Dernier mythe russe
Andrei Piontkovsky
« On ne peut pas comprendre la Russie par la voie de la raison, on ne peut pas la mesurer de manière ordinaire », – une excuse standard des experts russes et occidentaux depuis déjà un siècle et demi. Mais désormais, il n’est pas nécessaire de la comprendre. La tâche est grandement simplifiée. Pour fixer les objectifs pratiques de la planification à moyen terme, il suffit de comprendre les motivations d’une seule personne. Tous les autres citoyens russes, dernier sans-abri aux personnalités les plus puissantes du monde d’après Forbes, lui ont cédé leur subjectivité avec admiration et révérence. Et les actions de cet homme sont déterminées par un seul critère – conserver son pouvoir à vie.
Dans cette optique, on va examiner la politique de Poutine envers l’Ukraine. Elle est assez cohérente et logique à tous ses stades. Même la velléité de ses collègues de l’oligarchie ukrainienne de blanchir leur passé criminel, au moyen de la transformation en entrepreneurs européens civilisés, a suscité un rejet furieux par le président russe. Il a relevé à juste titre que l’association avec l’UE est une certaine chance pour l’Ukraine de se défaire des chaînes des régimes voleurs post-communistes, formés sur le territoire de l’ex-URSS, et de passer au modèle européen de la concurrence économique et politique.
À l’avenir, une telle évolution pourrait être un exemple contagieux et attirant pour ses subordonnés, il était donc nécessaire de la tuer dans l’œuf. Après avoir fait refuser Ianoukovitch de signer l’accord avec l’UE, par la menace et la corruption, il a considéré sa tâche tactique comme accomplie et n’a pas pensé à la Crimée. À quoi sert la Crimée, s’il contrôle déjà toute l’Ukraine ?
Le Maidan a été inattendu pour lui, ainsi que pour un très grand nombre de personnes. La victoire de la révolution anti-criminelle de février en Ukraine a transformé la menace théorique sur son règne en problème politique réel et contemporain.
L’objectif prioritaire de l’empire de Poutine, la condition nécessaire de sa survie, consistaient à abattre la Révolution ukrainienne, la discréditer au maximum aux yeux de l’opinion publique russe, à établir à Kiev les autorités obéissantes au Kremlin, et contrôler l’État ukrainien en gardant le contrôle sur sa majeure partie.
Le discours de Poutine en Crimée du 18 mars était conçu comme la présentation propagandiste urbi et orbi du rattachement de la Crimée sous le jour le plus favorable au Kremlin. Soudain, à mon avis, il a acquis beaucoup plus de valeur pour l’orateur lui-même. Il a résolu son problème personnel plus efficacement qu’en étouffant la Révolution ukrainienne.
Toute dictature, voire la plus atroce, ne peut pas s’appuyer uniquement sur la violence. La matrice génétique de chaque régime autoritaire est une sorte de mythe systémique séduisant une partie considérable de la société depuis un certain temps.
Le cycle de vie du régime est l’espérance de vie de ce mythe, qui se réalise dans une période de tempête et de tension, atteint son apogée, et enfin s’éteint en emportant le régime créé par lui-même.
C’est ainsi que l’ordre communiste soviétique, généré par un mythe axé atour d’un Royaume de justice et de liberté, a connu son apogée tragique dans la victoire de l’URSS pendant la Seconde Guerre mondiale, et a disparu à la fin des années 80, quand aucun des membres du Politburo de l’Union Soviétique ne croyait plus en son mythe.
À l’automne sanglant de 1999, les escrocs et stratèges politiques cyniques du Kremlin ont également créé leur propre petit mythe télévisé sur un jeune officier vigoureux du service des renseignements, envoyant des troupes russes en profondeur dans le Caucase, apportant l’effroi et la mort à des terroristes qui nous feraient exploser dans nos propres maisons, et à tous les ennemis de la Russie qui le lèvent contre elle. La phrase hygiénique célèbre de ce héros (« On ira buter (les terroristes tchétchènes) jusque dans les chiottes ») est devenu un slogan clé. Et l’âme féminine de la Russie a contentement expiré : “Notre”.
L’ensemble de la structure politique de l’État s’est retrouvée sur la corde raide du mythe de Poutine. Délibérément conçu comme un simulacre du plus grand style idéologique, le poutinisme a traversé dans sa courte biographie toutes les étapes classiques de l’histoire soviétique, devenu la parodie vulgaire de chacune de ces étapes. En 2008, il a passé une apogée misérable (la guerre victorieuse avec la Géorgie) et la nausée croissante des élites depuis indique le décès prochain du mythe poutinien.
Lancé par le Chef dans son discours de Crimée à l’Assemblée fédérale, l’appel risqué à l’expérience allemande du peuple divisé se réfère à un début des années 90 formellement et politiquement correct, mais en substance, du point de vue mythique, il concerne les années 30 du siècle dernier.
On assiste au redémarrage réussi du mythe « jusque dans les chiottes » de 1999. On constate la naissance d’un nouveau mythe radieux, remontant le moral, sur Vladimir de Tauride, rassembleur des terres russes. Le dernier mythe russe, dénué de sens, et impitoyable.
Jusqu’au 18 mars, Kiev constituait la cible, l’annexion de la Crimée était un des outils pour la toucher.
Et Kiev ? Juste le jalon, une des étapes essentielles d’un grand voyage. 75% des citoyens russes interrogés soutiennent une résolution militaire de la situation ukrainienne. C’est le diagnostic final de la société soumise au rayonnement énorme de la propagande porno télévisée.
Le redémarrage du mythe systémique, la re-onction de Poutine pour un règne à vie sous le couvert du Messie du Monde russe, pourraient bouleverser la politique intérieure et extérieure, la stratégie militaire et, en particulier, nucléaire de la Fédération de Russie. Chacun de ces domaines mérite d’une étude approfondie, ce que je vais faire dans un proche avenir. Pour l’instant, je vais m’en tenir aux généralités.
Certains experts expriment leurs craintes qu’un tel redémarrage ne cause une nouvelle guerre froide. Je suis pas du tout d’accord. Il amènera à un état des relations de la Russie avec l’Occident bien pire et plus dangereux que la guerre froide. Pendant la guerre froide, notamment après l’expérience dramatique de la Crise des missiles de Cuba, les présidents américains et les secrétaires généraux du Comité central du Parti communiste soviétique ont considéré les armes nucléaires seulement comme un facteur de prévention d’un conflit militaire entre les deux pays, et comme un dispositif de maintien de la stabilité stratégique. Ils n’ont pas brandi la massue nucléaire l’un contre l’autre.
Un politicien qui a assumé sa responsabilité de reconstituer le Rousski Mir («Le Monde russe») par la voie de modification des frontières nationales, et qui possède un énorme arsenal nucléaire et une simple armée relativement faible, a dû déclarer (ce qui avait été déjà réalisé formellement en 2008) la liberté de ses actions dans l’ancien espace soviétique. Et ce en faisant chanter les «partenaires» de l’ancienne G8, qui étaient contre cette idée, par la menace d’utiliser l’arme nucléaire, c’est-à-dire la menace du suicide mutuel.
En effet, ce bluff nucléaire est utilisé aujourd’hui dans la guerre avec l’Ukraine. La phrase célèbre sur la capacité de la Russie de « transformer les États-Unis en cendres radioactives », sans aucun doutes, a été approuvée au plus haut niveau.
Il est révélateur que les premiers mots d’Obama et Rasmussen concernant l’Ukraine étaient l’affirmation que l’intervention militaire des États-Unis et l’OTAN est absolument exclue, parce que l’Ukraine n’est pas membre de l’OTAN.
Eh bien, et si demain les habitants de Narva organisent un référendum sur le rattachement à la Russie ? Est-ce que des dizaines de millions de personnes aux États-Unis et en Europe seront prêtes au risque d’une guerre avec l’Etat hyper nucléaire et à mourir pour Narva ?
Poutine est convaincu que non: Elles ne seront pas prêtes. Et je suis d’accord avec lui.
Mais son attitude n’est guère de la folie. C’est bel et bien une autre réalité, incompréhensible pour une honnête Frau Merkel et un animateur social de Chicago Obama.
Les relations internationales entrent en phase d’instabilité et volatilité jamais vue depuis plus de 60 ans.
En faisant l’analogie avec l’histoire soviétique russe, je peux comparer le redémarrage poutinien actuel avec les derniers mois de la vie de Staline (octobre 1952- mars 1953). Le chef, ainsi que tous les représentants de ce métier rare, était également concernés, et avec juste raison, par le problème du maintien du pouvoir et de la vie. Il a conçu un redémarrage à trois volets : préparation forcée pour la troisième guerre mondiale, élimination des dirigeants du parti communiste et solution radicale de la question juive.
À l’époque, Dieu est intervenu au dernier moment dans le cours des événements fatals pour la Russie …