Que signifie la place centrale d’un pays qui a vécu deux révolutions et qui est en guerre? Point zéro de l’Ukraine? L’incarnation de l’Indépendance? Lieu des adieux aux soldats tombés au combat? Anne et Laurent Champs-Massart, un couple d’ écrivains français installés en Ukraine depuis 2023, échangent leurs réflexions dans un dialogue.
Anne: Nous nous trouvons à Kyiv, non loin de la place Maïdan, et il y a une question qui revient souvent lorsqu’on parle à nos amis ukrainiens ou à notre famille : pourquoi avoir fait le choix, en tant que citoyens français, de venir vivre en Ukraine, un pays en guerre ? Et en général, qu’est-ce que tu leur réponds quand on te pose ce genre de questions?
Laurent: C’est vrai que ça peut être un choix un peu périlleux, mais qui s’explique très logiquement. En fait, le 24 février 2022 a représenté pour nous un choc, en tant que citoyens européens et personnellement parlant. C’est le début de l’invasion à grande échelle de l’Ukraine par la Russie. C’était un événement crucial.
On a tout de suite compris que ce n’était pas une guerre comme les autres. C’est la première fois que la guerre revenait sur le continent européen depuis 1945. Et on a tout de suite compris l’enjeu majeur que c’était : la liberté. La liberté de l’Ukraine, bien sûr, mais aussi, plus loin, d’une manière plus vaste, celle de l’Europe.
C’était le début d’un événement de haute intensité, très dangereux, qui était trop crucial, trop important, personnellement parlant, pour qu’on le vive à distance. On ne pouvait pas vivre cet événement via les médias à 2 000 km de distance. Je pense que c’est pour ça que nous avons eu le désir de venir sur place, de venir nous installer ici pour partager cette lutte.
Anne: Tout à fait, et donc nous avons fait ce choix et nous sommes arrivés à Kyiv en décembre 2023. Et je me souviens très bien, au cœur de cet hiver 2023, qu’une des premières choses que nous avons faites en arrivant dans la capitale, c’est d’aller sur la place Maïdan. Le point central de Kyiv. Alors si on cherche un peu à le définir dans l’espace, on a cette place Maïdan. Au nord, l’ensemble monastique de Saint-Michel-aux-Dômes-d’Or. Plus à l’ouest, Sainte-Sophie, qui est aussi emblématique du paysage qui vient.
Plus au sud, le grand boulevard Kheschtchatyk, qui est un haut lieu de promenade. Et à l’est de cette grande place Maïdan, le quartier des institutions, avec le palais présidentiel et la Rada, qui est le Parlement.
Et c’est donc au centre de la capitale, mais également le centre symbolique du pays. C’est le centre symbolique de l’Ukraine libre et démocratique. Et pour preuve, par exemple, au centre de la place Maïdan, donc au centre du centre, il y a, au sol, inscrit dans la terre, les kilométrages qui séparent Kyiv des principales villes ukrainiennes. Donc par exemple, il y a Odesa, qui est environ à 440 kilomètres.
Mais également Sébastopol, donc ville ukrainienne qui se situe actuellement en Crimée occupée, qui est à 680 kilomètres, et par exemple Luhansk, qui se situe dans le Donbas, une région également qui attend sa libération, qui est à 665 kilomètres.
Laurent: C’est vrai qu’elle est quand même particulière. Est-ce qu’on pourrait la décrire ? Est-ce qu’on pourrait commencer par la décrire?
Anne: On l’a située dans l’espace et maintenant, visuellement, qu’est-ce que ça fait d’être sur cette place ? Alors déjà, c’est une place qui est très grande, qui est oblongue et qui est vaste, et c’est un ensemble monumental qui est en héritage direct de la période soviétique.
Alors, qu’est-ce qui s’est passé avec les bâtiments qui étaient là avant la période soviétique ? Ils ont été en partie détruits déjà pendant la Seconde Guerre mondiale, puis après volontairement démolis par le pouvoir soviétique, à froid, qui a donc démoli cette architecture typiquement ukrainienne pour la remplacer par un ensemble monumental de type stalinien, c’est-à-dire fonctionnel, massif, assez froid, grandiloquent, et qui forme en son centre un espace propice au défilé, à la parade.
C’est-à-dire qu’avec la création de cette place Maïdan – ce n’était pas encore la place Maïdan à cette époque-là – cette place créée par le pouvoir soviétique était une façon de créer une vitrine, une vitrine du pouvoir autocratique.
Laurent: D’ailleurs, avant qu’elle s’appelle la place Maïdan, la place portait un autre nom: elle s’appelait la place Soviétique – tout était dit – ou alors la place de la Révolution d’Octobre. Donc on est en plein dans la vitrine. Et c’est avec l’indépendance de 1991, donc, quand l’Ukraine accède à sa seconde indépendance, que la place change de nom.
On abandonne la toponymie soviétique et puis on choisit le mot de Maïdan Nezalezhnosti, c’est-à-dire Maïdn veut dire “place” et Nezalezhnosti veut dire “indépendance”, donc la place de l’Indépendance.
Alors, le mot « Maïdan » est un mot ukrainien d’origine orientale, « persane », si je ne fais pas d’erreur, et qui a donc été choisi plutôt que l’autre mot ukrainien « ploshcha », qui a peut-être été écarté parce qu’il était vraiment très proche du russe. On a ainsi choisi le mot « Maïdan » comme une originalité et surtout, peut-être, comme un premier signe de divergence linguistique et identitaire.
Anne: Oui, une façon de bien prendre ses distances par rapport à Moscou. Et en même temps qu’elle change de nom, qu’elle devient Maïdan, cette place change également de fonction. Elle n’est plus du tout cette vitrine Potemkine. Elle est vraiment investie par les citoyens, par les Ukrainiens qui sont en train de construire leur État.
Et ce qui inaugure Maïdan en tant que tel, c’est une révolution, la première révolution qu’on appelle la révolution “de granit”. Il y a trois révolutions majeures dans l’histoire de l’Ukraine contemporaine, et la première, c’est la révolution de granit. En 1990, c’est-à-dire quelques mois avant l’indépendance, une révolution a lieu sur cette place, où les étudiants ukrainiens se sont rassemblés pour protester contre la corruption, les élections truquées, l’ingérence russe, et pour exprimer haut et fort leurs aspirations à la liberté et à la démocratie. C’est la première révolution qui a vraiment a baptisé, en quelque sorte, Maïdan.
Et puis, en effet, à cette époque-là, Maïdan n’est plus une vitrine, c’est une arène. C’est-à-dire que c’est un lieu où les gens viennent et se battent pour ce qui compte pour eux.
La deuxième révolution importante, c’est la révolution orange, qui a eu lieu en 2004. Là encore, c’est une révolution citoyenne qui réclame, à nouveau, des élections transparentes, libres, pour lutter contre la corruption et l’ingérence russe.
Laurent: Précisons d’ailleurs que ces révolutions étaient pacifiques.
Anne: Oui, ce sont toujours des révolutions pacifiques. Et oui, c’est vraiment le rassemblement citoyen. Et d’ailleurs, c’est très intéressant de voir que c’est vraiment le peuple, au-delà même des partis ou même des régions, puisque, en général, toutes ces révolutions ont été suivies non seulement par les habitants de la capitale, mais aussi par des gens qui affluaient de toute l’Ukraine, pour construire leur pays et pour dire ce qu’ils exigeaient de fondamental pour leur pays.
Et donc, la deuxième révolution qui a lieu sur Maïdan, la révolution orange, avait déjà marqué les esprits en Europe. Et puis, celle qui nous a marqués encore plus, c’est, en 2014, l’Euromaïdan.
Laurent: Celle qui est la plus proche de nous, qui a maintenant 11 ans. L’Euromaïdan, en fait, c’est peut-être la plus décisive, parce que c’est déjà celle qui est la plus contemporaine, la plus proche de nous, et aussi celle qui a vraiment fait office de déclencheur flagrant à tous les points de vue.
En fait, l’Euromaïdan, en 2014, a duré plusieurs mois. C’était l’hiver. Et Dieu sait qu’en hiver, ici, à Kyiv, il peut faire très froid. Les Ukrainiens ont bravé le froid et la répression pour, au terme du processus révolutionnaire, remporter cette révolution et réussir à faire destituer le président Yanoukovytch, qui était un oligarque pro-russe.
C’est une révolution qui a commencé sous le signe du pacifisme, mais qui a subi de violentes répressions et qui a causé une centaine de morts, ce qui est beaucoup, dont 40 le dernier jour de la révolution, lorsque les tireurs d’élite de la police du président Yanoukovytch ont ouvert le feu directement sur les manifestants.
C’est un acte quand même gravissime, de tirer sur la foule. Et cet événement, qui est d’ordre traumatique, a encore ses vestiges visuels et mémoriels à Maïdan et aux alentours. Les martyrs, les victimes de la révolution de l’Euromaïdan, sont encore honorés. On voit leurs portraits sur les bords de la rue piétonne qui monte vers les institutions, vers le palais présidentiel.
Et chaque année, le 20 février — qui est la date de ce massacre, qui marque la fin de la révolution, la victoire de la révolution — tous les 20 février, il y a des commémorations. Et même, on pourrait dire que, étant donné que ce lieu est juste à côté de Maïdan, le souvenir est quotidien.
Anne: Le souvenir est omniprésent, et même en dehors de cette date vraiment importante, qui revient chaque année, le 20 février, il y a toujours des bougies, des fleurs devant les portraits de ceux qu’on appelle les Cent Célestes, ces manifestants qui ont été massacrés parce qu’ils réclamaient la démocratie.
Laurent: L’autre nom de l’Euromaïdan, c’est la Révolution de la dignité.
Anne: Oui, et à mes yeux, le mot dignité symbolise toute l’Ukraine. La dignité, étymologiquement, c’est quelque chose qui est lié au mérite.
Et c’est aux antipodes de l’oligarchie, de la corruption, de la mafia, des affaires, etc. C’est être méritant, et mériter aussi ce qu’on a. Et la dignité, donc, valeur phare de l’Ukraine et de l’État ukrainien, c’est le moment de la prise de conscience de l’ukrainité, donc aussi de retrouver sa langue, retrouver son passé, et être digne — des citoyens dignes, c’est-à-dire libres, responsables, et qui ne veulent plus vivre en esclaves, qui ne veulent plus subir ce qu’ils ne sauraient cautionner.
Et c’est également construire son identité nationale, et puis l’ouvrir aussi sur un espace plus vaste, pro-européen, pour se protéger également du voisin menaçant, du voisin qui combat toute cette dignité.
Laurent: Bien sûr. La dignité, finalement, est synonyme d’une citoyenneté responsable, libre et indépendante. Ce qui est quand même flagrant, c’est qu’il y a eu une réponse russe à l’Euromaïdan d’emblée, concomitante à la fin de la Révolution, au triomphe de la Révolution. Le Kremlin, Moscou, a répondu immédiatement au désir d’émancipation de l’Ukraine. Alors, quelle a été la réponse russe ?
En 2014, ça a été la violence. Tout de suite, il y a eu les fameux petits hommes verts, comme on appelle ces troupes qui agissaient sans insignes et sans drapeaux. Les petits hommes verts sont entrés en Crimée, dans la péninsule de Crimée, qui appartient constitutionnellement au territoire souverain de l’Ukraine, sont entrés et ont envahi illégalement la Crimée. Donc, en un mois, la Crimée a été illégalement envahie.
Et puis il y a eu aussi la guerre du Donbas, le début de la guerre du Donbas, c’est-à-dire cette sorte de guerre larvée, louche, étrange, avec un mouvement indépendantiste mal défini, un peu sorti de nulle part, alimenté en sous-main et créé peut-être de toutes pièces, en fait, par Moscou. Donc, c’est une réponse violente. C’est l’apport de la violence sur le territoire ukrainien.
Anne: Voilà, et cette violence, qui a commencé, qui s’est introduite sur le territoire ukrainien en 2014, elle n’a fait, au fil des ans, que continuer, que croître et que s’affermir. Puisque, à quoi ça aboutit tout ça ? Ça aboutit au 24 février 2022, où la violence a explosé de façon paroxystique, et où il n’était plus possible de se cacher la réalité sous de faux prétextes et de faux mensonges.
Et où le projet russe a explosé en plein jour, c’est-à-dire : envahir l’Ukraine, casser l’Ukraine. Donc, je rappelle qu’en 2022, les chars sont arrivés en périphérie de Kyiv, et il y a eu une bataille.
Et que la ligne de mire de Moscou, c’est bien évidemment de lutter contre l’identité ukrainienne — un projet qui se déploie sur des décennies, mais aussi sur plusieurs siècles — et de la nier. Et ça, c’est quelque chose qui est vraiment apparu dans la conscience mondiale en 2022, surtout.
Laurent: Donc oui, le début de l’invasion, le 24 février 2022, tout de suite, comme on le disait tout à l’heure, ça a été un choc. Un choc d’ordre personnel, mais aussi pour le monde entier. Comment ça s’est traduit au niveau de Maïdan — c’est-à-dire au point zéro de Kyiv, et au point zéro de l’Ukraine ?
Comment l’invasion à grande échelle s’est-elle manifestée? Quel a été l’aspect visuel de l’évolution des combats?
Au fil des semaines, au fil des mois de résistance, alors que les combats faisaient rage et que rien n’était encore décidé — tout était vraiment dans l’urgence — les habitants de Kyiv ont commencé à planter de petits drapeaux.
Alors, spontanément, dans un endroit de Maïdan, au pied de la colonne de l’indépendance, qui est une colonne érigée en 2001 pour les 10 ans de l’indépendance, il y a un carré de pelouse. Et les Kyiviens, les Ukrainiens, ont commencé à y planter spontanément de petits drapeaux, d’une dizaine ou d’une vingtaine de centimètres de haut, pour honorer les victimes, pour honorer les résistants, tant civils que militaires, qui, jour après jour, semaine après semaine — alors que le conflit s’étirait dans le temps — tombaient au combat. Ces drapeaux s’accompagnaient de bougies protégées sous verre.
Ils imprimaient également les portraits des défunts, militaires et civils, qu’ils mettaient sous plastique pour les protéger de la pluie et des intempéries.
Anne: Mais précisons que ce lieu n’est pas un cimetière. Il n’y a pas de corps : c’est un lieu mémoriel.
Et les portraits sont très importants dans ce contexte-là, puisque l’on se retrouve face à face avec le visage de celles et ceux qui se sont engagés pour défendre leurs idéaux, et qui ont perdu la vie dans ce combat. Et ce qui frappe aussi, quand on voit ces portraits, quand on est face à face avec ces gens de tous âges — hommes, femmes, etc — c’est qu’on se rend compte que l’armée qui se bat pour l’Ukraine s’est constituée, petit à petit, à partir des civils.
Ce sont les civils qui ont pris les armes, qui se sont engagés pour défendre leur territoire et leur identité. C’est-à-dire que les gens qui ont perdu la vie dans les tranchées, au front, ce sont des personnes qu’on aurait pu croiser tout à l’heure en marchant jusqu’ici, ce sont nos voisins. Et cette dimension est très importante pour comprendre le conflit actuel en Ukraine.
Laurent: En fait, ce qui est flagrant, c’est que tous les chemins mènent à Maïdan. C’est-à-dire que, quand on habite à Kyiv — c’est quand même le centre de la ville — on y passe régulièrement.
Et les résidents que nous sommes, nous sommes amenés à nous rendre à Maïdan presque chaque semaine. Et on voit, depuis un an et demi que nous habitons ici, que cet espace mémoriel— où il y a les drapeaux, les portraits — évolue.
Anne: Oui, il est chaque fois plus important, il y a de plus en plus de drapeaux. Puisque la guerre dure dans le temps, l’espace a donc doublé, peut-être triplé. Et c’est aussi une façon d’être face, à la fois, au temps de cette guerre et à l’ampleur des pertes.
Et les drapeaux, donc, continuent à s’étendre. Ce sont majoritairement des drapeaux ukrainiens. Mais on remarque aussi qu’il y a de plus en plus de drapeaux de nationalités étrangères — notamment, par exemple, beaucoup de drapeaux géorgiens.
Laurent: C’est très visible. Ou bien des biélorusses, des polonais, des baltes… — Des tchèques ? — Des tchèques ou des tchétchènes.
Anne: Et ces drapeaux-là montrent également — s’il était encore besoin de le rappeler — que la guerre qui a lieu en ce moment sur le territoire ukrainien est une guerre de type colonial. Et que c’est la raison pour laquelle tous les peuples, toutes les nations qui ont déjà souffert dans le passé, ou qui souffrent encore actuellement, et qui craignent éventuellement d’avoir à souffrir dans le futur, toutes ces nations-là — Géorgiens, Biélorusses, Tchétchènes, Baltes, etc —se sentent directement concernées et se sont volontairement mises aux côtés des Ukrainiens pour se défendre.
Puisque ce que cherche à faire la Russie, c’est reconstruire, restaurer le pacte de Varsovie, reconstruire son empire. Et défendre l’Ukraine — on le voit avec la présence de drapeaux étrangers — c’est défendre l’Ukraine, bien sûr, mais c’est aussi, au-delà de l’Ukraine, défendre l’Europe. Alors, il y a «défendre l’Europe».
Laurent: Bien sûr, les drapeaux ukrainiens sont majoritaires. Les drapeaux les plus nombreux en second lieu sont ceux des nations de l’ex-URSS, ou alors les drapeaux tchèques, polonais, etc. Mais au-delà de ça, on voit aussi des drapeaux allemands, des drapeaux français, britanniques, des drapeaux de l’Union européenne, des États-Unis d’Amérique, canadiens, japonais, sud-coréens, etc.
Anne: Et selon toi, pourquoi ? Parce que si l’engagement des nationalités de l’ancien bloc soviétique se justifie facilement, comment expliques-tu la présence, par exemple, de drapeaux australiens, colombiens ou… ou néo-zélandais?
Laurent: C’est facile à expliquer. Je pense qu’on est au-delà d’un conflit régional ou local. On est dans un conflit qui est mondial, puisqu’il concerne la valeur. C’est-à-dire qu’en Ukraine s’affrontent deux systèmes de valeurs absolument antinomiques, qui divisent le monde en deux, ou qui, en tout cas, montrent — rien qu’à travers les volontaires qu’on voit — deux conflits de valeurs avec deux systèmes complètement opposés et incompatibles.
D’un côté, on a une certaine vision du monde axée sur la liberté, l’individu, le respect et la dignité, la démocratie, le libre arbitre. Et de l’autre côté, on a des systèmes fondés sur l’autocratie,
la force, la logique impérialiste, une vision presque revancharde, guerrière, militariste. Donc, en fait, deux systèmes de valeurs s’affrontent ici. C’est pour cela que le conflit devient d’ordre mondial, parce qu’il nous concerne tous. La valeur: qu’est-ce qu’on fait sur Terre ? Comment on organise ce monde ? Je pense qu’on ne franchit pas trop de limites, on ne va pas trop loin
en disant qu’on peut parler de guerre d’ordre métaphysique.
Dans le sens où il y a un bien et un mal. Ce qui se passe ici, c’est une lutte contre le mal. Et d’ailleurs, le président Zelensky emploie régulièrement le mot «mal» quand il parle de la lutte menée contre la Russie impérialiste et expansionniste. Et je pense que ce n’est pas du tout outré. C’est totalement justifié. C’est vraiment la lutte de la vérité contre le mensonge. On sait à quel point la désinformation russe est puissante et opiniâtre.
Le président Poutine, qui dit lutter contre le militarisme, alors que la Russie est l’État le plus militarisé du monde. Lavrov, qui incite les Occidentaux à ne pas réécrire l’histoire et à admettre que l’Union soviétique — voire la Russie — a gagné à elle seule la Seconde Guerre mondiale. Donc voilà: tout ça, c’est de la désinformation et du mensonge. C’est un retournement des valeurs, qui fait qu’on arrive à une vision manichéenne: le bien contre le mal, d’ordre métaphysique.
C’est la liberté contre l’esclavage.
Anne: Et c’est la raison pour laquelle, également, n’importe qui sur le globe terrestre peut se sentir concerné par cet engagement, puisque ça dépasse bien évidemment le cadre de l’État-nation.
Laurent: Et c’est pour ça qu’on voit des drapeaux du monde entier. Mais pour en revenir aux drapeaux, on disait tout à l’heure que l’espace avait évolué. De plus en plus de drapeaux. Et là, c’est malheureusement parce que le conflit engendre de plus en plus de victimes — mais pas seulement.
Anne: Oui, parce qu’il y a également, donc, au départ, ces drapeaux qui ont été mis de façon spontanée, un peu les uns à côté des autres, sans plan préétabli. Eh bien, qu’est-ce qu’on a fait avec ça ? On remarque qu’il y a eu comme une tentative d’aménagement de ce lieu cérémoniel.
Et que sont apparues des allées de cailloux entre les drapeaux, qui permettent d’approcher ce champ — maintenant assez vaste — de drapeaux, comme un champ d’honneur. Il y a également eu des regroupements par nationalité ou par bataillon. Et on voit même l’apparition de portraits gravés dans la pierre. Donc on observe que le geste spontané s’est inscrit dans le temps, qu’il cherche à s’ancrer dans la durée.
Laurent: En fait, oui, c’est flagrant. Et au fil du temps, lorsqu’on passe à Maïdan, il y a toujours de nouvelles allées balisées, avec des petits cailloux blancs ou rouges.
On a l’impression qu’on tente, par là, d’ordonner une forme de chaos — qu’on essaie de donner un sens à quelque chose qui, autrement, relèverait de l’absurde, de l’insoutenable, de l’intolérable… du mal, en fait. On aménage une sorte de sanctuaire.
Anne: Oui, complètement. Et j’ai même l’impression que Maïdan — puisqu’on avait dit que Maïdan, la place centrale de Kyiv, à l’époque soviétique, était une vitrine — qu’à partir de l’indépendance et de la construction étatique de l’Ukraine libre, la place Maïdan était devenue une arène. Et j’ai l’impression qu’à partir de 2022, donc depuis l’invasion à grande échelle, Maïdan a encore changé de fonction. Elle a conservé son rôle crucial, pivot pour la nation ukrainienne, mais elle a changé de nature: elle est devenue un sanctuaire.
Et on le ressent, parce que dans la notion de sanctuaire, il y a quelque chose de sacré, mais aussi d’intime. Comme dans tout sanctuaire, il y a quelque chose qu’on protège, qu’on préserve. Pourquoi ? Parce que c’est menacé. Et pourquoi encore ? Parce que c’est précieux. Et on le voit précisément dans ces drapeaux, dans ces portraits: toutes ces vies qui ont été perdues…
Elles sont précieuses. Et les Ukrainiens en sont profondément conscients. Ce sont des individus, avant d’être des soldats tombés au combat ; ce sont des citoyens. Et on voit bien que, en général, les monuments funéraires, les mémoriaux militaires, fonctionnent selon une logique d’accumulation : des pierres, une colonne, des noms, etc. C’est quelque chose d’assez abstrait. Même dans l’idée de “militaire”, il y a une forme d’uniformité — on y perd un peu son identité. Alors qu’ici, c’est tout l’inverse.
Parce que justement, les Ukrainiens prennent les armes, ils deviennent soldats, oui — mais ils luttent pour l’identité.
Laurent: C’est un sanctuaire, oui, parce qu’il protège. Pourquoi ? Parce qu’il est menacé. Il protège quelque chose de très précieux, d’irremplaçable, d’inestimable. En fait, il protège le sacrifice.
Ce qui est frappant, c’est qu’on parle d’individus — et c’est vrai qu’ils sont présents, ils sont là. On les voit à Maïdan, ces portraits. Rien n’est abstrait, finalement. Ce pourrait être nos voisins, nos frères, nos sœurs. On les voit. Les portraits sont là. Tous portent des dates de naissance et de mort.
On sait généralement où ils sont morts, etc.
Anne: Et si on rebondit sur l’idée de sanctuaire, qui évoque aussi ce côté sacré — donc le sacrifice sacré, qu’il soit celui des religions monothéistes ou bien, plus largement, celui des temps antiques, le sacrifice en tant que pratique métaphysique, comme tu disais tout à l’heure — eh bien c’est bien de cela qu’il s’agit. Puisque le sacrifice, c’est la perte d’un individu, ou de quelques individus, pour sauver quelque chose qui les dépasse, pour sauver un ensemble qui les transcende.
C’est un geste d’amour. Et on le ressent fortement ici. On sent que ce n’est pas seulement une perte — bien sûr, il y a la perte individuelle, la douleur de la disparition — mais que cette perte est faite au nom d’un gain beaucoup plus grand. Et cela s’oppose radicalement à la conception du soldat qu’on voit du côté russe.
Laurent: Qui sont abstraits, privés d’individualité, utilisés comme chair à canon, dépourvus de libre arbitre, simples numéros, voire même de simples statistiques. Et on retombe ainsi sur l’idée de “vitrine”, cette image des parades de l’époque soviétique à Maïdan: des colonnes de soldats anonymes. Finalement, la sanctuarisation de Maïdan depuis 2022 est à l’opposé total de cette logique: ici, c’est l’individu qui prime.
Et qui dit sanctuaire, dit sacré. Ce qui est frappant également à Maïdan, c’est la régularité des enterrements militaires. Parce que tous les enterrements militaires aboutissent à Maïdan.
Comme on le disait au début, à quelques centaines de mètres vers le nord, se trouve Saint-Michel-au-Dôme-d’Or, un édifice religieux majeur, toujours actif. C’est là que sont célébrées les cérémonies religieuses. Puis les cortèges descendent. On sort de l’église — on est encore dans le sacré — puis on descend… Et on arrive à Maïdan, pour un hommage militaire, civique, citoyen. On passe d’un sanctuaire religieux à un sanctuaire civique.
Et les cortèges sont absolument touchants, bouleversants, très suivis. On se rend compte que les habitants, les voisins, sortent de chez eux sur le passage du cortège ; les commerçants se tiennent sur le seuil de leur boutique. Les gens participent au cortège, même sans connaître la victime, le défunt: ils posent un genou à terre, se découvrent, mettent la main sur leur cœur. Quand le cortège passe, la circulation s’arrête à Maïdan. Les automobilistes descendent de voiture, regardent en silence, posent le poing ou la main sur le cœur.
On est vraiment dans une forme d’honneur, très digne, très poignante.Cela relève directement du sanctuaire, de la volonté de préserver quelque chose de profondément important, d’irremplaçable.
Anne: Mais aussi de menacé. Et ce qu’on peut espérer, c’est que… Maïdan continue de jouer son rôle essentiel — un rôle de deuil, de reconnaissance de l’effort humain consenti par toute la nation. Mais tous ces gens-là, ils se sont battus aussi pour un idéal, pour que cette menace cesse.
Laurent: Alors, on parle beaucoup actuellement de cesser le feu, de paix négociée. Tout cela est encore très balbutiant, souvent teinté de mauvaise foi de la part de la partie adverse, n’est-ce pas ? On a envie de se demander jusqu’à quand cette sanctuarité va durer. Et si l’on traduit le temps dans l’espace, jusqu’à quand cette zone commémorative des drapeaux va-t-elle continuer à s’étendre ? Parce que toute guerre a une fin, quand même. La vocation de l’Ukraine, ce n’est pas d’être menacée jusqu’à la fin des temps.
Anne: Il s’agit de tourner la page de cette guerre, de rendre hommage à ceux qui ont contribué à la victoire, à la victoire que nous attendons, celle de la réintégration de tout l’espace ukrainien au sein du pays — donc l’intégrité territoriale — et aussi l’accès à la démocratie, aux valeurs, à la dignité, toutes ces valeurs fondamentales pour l’Ukraine, pour lesquelles les gens se sont battus. Et on espère qu’une fois que tout cela sera gagné, sera acquis, eh bien, on espère que Maïdan n’aura plus à être un sanctuaire. Maïdan restera sans doute au cœur de la nation ukrainienne, mais elle aura probablement à changer, à changer de rôle.
Laurent: Alors, qu’est-ce que deviendra la place Maïdan, après ?
Anne: Dans un monde idéal, Maïdan deviendrait un forum, une place véritablement citoyenne, où l’on ne manifeste plus simplement contre un ordre rigide, contre quelque chose qu’on n’arrive pas à faire bouger. On ne pleure plus parce qu’on perd nos enfants, nos frères, etc, mais on discute parce qu’on construit l’avenir. Et justement, on attend ce moment où Maïdan deviendra un forum.
Laurent: un lieu de confluence citoyenne, civique, un lieu de démocratie, de paix, de débats, d’accords, de prospérité. C’est tout ce que l’on peut souhaiter, et on espère que ce temps arrivera le plus vite possible.