Cette conférence est dédiée à Miroslav Popovych : ce sont des raisons intellectuelles, mon travail sur le totalitarisme et la mémoire du XXème siècle dans la culture des démocraties qui m’ont amené à me passionner pour l’Ukraine, mais ce sont aussi et d’abord des rencontres avec des personnes remarquables, magnifiques. Je ne peux les nommer toutes, et Myroslav Popovych est l’une d’elles. Sa parole et son action de sont pour moi un modèle d’éthique de la mémoire, de rigueur historique et de justesse politique.
Simon Leys a écrit qu’il y avait deux catégories d’intellectuels zélateurs du totalitarisme (il parle de la Chine de Mao mais son propos est universel), ceux qui ne savent pas ce qu’ils disent, et ceux qui ne disent pas ce qu’ils savent. Cette formule est tellement drôle et vraie. Elle est aussi profonde, car elle ne dessine pas seulement deux catégories de menteurs, elle indique deux directions de la force du mensonge, contre lesquelles nous devons nous battre également. Dire la vérité, c’est ne pas en dire plus qu’on ne sait, ne pas substituer un contre mythe au mythe, et c’est ne pas se laisser déborder par l’énormité du mensonge. La dénonciation du mensonge ne rétablit pas à elle seule la vérité. Face à la force, à l’habileté, aux versions multiples du mensonge et de la crédulité, on est parfois désemparé, désespéré.
Le sujet de mon exposé est très compliqué et très douloureux, douloureux parce que compliqué. Les Ukrainiens et leurs amis ont souvent le sentiment d’être isolés, comme dans ces cauchemars où vous parlez, vous criez, mais où personne ne vous entend. Je n’ai sans doute pas grand chose à vous apprendre, je vais essayer de clarifier, de synthétiser ce sujet, sans céder à la simplification, en étant fidèle à sa complication.
Un certains nombre de circonstances ont jeté un voile et même un interdit sur l’histoire contemporaine de l’Ukraine, prisonnière de l’ignorance, de mythes et de mensonges. Le poids de l’histoire interdite de l’Ukraine ne concerne pas seulement la mémoire collective, il pèse évidemment sur la politique présente. Maidan a suscité et suscite une sympathie et une solidarité très vives chez beaucoup de gens en Occident, mais cette sympathie et cette solidarité sont souvent retenues, gênées par des doutes et des craintes à propos de « l’extrême droite nationaliste » ukrainienne. Et nous savons tous que ces doutes et ces craintes ne portent pas sur Svoboda et sur Secteur droit, ils se nomment Petlioura, Bandera, antisémitisme, collaboration avec les nazis, etc. C’est bien à cause de ces fantômes du passé que l’influence marginale et la baisse régulière de ces partis dans les sondages, et le fait que le fascisme et l’antisémitisme restent invisibles en Ukraine malgré tous les efforts de la propagande pour les débusquer, tout cela n’entame pas à la force des préjugés et des fantasmes sur « l’extrême droite ukrainienne ». Tel est le phénomène que je voudrais analyser.
Je voudrais montrer aussi que cette situation n’est pas seulement un drame pour les Ukrainiens, c’est une tragédie européenne. Notre conscience historique et politique est malade de l’Ukraine parce que, tant que nous serons coupés de la vérité sur l’Ukraine, nous resterons captifs de l’Europe d’Hitler et de Staline. Cette période de fer a une empreinte beaucoup plus profonde et funeste que nous ne le croyons, nous Européens, sous prétexte que nous vivons sous le règne lénifiant et arrogant du « Plus jamais ça ! » : lénifiant parce qu’on ne commémore la Shoah et les grands crimes du XXème siècle que pour se dire que c’est révolu, d’un autre âge ; arrogant parce que « Plus jamais ça » veut dire en réalité : nos pères étaient encore des barbares capables de céder à la folie meurtrière, à l’embrasement idéologique, mais nous, nous sommes mieux, nous sommes rationnels, nourris aux droits de l’homme, cools. « Plus jamais ça » veut dire « à nous, on ne nous la fera pas ». Ce n’est qu’une illusion consolatoire. Voyons cela.
La dépossession de sa propre histoire subie par l’Ukraine est je crois sans équivalent, même de loin, en Europe. Par la Shoah, les Juifs ont tout perdu ou presque en Europe, sauf la mémoire et l’histoire. Alain Besançon écrivait en 1998 :
« Des Juifs exterminés par le nazisme, on connaît le nombre avec une précision constamment affinée par la recherche et par la piété juive. On a des annuaires qui indiquent l’effectif de chaque train, la date de son départ. Les noms sont précisément recensés et conservés. Des hommes exterminés par le communisme, on ne connaît pas le nombre à plusieurs dizaines de millions près. La fourchette admise par le Livre noir va de 85 à plus de 100 millions.
Cette différence terrible, qui fait que les uns, exterminés comme des bêtes, sont honorés comme des hommes, et les autres, mis à mort peut-être de façon plus humaine (dans la mesure où on leur attribuait au moins un statut d’ « ennemis »), sont oubliés comme des bêtes ne tient pas seulement à la piété ou à l’impiété de la mémoire. Elle tient aussi à ce que les enquêtes sont impossibles ou interdites sur la presque totalité du territoire anciennement ou encore aujourd’hui sous domination communiste ; à la volonté générale d’amnésie du communisme et d’hypermnésie du nazisme. » (Le Malheur du siècle, 1998)
Le propos pourrait être nuancé en 2014, parce que nous sommes aujourd’hui plus au fait de la part dans la Shoah des massacres par fusillade commencés dès l’été 1941 et dont les victimes (1,5 millions sur le territoire ukrainien) sont mortes dans l’anonymat, à la différence des déportés, et parce que la mémoire du Holodomor a non seulement percé le mur de l’oubli et de la dénégation, mais a progressé dans la précision et l’humanisation : les victimes retrouvent leur nom, grâce au recueil de témoignages, aux enquêtes menées village par village, à l’instruction du « procès » du Holodomor qui a réuni un immense dossier, dont nous a parlé à Paris Valentyna Telychenko en novembre 2013 à l’INALCO, le lien est établi plus clairement entre la collectivisation en 1929, la renaissance fusillée qui frappa les artistes et les intellectuels au début des années trente, et la Grande famine provoquée de 1932-1933. Mais la situation décrite par Alain Besançon n’a pas changé fondamentalement parce que les deux négations ne sont pas de même nature. Le négationnisme de la Shoah consiste à rayer un événement de l’histoire, le négationnisme ou le maquillage du Holodomor et d’autres événements de l’histoire ukrainienne consiste à remplacer cette histoire par une autre histoire, par un autre récit complet, dans lequel tout le passé pour ainsi dire est escamoté ou déformé. C’est pourquoi il reste si difficile de s’arracher à cette négation, y compris pour ceux qui refusent la volonté générale d’amnésie dont parle Besançon.
Le négationnisme de la Shoah est effrayant parce qu’il participe du crime, il est une « catastrophe » a écrit jadis le philosophe Robert Redeker, mais il a quelque chose de dérisoire et ridicule. Les négationnistes sont des clowns, des petits escrocs, des démons à faible QI. Malgré le renouvellement perpétuel de l’antisémitisme, des figures perverses du complotisme, jamais en mal d’imagination et de connexions inattendues, rouge brune, islamo-progressiste, il occupe des niches marginales, même si les marges peuvent se répandre très vite dans le monde de l’internet, à la vitesse du twit.
Le mensonge communiste est d’une autre nature, c’est un lac noir et profond, qui noie la vérité non tant dans le déni et le mensonge que sous le volume immense d’une histoire de substitution façonnée depuis des décennies avec soin par une armée d’historiens, d’idiots utiles, d’institutions, de cérémonies, un flot accumulé depuis si longtemps qu’il n’y a plus besoin d’un flux fébrile de publications, de manifestations tonitruantes, il s’insinue tranquillement, écrase la mémoire de son poids immobile. C’est pourquoi j’ai parlé d’un lac profond. L’Ukraine a été le théâtre d’une effrayante succession de massacres entre les années 20 et 1945, Timothy Snyder a écrit qu’entre 1933 et 1945, l’Ukraine était l’endroit le plus meurtrier de la terre.
Mais l’histoire interdite n’est pas seulement de la négation ou de la déformation de tel ou tel épisode : 1929, les ravages en Ukraine de la dékoulakisation, 1930, la renaissance fusillée, 1932-1933, la famine provoquée, 1937-1938, la Grande Terreur, 1939, le pacte germano-soviétique et la violence de la répression en Galicie et en Volhynie, puis l’invasion allemande, puis le retour du pouvoir bolchevique, puis la déstalinisation audacieuse de 1953 lancée par Beria, effacée après quelques mois. La liste est si longue qu’elle finit par produire la reconstruction, le remplacement complets de l’histoire ukrainienne par une histoire soviétique qui occupe tout l’espace, reconfigure la mémoire en un récit sans couture où tout est à reprendre, à extraire de la gangue de la novlangue si l’on veut y réintroduire ne serait-ce qu’un seul de ces faits effacés. Même les circonstances du rattachement de la Crimée à l’Ukraine en 1954 ont fait l’objet d’une légende soigneusement répandue au moment de l’annexion en mars dernier. On pourrait dire que dans la légende soviétique, c’est toute l’histoire du XXème siècle qui est noyée, de la Grande guerre à aujourd’hui, et que l’Ukraine est le point le plus profond de ce lac, là où se trouve le bouchon à faire sauter pour vider le lac, mais aussi là où la pression de l’eau est la plus forte. C’est pourquoi malgré les efforts extraordinaires des historiens, des militants de la mémoire et, pendant une brève période, qui reprendra bientôt on l’espère, de la justice ukrainienne, il reste si difficile de faire entendre et comprendre cette histoire.
L’histoire interdite a trois causes principales, l’absence d’État ukrainien sur la quasi totalité de l’histoire moderne de ce pays, la complication de l’histoire ukrainienne qui est un défi même pour les Ukrainiens, et a fortiori pour les autres peuples, et, avant tout, la soviétisation de l’histoire. Sur l’absence d’État, qui est la source principale de la complication, les historiens de l’Ukraine ont la tâche très compliquée de débrouiller cette histoire paradoxale, pour ne pas dire miraculeuse, d’un pays et d’un peuple qui n’ont jamais cessé d’être une unité politique bien qu’ils n’aient jamais eu d’unité politique, de souveraineté, sauf pendant des périodes brèves et sur une petite partie du territoire ukrainien. La France est une et indivisible en vertu de son histoire, l’Ukraine est une et indivisible malgré son histoire. Comment raconter une histoire sans sujet à qui on peut assigner simplement l’initiative, la responsabilité, la continuité ? C’est l’État qui joue ce rôle, l’État souverain, ou son souvenir, un monarque ou un gouvernement en exil.
A) l’absence de l’État
Travaux pratiques : qui seront les invités aux commémorations du Débarquement de juin 1944 le mois prochain ? Considérons deux pays aujourd’hui très proches, également martyrs de la barbarie nazie et de la barbarie soviétique, l’Ukraine et la Pologne. La Pologne a sa place tout naturellement aux commémorations parce que, malgré son anéantissement par l’invasion conjointe germano-soviétique en 1939 et son asservissement à l’empire soviétique de 1945 à 1989, la Pologne a existé comme État souverain de 1918 à 1939, cet État a continué dans l’exil avec le gouvernement de Londres, qui dirigea la résistance et participa à l’effort de guerre, contre les Nazis avant tout à partir de 1941, mais toujours sur deux fronts. Or l’Ukraine a été en un sens exactement dans la même situation, mais sans le gouvernement de Londres, sans l’existence étatique qui, même ténue, comme l’était la France Libre en 1940, fait de vous un acteur reconnu de l’histoire. L’Ukraine avait donc toute sa place aussi aux commémorations du Débarquement, et l’invitation par la France du président ukrainien, pour la première fois cette année, est un tournant pour l’Ukraine mais aussi pour la conscience européenne.
A propos de cet événement protocolaire mais d’une immense portée symbolique et politique, vous voyez combien ce qui paraissait la chose la plus évidente pour la mémoire collective, le combat et la victoire des alliés contre la barbarie nazie, soulève en fait des questions qui nous renvoie à la complexité d’un événement qu’on croyait pouvoir ramener à un schéma binaire, les bons contre les méchants. J’y reviendrai.
L’absence d’État n’a pas empêché l’existence d’une historiographie nationale brillante, même avant l’indépendance, mais c’est une entreprise fragile, héroïque, privée des moyens et du confort de la recherche académique, confronté à la solitude. J’aimerais citer l’ironie amère de Yaroslav Dachkévitch en 1994, lors de sa consécration tardive par un prix :
« J’ai été une sorte de mouton noir pendant très longtemps mais je ne m’en plains pas. Bien que j’aie passé les sept plus belles années de ma jeunesse dans des prisons et des camps spéciaux, ils ont fait de moi un citoyen. Et bien que j’ai perdu 16 ans privé d’emploi, ces années, paradoxalement ont fait de moi un savant. Alors que je me battais pour la vérité historique dans le monde académique, je n’avais pas à me plaindre de ma solitude, car les âmes fraternelles d’Ukrainiens, d’Arméniens, de Lituaniens, de Lettons, d’Estoniens, de Russes, de Polonais, de Juifs, les Français, les Suisses, les Tatars, et même les Ouïghours et les Japonais étaient à mes côtés (…) Et qui voudrait payer des historiens qui brisent les tabous canonisés et étudie dans le moindre détail les crimes et les trahisons du XXème siècle, en particulier concernant la nation ukrainienne ? »
Le grand historien de l’antiquité Arnaldo Momigliano, qui avait dû fuir l’Italie en 1938 parce qu’il était juif, a donné la plus belle formulation de ce lien entre la liberté de l’histoire et l’existence politique. Il disait que l’existence de l’État d’Israël avait donné aux Juifs et aux études juives une « liberté de mouvement dans la tradition ». Liberté de la pensée, moyens de la vie académique, mais aussi appropriation de la diversité et de la complication d’une histoire, de ses courants variés.
B) la complication
Pour comprendre l’énergie de l’URSS à dépouiller l’histoire ukrainienne de sa vérité et de sa liberté, il faut comprendre ce que représentait l’Ukraine pour l’URSS. L’Ukraine était pour les Soviétiques, comme pour les Allemands (et aussi la Pologne) une terre convoitée, adorée même : Hitler parle de l’Ukraine comme son « jardin d’Eden », il pensait évidemment à une Ukraine sans Ukrainiens sauf quelques esclaves, destinée à nourrir de ses fruits inépuisables le Reich de mille ans. Pour Lénine et Staline, l’Ukraine était un territoire stratégique par sa position et ses richesses, et un territoire qu’ils ont toujours eu la peur panique de perdre, d’où la violence sans frein comme seule la peur peut la provoquer, que Staline met pour garder l’Ukraine, contre les Polonais, contre les Allemands, et contre les Ukrainiens. Même après 1945, à l’abri du rideau de fer, l’Ukraine continue à faire peur, il faut dénicher les derniers maquis antisoviétiques (et même assassiner leur chef Stepan Bandera, pourtant exilé, en 1959 !), déplacer les élites de l’ouest et faire venir des cadres, des professeurs de Russie ou du Donbass. D’où une difficulté intellectuelle pour simplement nommer, catégoriser cette domination de l’Ukraine par l’URSS, entre désir et peur. L’Ukraine n’est ni une colonie, ni un territoire annexé et fondu dans la métropole. C’est plutôt une colonie intérieure, qu’il faut occuper et contrôler y compris au prix d’une répression féroce, tout en faisant partie de la métropole, dont elle elle est par dessus le marché la partie la plus agréable, le midi européen de la Russie. Et le meilleur moyen de verrouiller cette autocolonisation (l’expression est de Tim Snyder), de la rendre définitive, c’est d’en nier l’existence. C’est ce qui fait retour dans les formules les plus extrêmes de la propagande de Poutine, renouant avec celle de Staline : l’Ukraine, cela n’existe pas.
Privée en quelque sorte du droit à la complication, l’histoire interdite est menacée par la tentation du contre mythe. Puisque le mensonge nous accable et empêche la liberté de l’histoire, il reste le refuge romantique du mythe inversé, de l’histoire imaginaire, de l’hyperbole. Pardon d’être brutal sur ce point que je n’ai pas le loisir de développer et qu’il est je crois dépasser dans l’Ukraine d’aujourd’hui. Ceux qui dans les années 90 ont abusé de l’inflation du nombre de victimes de la Grande famine, 6 millions, 9 millions, 13 millions ai-je lu une fois, faisaient autant de mal à l’Ukraine que les négationnistes.
C) la soviétisation de l’histoire
Le sujet est immense, je m’en tiendrai à un point très simple, bien connu, mais très répandu dans les récits acceptés, nous l’avons vu encore la semaine dernière à l’occasion des célébrations du 8 (ou du 9 !) mai : quelles sont les dates de la Seconde guerre mondiale ? Pour nous Français, c’est (presque) simple, 1939-1945, contre l’Allemagne nazie et l’Axe, aux côtés des Alliés. Beaucoup croient que la Grande guerre patriotique est le nom soviétique et maintenant russe de la même guerre. Tout le monde sait que, par une bizarrerie sans importance les Soviétiques datent la fin des hostilités et la victoire du 9 mai 1945, alors que nous les célébrons le 8 mai. Quelle importance ? C’est très important, le 9 mai va avec une autre date, parfaitement publique dans le discours officiel, les livres d’histoire, les commémorations, c’est celle du début de cette guerre : 1941. Juin 1941, c’est la date de l’attaque allemande, que Staline n’attendait pas si tôt, contre l’URSS. La Grande guerre patriotique n’est pas la Seconde Guerre mondiale. Aux Etats-Unis, la WWII commence en 1939, bien que les USA n’entrent en guerre qu’en décembre 1941. La guerre du Pacifique durera plus longtemps qu’en Europe, jusqu’au 2 septembre, date de la capitulation japonaise, et de l’entrée dans l’ère nucléaire, mais c’est la même guerre. Entre 1939 et 1941, Allemands et Soviétiques sont alliés et envahissent ensemble la Pologne, une moitié chacun, délimitée par un pacte d’amitié et de sécurité des frontières. La partie sud de la Pologne orientale est annexée par l’URSS et devient ukrainienne. Et c’est là que la Seconde guerre mondiale commence pour les Ukrainiens, mais pas contre l’Allemagne, contre l’URSS, alors alliée avec l’Allemagne nazie. La bolchévisation de la Galicie et de la Volhynie par les Soviétiques est en effet d’une violence extrême. La promotion 1939 du Goulag si je puis dire est énorme, les Ukrainiens de l’ouest déportés en 1939 se distinguaient par un sobriquet distinctif, que portent encore les survivants de la Kolyma qui vivent toujours sur place, qui n’ont jamais pu rentrer.
Où placer cette guerre dans le grand récit du conflit mondial ? Les partisans ukrainiens se battent contre les Soviétiques, mais ceux-ci sont alors les Alliés des nazis. En 1941, quand l’Allemagne nazie envahit l’URSS et donc l’Ukraine, les nationalistes ukrainiens essaieront de jouer la carte allemande contre l’URSS (et contre leur adversaire précédent, la Pologne), mais l’Allemagne refuse tout compromis. Parce que l’Ukraine est le cœur son Lebensraum, il n’est pas question de la reconnaître comme un allié, ni d’ailleurs comme un sujet quel qu’il soit, ami ou ennemi, à la différence de la Hongrie, de la Roumanie et de la Slovaquie. Je laisse de côté, parce que j’essaie de ne parler que de ce que je connais, les péripéties compliquées de cette période de destruction physique et morale sous le coup d’occupations successives, où les dirigeants nationalistes ne font pas toujours preuve du jugement politique le plus avisé, et où l’Ukraine est occupée deux fois en moins de deux ans. Qui a fait quelle guerre ? Le point que je veux soulever est qu’il est contraire à la vérité, à toute interprétation plausible des événements, de faire disparaître l’Ukraine et les Ukrainiens de cette guerre de 1939-1945, ou de ne les y faire figurer que comme collaborateurs ou enrôlés dans la division SS Galizien. Or au moins 6 millions de personnes ont été tuées pendant la guerre en Ukraine, dont 1,5 millions de Juifs. Les Ukrainiens qui tombèrent en combattants les Allemands sont beaucoup plus nombreux que ceux qui collaborèrent avec eux, et ces derniers n’étaient pas plus nombreux proportionnellement que les collaborateurs dans les autres pays occupés par l’Allemagne, y compris la Russie, comme le rappelle Tim Snyder. Mais pour nationaliser (russifier) l’Armée rouge, ses héros et ses victimes, il fallait faire disparaître ou nazifier les Ukrainiens. Cette entreprise qui commence pendant la guerre a continué depuis et s’est même intensifier dans les années Brejnev, quand la Grande Guerre patriotique (GGP) est devenue encore plus importante car il ne restait rien d’autre pour entretenir la gloire du régime. Il fallait donc escamoter le fait que les Ukrainiens furent en fait les principaux acteurs de la guerre sur le front de l’est et les Juifs les principales victimes, en faire des « Soviétiques » anonymes.
Tout cela vous le savez déjà, et pourtant il faut le répéter parce que le mythe de la GGP est comme un hydre, dont les têtes repoussent toujours tant qu’on n’a pas rétabli le récit complet. Mon point est le suivant, la vérité sur la WWII en Ukraine n’est pas un problème ukrainien. Elle concerne tout le monde parce que cette vérité change la vérité du conflit mondial dans son ensemble. L’URSS fut à la fois un allié dans la lutte contre l’Allemagne nazie et un complice de celle-ci. Cette complication est très difficile à débrouiller, mais y parvenir est la condition pour sortir de l’Europe léguée par Hitler et Staline. L’escamotage de la WWII par la GGP ne protège pas seulement l’innocence et la gloire de l’URSS et, aujourd’hui, de l’URSS 2.0., elle enferme toute l’histoire européenne dans un réseau de mensonges et d’illusions qui contamine pour ainsi dire tous les compartiments de notre mémoire, y compris la mémoire de la Shoah. Un seul exemple, là encore d’actualité. Nous sommes tous scandalisés par les tours de passe-passe de la propagande anti-ukrainienne où une idéologie, une pratique, alliées à des fascistes et néo-nazis occidentaux, accusent de fascisme l’ennemi ukrainien. Nous sommes habitués à ces ruses, à cet antifascisme de pacotille pour habiller des combats douteux. Mais cette rhétorique ne vient pas du ciel, elle est un héritage du mythe de la GPP. Libérer l’histoire ukrainienne c’est nous libérer nous-mêmes, nous Européens. Le mensonge et le silence sur l’histoire de l’Ukraine est le verrou qui empêche les Européens de comprendre leur histoire. C’est pourquoi l’invitation du président ukrainien aux cérémonies du 70ème anniversaire du Débarquement en Normandie, c’est-à-dire la reconnaissance du rôle de l’Ukraine dans la Seconde guerre mondiale est un événement considérable, qui ajoute une dimension européenne et historique à la révolution démocratique ukrainienne, quelques jours après le succès démocratique de l’élection présidentielle du 25 mai.
Philippe de LARA, Kiev, le 28 mai 2014.