«L’Ukraine ne peut et ne doit compter que sur elle-même» – interview avec Benoît Hardy, activiste et bénévole français

Il ne cherche aucune reconnaissance, et il cultive la discrétion. Connu comme un commentateur actif des événements en Ukraine, Benoît Hardy est bien renseigné sur la situation du front en Ukraine. Il vit en France, à trois mille kilomètres du front. Il ne croit pas un mot de la propagande russe, mais il est sceptique vis-à-vis des portes-paroles officiels ukrainiens. UCMC lui demande une interview.

– Vous êtes connu comme un commentateur très actif  des événements en Ukraine. A quel moment vous avez commencé à vous intéresser à l’Ukraine et pourquoi? Quand avez-vous visité l’Ukraine pour la dernière fois?

Cela fait des années maintenant que je m’intéresse à l’Ukraine, bien avant MaÏdan. Et plus particulièrement au Donbass où j’ai vécu avant la guerre. Ce fut d’abord pour des raisons professionnelles, puis personnelles car ma femme est originaire de la région. Une fois de retour en France, nous avons été saisi par le tableau biaisé et réducteur que rapportaient les médias, qu’ils soient sous influence russe ou pas.

Mon dernier voyage en Ukraine remonte au mois de mai dernier. Je suis allé jusqu’à Marioupol. On entendait du centre ville la canonnade vers Chyrokyne. Les gens vivaient normalement et aspiraient à la paix. Ils allaient à la plage. C’était surréaliste. Je n’y ai croisé aucun «séparatiste».

– On sait qu’une partie de votre famille est d’origine ukrainienne. Comment cela vous engage-t-il dans ce conflit?

Cela a été très compliqué au début. Ma famille a accueilli froidement le Maïdan. Ils sont de Lougansk et n’ont pas la culture de la contestation. Mais ce que je peux dire, c’est qu’ils haïssaient Yanoukovitch. Ils avaient eu l’impression d’avoir été abandonnés. Au début les discussions étaient houleuses. J’ai vu la propagande russe se mettre en place. Comme quoi l’Ukraine allait devenir le dépotoir de l’Europe, que des déchets radioactifs étaient déjà à Odessa. Je ne m’intéressais pas à la politique avant cela. Mais Maïdan fut mon réveil.

Ensuite, lors du massacre en février 2014, nous étions à Lviv. La ville était d’un calme exemplaire. Et puis les premiers coups de fils des amis, russes pour la plupart, qui étaient persuadés que l’on étripait des gens là bas. A notre réponse « tout est calme » nous avons entendu la plupart du temps un cinglant «tu mens. L’Occident t’a retourné le cerveau».  Ce fut un choc pour ma femme de s’entendre dire ça venant d’amis d’enfance. Puis il y a les premiers combats à Lougansk. Les nuits d’angoisse où les duels d’artillerie se succédaient, les premiers combats de rues… Nous étions dans le secteur nord de la ville, celui le plus exposé. Si au début, l’ambiance étaient bonne enfant autour des barricades car il y avait une grande majorité de locaux, des gens cagoulés ont débarqué après les premiers combats… Tout cela est également la faute des dirigeants de la région qui ont tous fui dès les premières manifestations à Lugansk, la police avait déserté le centre ville dès le début. C’est inadmissible car la situation était encore maîtrisable.

Vous êtes souvent bien renseigné sur la situation en Ukraine bien que vous vous trouviez à trois milles km de la zone ATO. Qui vous renseigne, comment s’est formé votre réseau de connaissances?

J’ai beaucoup d’amis soldats dans la zone. Mon réseau s’est fait au fil du temps, il faut de la patience. On tisse des cercles. Les soldats ont besoin de parler mais surtout de se sentir en confiance. Ils ne peuvent pas tout dire à leur famille, ce qui est compréhensible. Ils savent que je suis là s’il y a un problème, même pour aider leur famille. Je ne briserai pas non plus leur confiance, je garde certaines informations pour moi. Parfois même je fais le tri car des petits malins savent m’utiliser dans la guerre de l’information. Je ne leur en veux pas, c’est de bonne guerre.

– Vous êtes aussi connu comme volontaire engagé qui aide les soldats. Comment tout cela a-t-il commencé, et quelles sont vos activités principales?

Lorsque nous sommes partis du Donbass, j’ai vu les premières unités de l’armée ukrainienne arriver. Je me suis tout de suite dit qu’on ne pourra jamais gagner la guerre dans un tel état de dénuement. Surtout, j’avais aperçu «ceux d’en face» qui se donnaient les moyens de gagner cette guerre. Le soutien était évident.

Et puis, nous avons perdu des amis. Des natifs du Donbass qui se sont portés volontaires dans la Garde Nationale ou l’armée. Ce fut une véritable hécatombe les premiers mois. Je me souviens notamment de Zelonopilla où plus d’une soixantaine de soldats ont péri. Je ne pouvais pas rester sans rien faire. Alors j’ai commencé à aider. Tout d’abord les familles de réfugiés, que j’aide toujours en louant des appartements par exemple. Puis j’en ai eu assez de voir des orphelins. Alors je me suis dit, puisque l’Etat ukrainien ne voulait pas protéger ses soldats, que j’allais le faire à mon niveau. Cela a commencé par des casques et des tenues, puis des gilets de classe 4.

Récemment, en collaborant avec la diaspora nord-américaine, nous avons pu équiper les soldats de lunettes de visions nocturnes d’une unité qui ravitaille les premières lignes. Ce sont des équipements très onéreux, il faut donc une bonne organisation. En ce moment, les besoins sont énormes pour des vêtements chauds, des bottes, du matériel de camouflage d’hiver… Je ne fournis que de l’aide non létale et j’insiste sur ce point. Parfois, comme en été, c’était tout simplement des bouteilles d’eau et de la nourriture.

Le plus souvent, on travaille dans l’urgence, et il faut une bonne collaboration avec les autres réseaux d’aide pour éviter les doublons. Il est également indispensable de bien connaitre les besoins des soldats sur place, pour pouvoir coller au plus près à la réalité. Chacun a son rôle. Il faut donc collecter l’argent au plus vite et l’utiliser à bon escient. Enfin, il faut s’assurer que cette aide ne sera pas dévoyée sur place, car malheureusement, la corruption est une réalité. C’est pour cela aussi que l’aide militaire n’est délivrée que dans la zone ATO et nulle part ailleurs.

– Quelle est votre motivation? Qu’est-ce qui vous motive au jour le jour pour continuer à faire ce que vous faites?

Ma motivation est de voir les soldats tenir. Je ne suis pas dans une démarche agressive ou de conquête vis-à-vis de la Russie. Mon «nationalisme» si je peux m’exprimer ainsi bien que je ne sois pas ukrainien, c’est de dire qu’ici, il y a un territoire et un peuple qui y vit, avec sa culture et sa langue, et c’est l’Ukraine. Au-delà de la frontière, c’est la Russie. Et chacun chez soi. De voir cette détermination qui ne faiblit pas chez les activistes, c’est le plus beau cadeau, c’est le meilleur merci qu’on peut nous donner, ici, à tous ceux qui participent.

Il y a une résilience chez les ukrainiens qu’on ne trouve nulle part ailleurs en Europe. Je ne cherche aucune reconnaissance, à vrai dire, je cultive la discrétion. Voir le sourire chez un soldat qui risque sa vie, chez sa famille et ses enfants qui souffrent de son absence, c’est inestimable. Le jour où je n’aurai plus à envoyer de gilets pare-balle car la guerre sera terminée, alors je serai le premier content. Et ainsi, je pourrai me consacrer à plein temps à des projets de développement pour le pays.

– Quelle est votre opinion sur la politique de la France envers l’Ukraine ? Quelles sont les tendances et dangers actuels?

Mon opinion est simple : l’Ukraine ne peut et ne doit compter que sur elle-même. En tant qu’allié sincère et objectif, elle ne peut compter que sur la Pologne. Pour moi, le protocole de Minsk n’est qu’un bout de papier comme le mémorandum de Budapest dont on sait ce qu’il est advenu.

La France est très pénétrée par les réseaux d’influence russe, cela remonte à la guerre froide, ils s’expriment quotidiennement et librement. Par exemple, il n’est pas rare que lorsque l’on parle de l’Ukraine sur les radios nationales, on invite l’ambassadeur de… Russie. Cela ne surprend personne. Mais c’est pourtant une folie ! La Russie a les moyens de se payer des relais d’influence dans l’opinion, elle peut inonder les réseaux sociaux de mensonges pour faire diversion, mais finalement, lorsque l’on parle autour de soi, on s’aperçoit vite que ces efforts sont vains car le parti pris est évident.

Et puis, au niveau politique, il y a l’extrême gauche, bien que moribonde, qui s’aligne sur Moscou par réflexe atavique. Ensuite il y a la droite patriotique, ou extrême droite, dont le parti le plus important, le FN, est financé par Moscou à hauteur de 15 millions d’€. Il est évident qu’ils ne prendront pas de positions hostiles à la Russie, mais ceci dit, la droite patriotique est profondément divisée sur la question, beaucoup de patriotes soutiennent l’Ukraine activement. Là dessus se greffe un anti-américanisme primaire qui fait des ravages.

Mais tout cela a une racine commune : l’ignorance. Les français dans leur grande majorité sont ignorants des réalités de l’Europe Centrale. La plupart du temps, ils transposent leurs propres représentations qui ne collent évidemment pas à la réalité du terrain. Historiquement, la France est tournée vers ses colonies, donc le bassin méditerranéen. Alors que l’Allemagne est traditionnellement tournée vers la Mitteleuropa. Cela se ressent dans la diplomatie et les initiatives diverses.

Mais pour moi, le plus grand danger reste le lobby des affaires qui est très puissant. Les plus grandes entreprises françaises ont des intérêts importants en Russie, notamment Total, L’Oréal, les marques de luxe, les entreprises de constructions BTP, l’agroalimentaire, etc… Beaucoup d’entreprises françaises ont investi massivement en Russie en prenant parfois des risques inconsidérés. Pour ces gens là, l’Ukraine ne représente qu’une barrière à des bénéfices supplémentaires. Tous ces éléments combinés, font que la pression pour lever les sanctions est forte. La seule façon pour l’Ukraine de faire valoir ses droits est de devenir prospère et puissante économiquement. Les valeurs occidentales ne pèsent que peu dans la balance…

– Bien souvent, vous êtes méfiant vis-à-vis des portes-paroles officiels de l’ATO. Quelle sont, selon vous, les erreurs principales de la communication ukrainienne sur le conflit?

Oui c’est vrai, et il y a une raison. Nous avons été profondément bouleversés et choqués de la façon dont ils ont communiqué sur les batailles de Debaltseve et d’Illovaisk. Pour Ilovaisk, j’ai perdu 8 amis, en dépit du fait que le porte-parole disait que tout allait bien, qu’il n’y avait pas lieu de s’inquiéter.  Ce fut 8 enterrements, avec parfois des enfants, donc une épreuve très douloureuse.

Après cet événement, je suis devenu naturellement méfiant. Et puis j’ai remarqué que le bilan des pertes était volontairement minoré. Par exemple, bien souvent, le bilan des pertes quotidiennes ne prend pas en compte les volontaires morts au combat. En juin, dans le secteur M du coté de Volnovakha, 8 soldats d’un bataillon DUK ont été tués dans de violents combats en une seule nuit. Et pourtant, le lendemain, aucun bilan officiel n’en a fait mention. J’en ai été profondément choqué. Ces soldats se portent volontaires pour défendre leur pays, et ignorer leur sacrifice, c’est comme les tuer une 2ème fois. J’ai remarqué depuis septembre que le porte-parole de l’ATO minorait systématiquement les combats, en dépit même des preuves de ceux-ci.

Y a-t-il beaucoup de Français qui aident l’Ukraine parmi vos connaissances ? Comment avez-vous réussi à élargir le réseau des activistes ?

Oui, en dépit de la propagande russe, il y a une sympathie générale pour le combat de l’Ukraine. Le problème, c’est de transformer cette sympathie en acte concret. Il y a aussi un manque de structure, on se retrouve bien souvent seul, et encore une fois, c’est le réseau qui fait la différence.

Il faut être patient ici aussi, et les réseaux sociaux sont un vecteur redoutable qui permet d’élargir rapidement ses contacts. Au début, ce sont les amis proches, puis la diaspora de la région, ensuite du pays, etc… Puis on prend contact avec des Suisses, des Anglais, des Allemands, des Tchèques, des Polonais… Partout en Europe il y a des réseaux, des groupes d’aide, il faut savoir «connecter» 2 personnes entre elles, et peu à peu, c’est un cercle qui s’agrandit, où chacun apporte son propre savoir faire et son propre réseau.

Puis j’ai fait connaissance d’activistes de la diaspora nord américaine. Ils sont exceptionnels, je collabore beaucoup avec eux. Aujourd’hui, j’ai des contacts avec des sud américains et des russes qui sont restés fidèles à leurs valeurs. Nous pouvons ainsi être complémentaires, et surtout, être plus réactifs. Il faut aussi savoir faire preuve d’inventivité, pour surmonter les difficultés.

Je terminerai en disant que tout cela n’est possible que parce que des gens donnent de l’argent à la base. Il n’y a pas de petits dons, il y a juste de grands projets. Il faut donc être rigoureux quant à leur utilisation, pour ainsi gagner en crédibilité et construire une relation de confiance. Chaque projet est suivi du début à la fin. Chaque don est une victoire contre la propagande russe et l’agression dont l’Ukraine est victime.

Enfin, je veux insister que nous n’avons aucune animosité particulière envers la Russie et son peuple. Au contraire, je suis très russophile et j’ai toujours aimé la culture russe. Notre objectif c’est une Ukraine libre, forte et indépendante. L’Europe, ses valeurs, c’est en Ukraine qu’elles vivent. Il est donc naturel pour un européen de la défendre.