter que ce personnage n’est pas un journaliste et, sans doute, n’a pas eu à demander une accréditation auprès des autorités des territoires occupés.

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Malheureusement, Anton Geratchenko a aussi rédigé un post sur sa page Facebook, avec des propositions pour changer la politique d’information de l’État.  À titre d’exemple, il propose d’installer un contrôle de la diffusion du contenu sur les chaînes de télévision afin d’éviter des déclarations portant atteinte à la souveraineté et l’intégrité territoriale et le contrôle de l’accréditation des journalistes étrangers sur le territoire de l’Ukraine.

La réaction des Ukrainiens: les opinions sont partagées

Il est bien évident que cette affaire est très nuisible à l’image du pays qui parcourt déjà si difficilement le chemin vers la démocratie. Les Ukrainiens le comprennent bien. Après la publication sur le site «Myrotvorets», les réactions des personnes qui travaillent dans ou avec les média ne se sont pas faites attendre.

Ainsi, l’Ukraine Crisis Média Center a publié immédiatement une déclaration, traduite en plusieurs langues, dans laquelle il condamne cette publication et demande aux éditeurs du site «Myrotvorets» de supprimer les données des journalistes.

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Oxana Romanyk, directrice de l’Institut de médias écrit sur sa page Facebook : «Les hackers du site Myrotvorets ont porté un coup à l’image de l’Ukraine en publiant les données personnelles d’environ 5 mille journalistes qui avaient été accrédités auprès des autorités de la DNR et LNR. Certains députés super intelligents exhortent déjà à pendre ces journalistes aux poteaux et certains patriotes super intelligents commencent à lancer des appels pour les maudire». Selon les données de Romanyk, rien qu’en 2014, 80 journalistes étrangers et ukrainiens ont été arrêtés et torturés dans les geôles des séparatistes. «On leur a percé le corps avec des aiguilles, on leur a cassé les bras, les jambes, les côtes, ils ont été battus, violés, drogués, car ils travaillaient pour des médias ukrainiens ou étrangers indépendants. Et ils étaient accrédités auprès des autorités de la DNR et LNR.  Et j’estime que de vrais patriotes doivent être reconnaissants à ces gens-là qui ont risqué leur vie pour dire la vérité au monde, notamment à propos des soldats russes qui se battent parmi les séparatistes».

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Anastasya Stanko, journaliste de Hromadske, a été une de premières personnes à réagir à la publication et à demander la suppression des données des journalistes :  «Sur cette liste, il y a les adresses de ceux qui ont parlé du bataillon «Est» ( composé essentiellement de personnes originaires de Caucase), de la verité sur ceux qui ont abattu le vol MH17, sur les crimes contre l’humanité commis par le séparatiste Motorolla ; il y a les adresses de ceux qui ont été torturés dans les caves des séparatistes. Que voulons-nous obtenir en publiant leurs données? Nous voulons laisser seulement les propagandistes russes travailler sur notre territoire (Donetsk et Lougansk font partie notre territoire, n’est-ce pas?), nous voulons qu’ils soient les seuls à donner leur «vérité» falsifiée sur ce qui se passe en Ukraine?»

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D’ailleurs, la chaîne Hromadske Tv a publié une déclaration commune des journalistes ukrainiens et étrangers qui expliquait, entre outre, qu’une accréditation ne voulait pas dire une coopération, mais plutôt une défense, très fragile, des journalistes.  Cette idée est répetée par Victor Tregoubov, journaliste indépendant qui souligne que «l’accrédiatation n’est pas une forme de légalisation d’une structure. L’accréditation est une forme de contrat avec cette structure qui stipule qu’elle te laissera passer sans que tu te fasses tabasser. Ceci est une permission, pas un passeport».

Certains journalistes ont préféré condamner leurs collègues. C’est le cas de Vitaly Portnikov, journaliste ukrainien qui estime que l’accrédiation auprès des autorités de la DNR et LNR est une «hypocrisie »  et que les journalistes qui l’ont fait «ont créé un système dans lequel le mensonge est une vérité, ce qui est privé est public et la trahison fait partie du travail».  À titre d’information, Portnikov n’a jamais été de l’autre côté de la ligne de démarcation.

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La promesse de Geratchenko d’instaurer un contrôle des média a aussi été mal prise par les journalistes et la société. Ainsi, Sevgil Mousaeva Borovik, redactrice en chef d’Oukrainska Pravda demande: «Comment cela diffère de la politique d’information de la Fédération de Russie? La Russie aussi a bloqué l’accès au site d’Oukrainska Pravda à cause d’une citation de Rafat Tchoubarov, et a également introduit l’accréditation pour les journalistes étrangers. Et que veut dire «le contrôle du contenu» ? Qui va effectuer ce contrôle, va-t-on créer des comités de censure?».

Quoi qu’il en soit, la publication des données privées de personnes reste un geste inadmissible pour un pays qui déclare avoir fait le choix de devenir européen et est digne plutôt d’un pays totalitaire ou la condamnation collective est une habitude soigneusement entretenue par l’État.

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L’Occident crie au scandale

Si certains ukrainiens ont justifié la comportement de Geratchenko, les Occidentaux restent unanimes : c’est tout simplement scandaleux. «Reporters sans frontières» exige que des mesures sévères soient prises à l’égard de tous ceux qui ont contribué à la publication. Johann Bihr, chef du Département Europe de l’est et Asie centrale de l’organisation a déclaré : «Le gouvernement ukrainien doit traîner de toute urgence en justice ceux qui ont publié les données personnelles des journalistes ukrainiens et étrangers accrédités auprès des soi-disant républiques non reconnues de Donetsk et Lougansk. Anton Geratchenko doit aussi subir des conséquences poilitiques».

L’OSCE n’est pas non plus restée indifférente à cette publication. Selon Dunja Mijatović, Commisaire de l’OSCE sur la libérté de parole, cela représente un menace significative pour les journalistes accrédités dans le Donbass. «Ceci est un événement très alarmant qui représente un danger pour les journalistes. Les journalistes informent la société des évènements importants et ils ne doivent pas être persécutés pour leur travail». Dunja Mijatović a aussi souligné que certains journalistes avaient déjà reçu des menaces à cause de cette publication.

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Jan Tombiński, Ambassadeur de l’Union Européenne, a accusé le site «Myrotvorets» d’avoir violé les normes internationales et les lois ukrainiennes, en ajoutant que cette publication augmente les risques pour les journalistes qui couvrent les événements dans la zone de conflit.

Les experts européens ne sont pas non plus restés indifférents à cette affaire. Ulrich Bounat, expert français et auteur du livre «La guerre hybride en Ukraine. Quelle perspectives?» explique: «La divulgation des informations personnelles des journalistes accrédités auprès des autorités autoproclamées de la DNR est une erreur grave, tant sur le fond que sur la forme. Ces journalistes ne pas des «collaborateurs des terroristes», mais des personnes tentant de faire leur travail en zone de guerre. L’accréditation ne signifie en rien une adhésion aux idées séparatistes, mais représente plutôt la seule et maigre protection contre les arrestations arbitraires et constitue un pré requis presque obligatoire pour travailler en zone séparatiste. Mettre la vie de ces journalistes en danger en divulguant leurs coordonnées ne provoquera que la diminution du nombre de reporters sur place, accentuant l’isolement des populations civiles et la non dénonciation des crimes commis par les séparatistes. Sur la forme, le fait qu’un conseiller du ministre de l’intérieur soutienne la divulgation de ces informations donne une très mauvaise image de l’Ukraine. Ajoutée à la polémique soulevée suite au retrait, suspendu depuis, du permis de travail de Savik Shuster, cela renvoie l’image d’un pays où la protection de la presse n’est pas garantie. La liberté d’expression constitue pourtant une des bases de l’Etat de droit voulu par les ukrainiens et vers lequel le pays doit tendre s’il veut se rapprocher des standards occidentaux».

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L’Ukraine pourrait-elle encore rédorer son image ?

Bien entendu, il est très important de protéger le travail des journalistes. Mais il est encore bien plus important de protéger les droits de chaque citoyen ukrainien et de chaque citoyen étranger qui se trouve sur le territoire ukrainien à bénéficier de la protection de leurs données personnelles et les protéger des accusations publiques sans preuve. La meilleure solution, pour en finir avec ce scandale, est qu’Anton Geratchenko et les éditeurs du site «Myrotvorets» présentent leurs excuses publiques et que le conseiller du ministre de l’Intérieur démissionne de son poste. Non pour satisfaire les exigences de l’Occident, mais surtout pour montrer que l’Ukraine est un pays européen oà les politiques savent assumer leur responsabilités. Malheureusement, cette solution n’est pas vraiment envisageable et cette histoire sera escamotée. Il est fort déplorable qu’en Ukraine, pays qui depuis 2 ans est devenu célèbre pour sa société civile très active, continue à subir les coups durs de la part de son gouvernement qui semble ne toujours pas comprendre que le pays a la ferme intention de rompre avec son passé totalitaire et d’aller vers l’avenir démocratique.

Olena Gorkova pour UCMC