L’Ukraine, vue depuis le Québec et la Chine – avec Jean-François Lépine

Quelle place de l’Ukraine dans la tourmente géopolitique globale? Où va le monde actuel et comment change l’équilibre des grandes puissances, les EU, la Chine? 

Pour en disctuer nous rencontrons Jean-François Lépine, journaliste de Radio-Canada  mais aussi diplomate, représentant du Québec en Chine (2015-2018). Jean-François Lépine est un grand connaisseur de la Chine où il a vécu durant de longues années et auteur de l’ouvrage  Les Angoisses de ma prof de chinois (2023).  Jean-François Lépine se rend en Ukraine pour la première fois pour découvrir et comprendre le pays en guerre. 

Vous êtes en Ukraine depuis plusieurs jours, et c’est un coin du globe que vous découvrez d’une manière récente. Ma première question pour vous, avant qu’on parle d’autre chose — parce que vous êtes expert en géopolitique — je voudrais vous poser cette question: pourquoi êtes-vous ici à Kyiv aujourd’hui?

D’abord, je suis très heureux d’être ici. En revenant de Chine, où j’étais diplomate jusqu’en 2021, je ne savais pas encore ce que j’allais faire de la suite de ma vie. J’avais déjà 73 ans. J’en ai 76 aujourd’hui.

Et tout de suite, le monde a commencé à vraiment se fracturer de différentes façons. Il y a eu l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Il y a eu ensuite les événements liés à l’attaque du Hamas en Israël. Il y a eu toute une série de bouleversements, l’arrivée de Trump au pouvoir, et tout cela. Et j’ai été comme happé par les médias canadiens, en particulier, qui me sollicitaient parce qu’ils se souvenaient de tout mon passé de journaliste, et peut-être aussi de l’histoire — parce qu’à 76 ans, on a une mémoire énorme quand on est en pleine forme. Et donc, je travaille beaucoup dans les médias comme analyste géopolitique, vous l’avez évoqué, pour les grandes entreprises aussi.

À un certain moment, je me suis dit, surtout après la publication de ce livre-là, qui a été un grand succès, que j’allais utiliser les revenus du livre pour retourner dans certains endroits de la planète où je n’étais pas allé depuis longtemps, et dans ce cas-ci en Ukraine, où je n’étais jamais allé. Parce qu’il y a des limites à analyser la géopolitique mondiale sans s’y rendre. Donc, c’est pour ça que je suis ici.

Je trouvais cela important, même si cela comporte un certain danger, même si mes amis, qui ont mon âge, me disent : «Jean-François, viens donc jouer au golf, oublie ces folies». Je pensais que c’était très important pour moi de venir un peu partager la vie des Ukrainiens, comprendre dans quelle situation vous vivez. Et c’est extrêmement enrichissant pour le travail que j’aurai à faire en revenant.

Je pense même peut-être écrire quelque chose. Ce n’est pas encore décidé, mais c’est important de voir, de sentir, de rencontrer des gens comme vous, d’ailleurs, parce que vous faites un travail énorme d’information à l’étranger sur ce qui se passe ici. Et tous les gens comme vous, ici, qui réfléchissent, qui collaborent aussi à la défense de leur pays — indirectement ou directement — je suis très honoré, en fait, d’avoir cette expérience.

Vous avez raconté dans une de vos interviews que vous étiez fasciné, dès votre enfance, par l’exotisme de la Chine. Vous avez parlé de ce livre pour enfants que vous aviez lu et qui vous avait rendu curieux. Vous êtes un personnage curieux. Vous dites que le journalisme, c’est quelque chose pour lequel on est payé afin d’être curieux.

Vous avez tout de même eu le courage de vous installer physiquement en Chine. Ce n’était pas la Chine d’aujourd’hui, c’était la Chine des années 1980. Vous vous êtes installé là-bas pour quatre ans. C’était un pays fermé qui venait de s’ouvrir, un pays pauvre, un pays où il n’y avait pas encore de civilisation moderne.

Et donc voilà, il y a cette soif d’exotisme dans votre parcours. Et je peux imaginer — c’est une interrogation qui vient tout naturellement — qu’en arrivant ici à la gare de Kyiv, il y a plus d’une semaine, vous vous êtes demandé: est-ce un lieu exotique, ou bien au contraire, est-ce un lieu dont le code visuel, les gens que je rencontre, ne sont pas suffisamment exotiques pour moi?

C’est vraiment intéressant. La fascination pour la Chine vient effectivement de l’album de Tintin Le Lotus bleu. J’étais un enfant de la génération Tintin. Et effectivement, j’ai cette espèce d’obsession, de curiosité. Mais ici, c’est très exotique. En fait, quand on s’intéresse

à l’autre, l’autre est toujours exotique. Peu importe s’il nous ressemble sous certains aspects. C’est sûr que je retrouve dans la société ukrainienne des préoccupations proches des nôtres. Vous savez que nous avons aussi beaucoup d’Ukrainiens chez nous, au Canada.

C’est un monde que l’on connaît, même si l’on n’y est jamais allé, mais il y a ici des particularités qui sont frappantes. D’abord, l’architecture. Pour l’instant, nous n’avons connu que Kyiv et ses environs.

Mais l’architecture est très particulière. On sent une influence qui m’a toujours fasciné, parce que je suis allé, malheureusement, beaucoup plus souvent en Russie qu’ici. Je n’étais jamais vraiment venu sur le territoire ukrainien. Mais on sent l’influence de l’histoire de la Grande Russie, de l’Empire russe, de l’Empire soviétique aussi, de l’architecture soviétique qui est très présente, mais aussi tout un renouveau, et surtout votre quête d’identité, accentuée par la guerre que la Russie vous mène, et votre besoin de vraiment raffermir votre position identitaire. Et tout cela est extrêmement intéressant, c’est original pour nous.

Hier, j’étais avec des écrivains, des diplomates, ici, lors d’une soirée, et c’était intéressant parce qu’il y en avait un, Andrei Kurkov qui disait : «En Ukraine, il y a plusieurs histoires, et chacun a sa version de l’histoire». Et c’est très difficile, souvent, de faire des compromis, tant les gens ont leur vision de l’histoire. Et donc, c’est intéressant, parce qu’au Canada, vous savez, nous avons trois histoires principales: l’histoire des Amérindiens, qui ont été les premiers habitants de ce territoire; l’histoire des Français, qui ont été les premiers colonisateurs européens; l’histoire des Anglais, les deuxièmes colonisateurs européens. Et maintenant, on pourrait dire même qu’il y a une quatrième histoire au Canada, celle de l’immigration, car nous sommes un pays d’immigration. Les plus grandes populations d’immigrants sont, entre autres, les Ukrainiens — plus d’un million — et les Chinois. Donc, il y a beaucoup d’Orientaux au Canada. Les musulmans commencent aussi à devenir importants. Donc, c’est toujours intéressant de connaître l’autre, d’abord pour voir ce qu’il peut nous apporter par ses différences.

Et entre autres ici, par ses différences, et aussi par ce qu’il peut nous apporter, parce qu’il vit souvent des situations comparables aux nôtres. Donc, c’est comme ça qu’on peut avoir un rattachement avec cette société bouillonnante, parce qu’il faut le dire: vous êtes dans une situation qui vous provoque, parce qu’elle est terrible. Comme un peu au Canada. Depuis quelques mois, nous devons faire face à Trump. Ça a été un choc pour nous, surtout quand il a dit aux Canadiens : «On pourrait vous annexer, vous deviendriez le 51ᵉ État américain». On se retrouve avec un gouvernement à Washington, pour la première fois, perçu comme un ennemi, qui est à nos portes et qui fait même partie de notre système de sécurité.

Donc, il y a énormément de choses qu’on peut apprendre de vous, de votre dynamisme. Voilà, donc il y a beaucoup d’exotisme ici. 

Vous avez déjà évoqué le fait que le monde n’est plus celui que vous avez connu avant, et que les bouleversements sont très profonds, puisque tout simplement, depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, on vivait dans un monde où plusieurs choses étaient prévisibles.

Jusqu’au point où, dans les années 90, on croyait plus ou moins à ce qu’on appelait la fin de l’histoire. Les conflits, évidemment, existaient dans plusieurs pays, mais c’étaient des conflits locaux, qui ne concernaient pas tout le monde. Aujourd’hui, nous entrons dans un monde où le spectre d’une guerre encore plus grande que celle que nous observons ici à Kyiv est tout à fait possible.

Il y a une répartition des puissances mondiales qui est absolument différente. Vous qui connaissez bien la Chine — peut-être que vous parlez leur langue, vous lisez leur langue — vous avez vu le pays se développer à une vitesse absolument incroyable durant les dernières décennies.

Si je vous pose la question, simple en apparence mais aussi fondamentale: comment définissez-vous le moment historique que notre planète traverse ? C’est-à-dire, comment peut-on le résumer à quelqu’un qui aurait manqué les derniers chapitres ? Et comment décrire ce mouvement dans lequel notre monde vit aujourd’hui?

C’est une vaste question, mais je pense que c’est presque un cliché de le dire maintenant, surtout depuis ces dernières années. On vivait dans un monde relativement sécuritaire, où il y avait des équilibres, surtout depuis la chute de l’Union soviétique. On croyait à un monde dans lequel les grandes institutions internationales allaient devenir des zones de partage, et qu’on allait — surtout avec le développement des communications, de l’Internet et tout cela — pouvoir communiquer beaucoup plus rapidement, et probablement contribuer davantage à l’équilibre entre nations riches et pauvres.

Aujourd’hui, on découvre un peu brutalement, d’abord, qu’il y a eu l’émergence de puissances concurrentes à celle de l’Occident traditionnel, qui ne respectent pas les mêmes valeurs, ni les mêmes enjeux de solidarité internationale, ou les respectent à leur façon, avec leur propre vision. Vous parliez de la Chine — évidemment, on pourrait aussi parler de la Russie, qui est un peu le voyou que l’on connaît depuis vous, depuis 2014. Nous, on a été lents à réagir, car ces comportements voyous existaient déjà en 2014. Et maintenant, depuis 2022, c’est devenu extrêmement visible, et extrêmement dangereux, compte tenu du fait que c’est un pays qui dispose de l’arme nucléaire. Plus le conflit s’étend, plus le gouvernement de Vladimir Poutine se sent assiégé, plus il peut réagir fortement. Qu’est-ce que cela peut donner ?

Et il y a aussi l’émergence de puissances autocratiques. On croyait qu’éventuellement, la Chine, en se développant, allait devenir plus démocratique. On croyait qu’après la chute de l’Union soviétique, la Russie deviendrait plus démocratique. Et même les États-Unis, aujourd’hui, nous inquiètent sur le plan de la démocratie. Donc, il y a cette espèce de bouleversement des valeurs où l’on se dit: mais nous pensions avoir des valeurs universelles issues du choc de la Deuxième Guerre mondiale et de ce « plus jamais ça », hein, qu’on s’était tous dit. Mais c’étaient peut-être surtout les Occidentaux, et même, surtout, les Européens.

Et on a baissé la garde, on a perdu cette espèce de vigilance. Je dis tout le temps que la pandémie a été un révélateur pour nous. La pandémie de la COVID-19. Pourquoi ? Parce que, d’abord, la Chine nous a montré un comportement extrêmement surprenant. La Chine, d’où venait le virus, au lieu de nous dire ce qu’était ce virus, comment il était apparu, comment on l’avait d’abord traité, comment on avait identifié les symptômes, la Chine a dû être forcée à nous révéler, au moins, comment elle traitait le virus.

Mais elle n’a jamais, jusqu’à aujourd’hui, révélé d’où venait ce virus. Elle a refusé de coopérer pour nous le dire, au point que, aujourd’hui, l’Organisation mondiale de la santé essaie d’écrire un accord — qui a été entériné, mais qui est beaucoup plus faible que prévu — pour que, la prochaine fois, on ait un comportement solidaire sur le plan international. Qu’il y ait une pandémie, vous allez tous et toutes en être atteints, alors voici ce que nous avons fait, voici d’où ça vient, ça vient de chez nous, etc. Au lieu de dire: ça vient d’ailleurs, et de refuser de nous informer. Et puis l’autre comportement, qui nous condamne, nous, les pays riches occidentaux : qu’est-ce qu’on a fait au moment de la pandémie ? On s’est dépêchés, on a très rapidement investi pour trouver des vaccins. 

On a utilisé nos vaccins massivement, on a limité les dégâts chez nous, et puis on n’a jamais vraiment offert nos vaccins aux plus pauvres, au Sud global, à d’autres. Donc, chacun pour soi, encore une fois. Et pour moi, c’est vraiment ce moment-là, le début des années 2020, qui a montré une fracture qui s’amplifie depuis ce temps-là. Et la Chine est le symptôme de cela. La Chine était une puissance qui avait, à mon avis, réussi quelque chose d’extraordinaire en l’espace de 40 ans.

Les Chinois avaient sorti 800 millions de personnes de la pauvreté. C’était un pays qui avait la plus grande classe moyenne au monde. En Chine, autant qu’en Amérique, un enfant pouvait rêver de l’avenir et rêver de réaliser ses projets, comme un enfant occidental peut le faire. Il y avait une vie avec une sécurité matérielle importante, et tout cela. Malheureusement, depuis quelques années, pour des raisons qu’on pourrait expliquer, la Chine est devenue plus agressive. Elle s’est sentie plus ostracisée par l’Occident, qu’elle identifie comme une puissance qui veut l’empêcher de grandir.

Et la Chine est devenue un pays extrêmement militarisé, avec une croissance de ses dépenses militaires foudroyante, qui développe ses armes nucléaires sans contrôle, sans avoir signé de traité pour en limiter l’ampleur, et tout cela, qui aide la Russie dans son agression contre l’Ukraine, alors que la Chine était une grande amie de l’Ukraine pendant 30 ans.

L’Ukraine a beaucoup aidé la Chine à se développer dans les années 90, entre autres quand l’Ukraine est devenue indépendante. Bref, il y a une montée, donc, de cet autre pouvoir — le pouvoir numéro 3, disons, si on prend l’Amérique, la Russie, la Chine ; l’Europe, pouvoir numéro 4, peut-être — parce que l’Europe va probablement être de plus en plus laissée à elle-même. Mais elle est capable, à mon avis.


Donc, il y a cette espèce de multipolarité dont on ne connaît pas l’avenir, mais qui rend le monde plus incertain. Cela me frappe — le secrétaire général des Nations unies qui dit : « Attendez, sur le plan de l’environnement, c’est la catastrophe ; sur le plan des guerres, c’est la catastrophe ; sur le plan… » Et personne n’écoute les Nations unies. Les Nations unies n’ont plus de pouvoir moral.

On peut même parler de l’effondrement de l’architecture, en fait, puisque vous avez évoqué ce mot de solidarité, qui est remis en question, et qui met en cause cette logique du chacun pour soi. Et dans ce chacun pour soi, il est tout de même question d’alliances.

Et vous en avez déjà évoqué quelques-unes. Il y a, par exemple, dans cette guerre que la Russie mène contre l’Ukraine depuis 2014, un partenariat de l’Ukraine avec l’Europe. Il y avait une alliance, un partenariat avec les États-Unis — de plus en plus remis en question — et avec le Canada, évidemment.

Mais il y a, de l’autre côté, d’autres alliances. On voit, dans ce que fait la Russie, un soutien très important de l’Iran. Puisque nous avons… Vous avez pu le constater vous-même en vous retrouvant à Kyiv : ce sont des drones d’origine iranienne — c’est-à-dire qu’ils sont désormais fabriqués en Russie, mais le modèle est celui du Shahed. Le Shahed-136, c’est un drone iranien.

Il y a aussi la Corée du Nord. La Corée du Nord est un pays qui vit sous sanctions depuis des décennies et qui ne devrait pas représenter un danger, mais qui en représente un, puisqu’il y a des missiles balistiques d’origine nord-coréenne utilisés contre les populations civiles ici à Kyiv. Ils ont déjà tué des civils ici.

Et puis, il y a la Chine, la plus grande, la plus puissante, qui est en arrière-plan, dont la rhétorique, en fait, sur cette guerre que la Russie mène contre l’Ukraine, est ambiguë. C’est-à-dire que, lorsque vous demandez aux Ukrainiens quelle est la position de la Chine sur cette guerre, on parlait, au départ, de neutralité pro-russe. Aujourd’hui, malheureusement, nous constatons un renforcement de la position chinoise.

Les forces armées ukrainiennes ont capturé — deux Chinois dans l’est de l’Ukraine. C’étaient évidemment des volontaires, des mercenaires. Mais on connaît aussi le soutien technologique que la Chine apporte à la Russie, sans nier le fait que certaines technologies chinoises sont utilisées également du côté ukrainien. Donc, il est question d’alliances, et certains experts évoquent cette vieille expression, “l’axe du mal” — une expression qui date, qui n’est pas d’aujourd’hui — mais qui désigne cet axe des régimes autoritaires ou totalitaires, ou du moins non démocratiques, qui forment une alliance contre nos démocraties. Quelle serait votre vision de cette répartition en alliances ?

Dans la formulation de la politique étrangère canadienne — et j’ai un peu contribué à cela — on a cette manière de dire les choses en parlant de la présence de puissances ou de pays qui ne partagent pas les mêmes valeurs que nous. Et je pense que c’est vers cela qu’on s’oriente. C’est-à-dire qu’il y avait, de la part d’un pays comme le Canada — probablement un pays trop naïf — cette croyance. 

Nous avons été à l’origine de la formation des Casques bleus. Nous avons été, de façon extrêmement dynamique, à l’origine de la création des Nations unies. Et nous croyions donc à cette idée qu’il fallait promouvoir des valeurs de transparence, de solidarité, de générosité, et tout cela. Et puis, je pense qu’il y a un échec du partage de ces valeurs. Et donc, il y a cette espèce — pas unifiée non plus — mais cette sorte de front des puissances étatiques, sans parler des puissances économiques, qui ne partagent pas ces valeurs de transparence, de partage. 

On dit beaucoup, par exemple, que le capitalisme moderne est de plus en plus inégalitaire, à un point tel qu’on ne peut même plus envisager de contrôler certaines grandes puissances industrielles et économiques, notamment dans le domaine des grands réseaux de communication. Et donc, on parle même de contrôle de la pensée, etc.

Mais je ne pense pas qu’il y ait vraiment une définition claire… Est-ce que c’est les autoritaires contre les démocrates? Je pense qu’on s’achemine peut-être vers un réalignement dont on ne peut pas encore définir ce qu’il deviendra. Mais c’est sûr que cette histoire de partage de valeurs est importante, parce que regardez, au Canada, nous avons jusqu’à maintenant une association très profonde avec les États-Unis, notamment culturelle. Nous avons dû nous défendre des États-Unis dans le passé, sur le plan culturel, entre autres. Quand on a signé un accord de libre-échange avec eux, les États-Unis ont été très fâchés quand on a introduit dans l’accord la notion de particularité culturelle. On voulait protéger nos médias, entre autres, pour qu’ils ne soient pas achetés par des puissances médiatiques américaines, protéger notre programmation cinématographique, qui est très riche, de l’invasion des capitaux et de l’influence américaine. Aujourd’hui, notre relation avec le gouvernement américain, ou si l’on se pose la question par rapport à la population américaine qui a élu Trump, avec le langage aussi autoritaire, réactionnaire, agressif qu’il utilise — ne serait-ce que ce qu’on voit ces derniers jours — la manière de régler les problèmes d’immigration par une force extrême, avec l’intervention de la Garde nationale, de marines américains, dans les villes, des attaques vraiment massives contre ces immigrants, qui sont illégaux, oui, mais absolument inoffensifs, sans aucun moyen de se défendre. 

Et plus encore, on s’attaque au traité même de libre-échange avec le Canada, qui était le plus important traité bilatéral au monde en termes d’échanges, et surtout le plus équilibré. Nous avions des balances commerciales complètement équilibrées entre nous. Et là, tout est en train d’être remis en question. On parle même de menaces territoriales. Du côté américain, on parle de redéfinir les frontières. On évoque l’Arctique, etc. Donc je ne sais pas. Et je pense que… eh bien… il faudrait être bien malin pour dire où tout cela nous mène, mais c’est certain qu’il y a des conflits de valeurs importants qui mènent à une course aux armements sans précédent. Et ça, c’est extrêmement dangereux. Vous vivez aujourd’hui l’expérience des drones. Les drones, à mon avis — j’ai fait une émission là-dessus cette semaine — vont contribuer à multiplier les guerres, qui sont déjà plus nombreuses que jamais sur la planète actuellement. Pourquoi ? Parce que c’est une arme redoutable, accessible à tous, parce qu’elle est peu coûteuse. Je vois, par exemple, dans un pays comme la Birmanie, où il y a eu une insurrection — plusieurs forces insurrectionnelles contre l’armée — les forces insurrectionnelles, qui n’ont pas d’argent, sont redoutables avec l’usage des drones chinois. Encore une fois, la technologie chinoise, qui ne coûte rien mais qui est très efficace. Donc, ça va donner quoi ? Ça va permettre à de petites armées, à des insurrections de tout type — criminelles ou démocratiques — de provoquer plus rapidement des conflits ouverts.

Je crois encore à certaines choses — on pourrait en parler — positives, et le comportement des Ukrainiens est intéressant à cet égard: votre courage, votre résilience. Mais nous vivons dans un monde extrêmement dangereux.

Il s’agit tout autant d’une redéfinition des grands et des petits. Si auparavant on parlait de la surpuissance, regardez ce que démontre cette opération ukrainienne récente — le poil d’araignée — avec de petits drones qui coûtent trois sous, mais qui ont détruit un grand pourcentage des avions de chasse, des avions stratégiques russes.

Voilà ce qui était important pour les Ukrainiens, mais qui a aussi interpellé, on peut l’imaginer, pas mal de gouvernements de grands pays du G7. Parce que cela met tout le monde en danger. Il ne faut plus être une grande puissance dotée d’un arsenal stratégique pour pouvoir détruire l’ennemi. Et donc, ce que nous voyons — vous avez évoqué l’administration Trump, ce présent très incertain des États-Unis — nous voyons que les États-Unis, qui ont été, pendant des décennies, les leaders du monde libre — tout simplement parce qu’il y avait ce fondement des valeurs communes qui était indiscutable — eh bien aujourd’hui, on revient à un débat qu’on croyait clos depuis longtemps. 

On parlait des valeurs de démocratie, et on voit aujourd’hui que les États-Unis sont de moins en moins les leaders du monde libre. Ceux qu’ils voudraient défendre — c’est ce qu’on appelait le monde libre — et cela est aussi un signe de faiblesse. C’est-à-dire qu’on assiste à cette redéfinition globale où, justement, ceux qui étaient grands hier ne le seront peut-être plus demain. 

Regardez la Russie aussi. On parlait encore en 2022 de la Russie comme de la deuxième armée du monde — c’était l’expression. Aujourd’hui, nous voyons que, bien sûr, la Russie conserve toujours son arsenal nucléaire. Mais au niveau des pertes russes, on atteint un chiffre inimaginable, qu’on a du mal à même visualiser. Qu’est-ce que ça peut représenter, un million de tués et blessés ? Ce sont les chiffres officiels de l’état-major ukrainien, qui sont, d’une manière générale, assez fiables. Ces calculs sont plus ou moins approximatifs.

Mais voilà, donc la Russie pourrait sortir très affaiblie de cette guerre, alors que la Chine, pour l’instant, est un pays — peut-être le seul pays de cette triade — qui est en train de se développer, d’observer comment les choses se passent. Est-ce que vous vous alignez sur cette vision selon laquelle la nouvelle ère qui s’ouvre devant nous serait une ère très chaotique, où justement les surpuissances auraient moins de poids ?

Oui, c’est intéressant. Je ne pense pas nécessairement, car elles auront encore pendant très longtemps le poids de leur puissance militaire, de leur puissance économique. Malgré tout ce qu’on dit — et c’est pour ça qu’on s’inquiète des États-Unis — c’est la plus grande économie au monde. Elle a une influence énorme sur l’économie de la planète. La Chine est la deuxième économie mondiale.

Il y a aussi des pays qui montent, dont on oublie souvent de parler, comme l’Inde. L’Inde est peut-être déjà la cinquième puissance économique au monde. Elle monte à une vitesse extrêmement rapide à cause de sa jeunesse. Et l’Inde a aussi des plans, elle a aussi une vision de l’avenir, qui inquiète parfois, aussi, parce que c’est un pouvoir démocratique, oui, mais de plus en plus autoritaire.

Moi, je pense que la grande crise — et qui est peut-être plus visible aujourd’hui parce qu’elle se produit dans le pays qu’on identifiait comme la plus grande démocratie en termes de richesse, les États-Unis — c’est la crise de la transparence, de l’information,

la crise du savoir. On a maintenant une administration aux États-Unis qui tue les scientifiques, c’est-à-dire qui les écarte, qui tente d’éliminer la pensée scientifique, qui cache la vérité, qui la manipule sans arrêt.

Et un monde qui n’est pas transparent, qui n’est pas ouvert à la connaissance, devient un monde extrêmement dangereux, parce que c’est un monde de sorciers et de sorcières. Et on le voit. Regardez, aux États-Unis, le ministre de la Santé — entre guillemets — Robert Kennedy Jr., qui décide cette semaine de renvoyer tous les spécialistes de l’Agence nationale de la santé, les spécialistes des vaccins, pour engager ses propres personnages, qui sont tous des sorciers, justement — des gens qui cachent la vérité, qui refusent la science et la transparence. On est rendus à un point où l’on ne peut plus vraiment croire l’administration américaine, parce qu’elle dit des choses qui ne sont pas transparentes, qui ne sont pas vérifiables. Et c’était le propre de l’Union soviétique, c’était le propre des communistes, c’était le propre de la Chine encore aujourd’hui. Mais quand on voit les États-Unis embarquer dans tout ça… 

Moi, je croyais vraiment à la propagation de la science, de la transparence. C’est-à-dire, savoir, connaître vraiment ce qui se passe. Je croyais beaucoup au développement des communications, des technologies de l’information. Un grand savant canadien, Marshall McLuhan, avait dit: Créer le village global. Moi, j’y croyais. J’étais de ceux qui disaient : quand il y aura un village global, on saura que les Indiens souffrent de tels problèmes, ou qu’il y a une guerre qui éclate — on le saura immédiatement, on pourra intervenir tout de suite. 

Quand Poutine a envahi l’Ukraine, j’ai écrit une lettre dans les journaux au Canada, où j’ai dit : Il y a un bully, comme on dit en anglais, dans la cour de l’école. Il faut l’arrêter tout de suite. Et je disais: il faut intervenir massivement, maintenant, pour empêcher que cela se développe, pour donner une leçon instantanée : On ne veut pas de ça dans notre monde. Eh bien, on a tardé à le faire. 

On a posé des lignes rouges, encore une fois, du côté américain, qu’on n’a pas respectées. Et Poutine a continué son agression. Aujourd’hui, on ne sait pas comment tout cela va se terminer. Et je pense que c’est un peu ma grande déception : au lieu de nous diriger vers un monde de lumière, de transparence, on se dirige vers un monde d’obscurantisme, où chacun a son scénario, ses vérités… Et il faut, pour voir cela de façon encore plus évidente, regarder dans quelle situation se trouve aujourd’hui le monde scientifique américain. 

Le pays qui a produit le plus grand nombre de prix Nobel scientifiques au monde est devenu un pays obscurantiste, où l’on interdit à ses savants de participer à des congrès scientifiques internationaux. On leur interdit de partager des informations sur la santé, par exemple. On est arrivés à un niveau de non-partage et de vérité masquée qui est très inquiétant, malgré les possibilités d’échange qu’offrent les nouveaux médias de communication. 

Donc, la rationalité elle-même est remise en question. Vous avez évoqué cette expression de lumière — c’est-à-dire aussi l’époque des Lumières — où tout le monde croyait à la science, au progrès scientifique, progrès technologique, et que c’était un progrès technologique utilisé à bon escient, c’est-à-dire que cela se faisait de bonne foi, dans l’intérêt de tous — en tout cas dans une tentative. Ce n’était jamais dans l’intérêt de tous, mais c’était une tentative de le faire partager. Or aujourd’hui, nous entrons dans ce qu’on appelle les Dark Times, donc l’âge sombre. 

Et donc nous voici dans un monde tragique, un monde déchiré, un monde non transparent, un monde sorcier, comme vous dites. Ce qui est absolument fascinant dans votre livre, c’est que vous parlez beaucoup de la Chine, et vous parvenez à parler de sa grandeur — de la grandeur de ce peuple que vous avez vu évoluer justement vers une vie meilleure, vers la lumière, pendant des décennies. Mais vous restez à la fois très lucide face à la terreur qui accompagne cette grandeur. Et les dangers que ce développement constitue — c’est-à-dire que vous ne tombez pas dans le piège de la fascination pour l’exotisme. Aujourd’hui, quand on regarde la Chine, et aussi avec Taïwan tout à côté, et cette potentialité d’un nouveau conflit à venir qui pourrait être aussi la conséquence de ce qui se passe ici à Kyiv… Quel avenir, selon vous, pour la Chine aujourd’hui ?

Je voudrais avoir le temps de dire un mot sur l’Ukraine. Je pense que ma visite ici est vraiment passionnante, parce que je découvre à quel point vous avez cette espèce de recherche de la lumière dans la noirceur que vous traversez actuellement, malgré vous. Et il y a des choses qui se passent ici qui doivent nous inspirer. Je pense beaucoup à votre résilience. Je pense au fait que, malgré l’absence d’élections — à cause de la loi martiale, que même les Ukrainiens, je pense, acceptent — il y a un débat ici, dans la société ukrainienne, sur tout, même sur la manière de mener la guerre. 

Quelqu’un me racontait hier — et je n’avais pas mesuré ça — à quel point, depuis, entre autres, 2019, l’arrivée de M. Zelensky au pouvoir, il y a un effort pour rendre l’information accessible à tous, à travers le téléphone, par l’informatisation, la numérisation de toutes les opérations élémentaires de la société, un mouvement mené de façon très originale. On a décidé non pas d’éliminer le papier, mais de créer un nouvel univers, en oubliant le passé, où il n’y aurait plus de papier pour une multitude de transactions, de choses du quotidien, pour rendre tout cela accessible aux gens. Et ça a eu un effet très important sur la transparence économique, sur la lutte contre la corruption. Donc il y a énormément d’initiatives ici, des choses qui se font et dont le Canada peut s’inspirer, dont il s’inspire déjà, et qui peuvent donner de l’espoir à l’humanité pour faire en sorte que, effectivement, face à des puissances comme la Chine, qui sont inquiétantes.

 Pourquoi est-elle inquiétante, la Chine? Parce qu’il est arrivé quelque chose de terrible dans la lumière. C’est-à-dire cette révolution économique, qui était à l’origine l’idée d’un gouvernement communiste, mais qui avait vécu une révolution culturelle ayant tué 30 millions de Chinois — une révolution de l’obscurantisme, justement, où l’on a voulu tout détruire, jusqu’à l’histoire même de la Chine, et surtout jusqu’à la personnalité chinoise — qui est, à mon avis, extraordinaire. Les Chinois sont des gens extrêmement travailleurs, extrêmement… Ils ont de très belles valeurs familiales, ils sont très attachés à leur société, très attachés à leur culture, qui est extrêmement riche. Le génie de Deng Xiaoping, qui a été le leader ayant lancé la Chine dans cette révolution post-Mao, ça a été de dire: “je vous donne les moyens de travailler. Il n’est plus honteux, dorénavant, d’être riche”. Il faut que certains deviennent riches pour que les autres puissent suivre. Des principes comme ceux-là, où il a dit “je vais miser sur le caractère industrieux, travailleur de ce peuple, pour qu’avec lui, on relève ce pays, avec le résultat que j’évoquais tout à l’heure: tous ces gens qui sont sortis de la pauvreté, un pays qui s’est urbanisé — parce que le monde va s’urbaniser, c’est une solution humanitaire intéressante. On concentre les services, les gens, et on garde le reste du territoire pour s’amuser, aller respirer, développer l’agriculture, etc.

Mais le problème, c’est qu’on a eu cette idée que cette révolution économique, qui allait faire progresser les Chinois, allait aussi — que le leadership communiste, entre guillemets, parce que ce n’est pas un leadership vraiment communiste sauf dans les mots — que le leadership chinois allait graduellement aussi, en ouvrant le marché à l’initiative privée — 70 % de l’économie chinoise est privatisée aujourd’hui — que le gouvernement allait aussi s’ouvrir à la démocratie.

Et dans les années 2010, au début de cette décennie, le gouvernement du président Hu Jintao, à l’époque, évoquait même cette possibilité. Mais il y a eu un courant au sein du Parti communiste chinois, une immense bataille, dont un clan était mené par le président actuel, Xi Jinping, et qui affirmait: on ne peut pas faire ça, parce que si on le fait, on perd le contrôle. C’est un obsédé du contrôle, avec une vision très ferme, et aujourd’hui, ce personnage-là a fait quelque chose que les Chinois ont beaucoup de mal à accepter : il a modifié la Constitution par la force pour s’accorder des mandats indéfinis, devenir véritablement un dictateur. Il a relancé le contrôle, c’est-à-dire ce culte de la personnalité que Mao chérissait tant. On voit aujourd’hui les photos de Xi Jinping partout ; il y aura peut-être bientôt des statues à son effigie. Et avec cette volonté autocratique, il y a eu tout un développement de la sécurité intérieure, qui est aujourd’hui terrible.


Il y a plus de budget pour la sécurité intérieure que pour l’armée chinoise: cela montre à quel point le régime vise d’abord à contrôler les Chinois eux-mêmes. Mais aussi à contrôler les ambitions mondiales de la Chine, qui sont d’abord territoriales en Asie — ce qui inquiète beaucoup les pays de la région — et qui pourraient devenir extrêmement dangereuses pour nous. C’est donc un personnage, avec quelques-uns autour de lui, qui ont transformé la révolution économique chinoise — qui, à l’origine, était très positive — en un projet beaucoup plus agressif, en utilisant les mêmes justifications que Vladimir Poutine: le monde veut nous empêcher de grandir, nous devons nous défendre, contrôler notre environnement, y compris militairement.

Alors, Taïwan pourrait être attaqué à tout moment, comme l’Ukraine l’a été, et tout cela est extrêmement dangereux. 

Mais en même temps, il ne faut pas laisser ceux qui nous écoutent ou nous regardent sur une note entièrement négative. Je reviens à ce que je disais: je vois ici, en Ukraine, beaucoup d’espoir. Pourquoi ? Parce qu’il y a cette capacité de résilience, cette capacité de réinvention, dans nos façons de faire, pour répondre à une menace terrible, avec énormément de créativité. Et c’est une leçon dont devraient s’inspirer les Européens, en particulier, car ils sont voisins de la Russie, de ce pouvoir autocratique. Et je pense que le monde entier devrait regarder de plus près ce qui se passe ici. C’est très inspirant pour nous. Et je voudrais vous remercier pour cela — pour votre courage — car il nous inspire. Il faut qu’on le connaisse davantage.