Le texte de Natalya Goumenuk, Hromadske TV. La version courte est traduite par l’equipe de l’UCMC. La version originale en ukrainien est disponible sur le site de Hromadske.
Le policier me convoque. Je suis le premier témoin de la défense dans l’affaire Piotr Pavlensky, peintre et artiste russe. Je parle en russe, mon souhait c’est d’être entendue. Mais j’ai le droit de dire mon nom, mon prénom et mon lieu de travail en ukrainien.
– L’ONG «Hromadske TV?» – demande Yana Nikitina, le juge, une femme sévère d’âge moyen – Avez-vous des dettes envers l’accusé?
– Uniquement des obligations morales.
–Je veux dire des dettes financières?
–Non.
Piotr Pavlensky est arrivé sur le Maїdan en décembre 2013. Nous nous sommes entretenus à Hromadske avant de partir sur la place de l’Indépendance. Après la Révolution, nous avons discuté à plusieurs reprises de ce qui se passe en Ukraine et dans le Donbass, il voulait à tout prix comprendre. Il parlait de sa fille qui lui avait demandé si les Ukrainiens avaient l’intention d’envahir la galaxie. Il disait que même les milieux où il n’y avait pas d’ apologistes “du monde russe” étaient imprégnés de discorde et de propagande.
Il y a quelques semaines, Oxana Shaligina, sa compagne, m’a envoyé un mail pour me demander de venir à l’audience : «Nous voulons que des Ukrainiens ayant vu le Maїdan de leurs propres yeux soient présents. Piotr veut que tu viennes».
Piotr Pavlensky n’a pas voulu n’être qu’un accusé et une victime, il a décidé de devenir le metteur en scène du tribunal qui le jugeait. Il transforme le procès en une représentation théâtrale et laisse la tribune aux membres de la Révolution de la Dignité.
Le 23 février 2014, au petit matin, après la victoire du Maїdan, Pavlensky et ses camarades ont apporté, sur le pont Malo-Konuchni de Saint-Pétersbourg, une cinquantaine de pneus qu’ils ont fait brûler, ainsi que des drapeaux ukrainiens et les drapeaux noirs des anarchistes. «Ce jour-là, alors que le pays nous oblige à fêter le Jour du Défenseur de la Patrie, nous vous exhortons à vous soulever pour cette fête du Maїdan, pour la défense de sa liberté. Les ponts brûlent et il n’y a plus de retour possible». Il a été accusé de vandalisme.
Dans la nuit du 9 novembre 2015, il a aspergé d’essence les portes du bâtiment du Service de Sécurité Fédéral de la Russie et y a mis le feu. «Les portes brûlantes du Service de Sécurité de la Russie sont comme un gant que la société civile jette à la figure de la menace terroriste. Le Service de Sécurité russe dirige le pays par une terreur permanente et détient le pouvoir sur 146 millions de personnes. La peur les transforme en une masse de corps disparates. La menace d’un massacre imminent pèse sur tous ceux qui sont à portée de main des dispositifs de surveillance externe, de l’écoute des conversations et à la limite du contrôle de passeports. Les tribunaux militaires éliminent toutes les formes d’expression de la liberté. Mais le terrorisme ne peut exister qu’à condition de susciter une peur animale. Le réflexe de protection absolue force la personne à se dresser contre cet instinct. C’est un réflexe de survie. Et la vie vaut que l’on se batte pour elle», explique Pavlensky.
Il a été arrêté par la police pour vandalisme fondé sur la haine idéologique.
Nous sommes au total 5 citoyens ukrainiens à témoigner dans l’affaire Pavlensky. Dmytro Tchepourny, étudiant dans le domaine culturel, a demandé à Pavlensky, lors d’une visite en Russie, de venir faire une conférence dans son université. Eva Ganska est une bénévole qui gère les problèmes des Ukrainiens emprisonnés en Russie. Larysa Venediktova est une artiste qui coopère avec le Centre Les’ Kourbas. Maryana Matviytchouk est une experte en culture. Nous nous sommes entretenus avec Dmitriy Dinze, l’avocat de Pavlensky.
Nous arrivons en salle d’audience. Je vois beaucoup de visages familiers : quelques journalistes occidentaux qui sont souvent venus à Kiev, Zoya Svetova, dissidente qui milite pour les droits de l’Homme, Maria Alochina, ancienne membre des Pussy Riot qui a déjà purgé sa peine et Natalia Kaplan, soeur d’Oleg Sentsov. D’ailleurs, Pavlensky a exigé d’être jugé pour acte de terrorisme comme cela a été le cas pour Oleg Sentsov. Car Sentsov a été condamné pour avoir mis le feu aux portes de l’organisation «Communauté russe de Crimée».
– Comment l’action de Piotr Pavlensky a-t-elle eu une influence sur l’atmosphère à St-Pétersbourg? – me demande l’avocat de Piotr, car l’accusation insiste sur le fait que l’action de Piotr a causé des dommages moraux aux habitants de St-Pétersbourg.
– Cette action a rendu St-Pétersbourg plus éclairée, plus chaleureuse et plus hospitalière au moins pendant une demi-heure.
L’accusation explique que le pont a été «profané» et «sali» lors de cette action, car «la fumée a pollué l’air de St-Pétersbourg et le bruit métallique a réveillé les gens».
L’avocat continue à me poser des questions.
– Quelle est votre vision de cette action?
– Cette action est une expression de solidarité au moment où le régime souhaite diviser la société. Les Ukrainiens ont brûlé des pneus pour se réchauffer quand ils se sont battus pour leur liberté. Le bruit métallique rythme la fête, l’unité du peuple qui s’est dressé contre l’usurpation du pouvoir et a défendu ses droits. Piotr Pavlensky a su transmettre cette atmosphère de solidarité et offrir, même pour un court moment, cette même atmosphère aux habitants de St-Pétersbourg.
J’insiste que lors du début des événements en Crimée, Piotr Pavlensky a su montrer aux Ukrainiens qu’il y avait des gens, de l’autre côté de la frontière, prêts à prendre des risques pour eux et à montrer les plus belles qualités inhérentes à l’homme. Son idée était de présenter le Maїdan comme une fête à la gloire de la liberté.
Dmytro Tchepourny répète les mêmes thèses que moi, sur la liberté et la solidarité.
– Vous pensez que cette action est liée à des événements politiques?
– Oui, bien entendu, c’était la victoire du Maїdan à Kiev.
– Quelle est votre vision de cette action?
– Je viens d’Ukraine, de gros changements sont arrivés chez nous….
– Nous savons ce qui est arrivé chez vous – s’énerve le juge –tenez-vous en au sujet.
Il est interdit de discuter avec Piotr. Le gardien lui met les menottes, tandis qu’il me demande tout bas : «Comment vas-tu? Quel temps fait-il dehors»? Je sors très lentement de la salle pour pouvoir échanger quelques mots avec lui. Mais chaque seconde compte. Le gardien est sévère : «Sortez Mademoiselle, c’est tout, sortez». Piotr, même menotté, continue à sourire.
Piotr Pavlensky est mis en cellule avec 13 autres personnes. Il y a si peu de place qu’ils sont obligés de dormir à tour de rôle. Tous les produits alimentaires ne peuvent être achetés que dans un magasin officiel auprès de la prison où les prix sont excessifs. Pavlensky est végétarien, donc il ne mange que du fromage et des nouilles instantanées. Il a aussi avoué à sa compagne qu’il a été placé dans une cellule spéciale de la prison Boutyrka, avec «des escrocs et des voleurs».
Nous retournons dans la salle d’audience et le procureur demande de reconnaître Pavlensky coupable. Cependant, les avocats ont réussi à reporter l’audience. Ils ne disent pas clairement ce qui a gêné le peintre lors des audiences précédentes, mais un des avocats laisse entendre que Piotr essaiera de prouver que le Service de Sécurité russe est une organisation terroriste.
Plus tard, Pavlensky dira à sa compagne, qu’il a été heureux de revoir des visages familiers de Kiev. Nous avons réussi notre action.
Maria Alochina explique : «Il ne faut pas considérer Piotr comme un objet de compassion. Il n’est pas une victime du régime. Il est sur un niveau d’égalité avec ce pouvoir et cela est formidable».
«Ils ne savent pas que faire avec lui. Ils n’arrivent pas à l’intimider, à le forcer à coopérer. Ils lui disent : «on va te mettre en prison» et il répond : «faites-le», explique Vladimir Romenky, journaliste de la chaîne «Dojd» qui a filmé l’action près de la «porte de Pavlensky ». Ce surnom a été donné à la porte du bâtiment du Service de Sécurité à la Loubyanka, brûlée par l’artiste.
Je suis invitée à participer à une émission de «Dojd », les présentateurs expliquent que «la directrice de la chaîne ukrainienne Hromadske TV a été témoin dans l’affaire Pavlensky ». Je réexplique tout ce que j’ai dit au tribunal, je parle de la solidarité, de la glorification de la liberté et que Pavlensky a tout inversé et qu’il dirige le procès. Mais j’ajoute que le Maїdan a été un tournant de la prise de conscience, en effet en sortant dans les rues, les gens ont rétablit l’ordre constitutionnel et la légitimité, car Victor Ianoukovitch a fait un coup d’État en transformant l’Ukraine en un pays totalitaire.
J’explique que Pavlensky a pris des risques pour soutenir le Maїdan, donc je me dois d’être solidaire avec lui. J’explique que j’ai été témoin, journaliste, mais aussi actrice dirigée par le peintre. Dans la vie de Pavlensky on ne peut pas dissocier l’art de la politique. Je répète que Pavlensky a réalisé une chose impossible : il a refusé de jouer selon les règles et il a gagné.
– Donc, tout cela est un jeu? Le théâtre de l’absurde?
– Mais non…vous savez, cela n’est pas absurde, car nos témoignages sur les événements du Maїdan étaient véridiques. L’absurde, c’est la situation dans laquelle les Ukrainiens et les Russes se sont retrouvés, quand des choses réelles sont perçues comme une action théâtrale.
