REPORTAGE – Le conflit armé qui secoue l’Est de l’Ukraine a déjà entraîné le déplacement de plus de 500.000 personnes à travers le pays, et bouleversé le destin de millions de citoyens. Parmi eux, Gennadiy, qui a fui Donetsk et ses combats pour rejoindre Kiev, il y a quelques semaines.
“Je ne pouvais plus respirer là-bas”. La phrase est courte mais lourde de sens. Gennadiy, 50 ans, marié, deux enfants, est un déplacé. Il vient de Donetsk. Ce jour-là, il est devant l’ambassade de France, il vient apporter son soutien à la poignée de manifestants qui réclament la suspension définitive de la vente de Mistral français à la Russie. Gennadiy n’est pas un militant professionnel. Il a toujours eu une vie bien loin de tout ça. Mais c’était avant.
Aujourd’hui, Gennadiy a rejoint le bataillon de ces milliers d’anonymes qui font désormais l’Histoire de l’Ukraine. Il ne rate aucune manifestation, il raconte encore et encore son histoire, son engagement récent, ses illusions perdues. Il ne se plaint jamais. On le devine inquiet pour l’avenir. Il a deux filles, une de 14 ans et l’autre de 23 ans. La guerre n’est jamais une bonne chose, il le sait. “Je me suis installé à Donetsk, en 1997. J’étais un petit homme d’affaires banal. J’avais monté une entreprise de télécommunications. J’achetais en Russie puis je vendais en Ukraine ou au Kazakhstan. Je voyageais beaucoup, je ne m’occupais pas de politique. Je connais bien la Russie et le peuple russe. Bien sûr que lorsque je passais d’un village ou d’une ville à l’autre, je percevais les différences s’ils y en avaient”.
“J’étais le businessman typique, tout acquis à son travail”
Mais ces différences, à cette époque, ne sont pas encore un fossé, un gouffre qui va entraîner deux peuples à s’affronter. Non, ça ne l’est tellement pas, que ce sympathique quinquagénaire admet même qu’à l’époque, il était pro-russe. “En 1997, il y avait déjà un mouvement très pro-ukrainien mais je n’y ai jamais adhéré. En 2004, lors de la Révolution orange, je m’en suis tenu éloigné. Difficile à expliquer mais je ne me sentais pas concerné, je n’ai pas véritablement soutenu le mouvement, admet-il, sans fard. J’étais le businessman typique, tout acquis à son travail et c’est tout. Je n’ai rien vu venir “.
Il lui faudra un petit déplacement à Kiev, la capitale, et une discussion avec un collègue russe, lui expliquant que les nouveaux leaders ukrainiens ne sont pas capables de mener le pays à bon port, pour que quelque chose se passe. Il bouge. Un peu. Sa conscience politique frémit. Il rentre à Donetsk et il prend de plein fouet ce qu’il appelle aujourd’hui “un processus d’esclavage”. ” On a toujours eu pendant ces vingt-trois années d’indépendance des oligarques qui raflaient la mise, mais le système mis en place par Ianoukovitch (ancien Président), une pyramide à trois niveaux, est allé au-delà de tout entendement. En 2013, il y a eu des contrats d’une valeur de 500 millions de dollars. Pourtant, les salaires sont arrivés avec plus de deux mois de retard. Ianoukovitch ne volait pas seulement le peuple mais ses compagnons”. Le banal petit homme d’affaires n’est pas idiot. Il sait que l’argent ne va pas toujours dans les bonnes poches. Mais la corruption est de plus en plus criante.
“J’ai basculé, j’ai réalisé que j’étais ukrainien”
Ce sera pourtant une simple histoire d’abus de pouvoir policier qui le fera basculer dans le militantisme. Un arrêt de bus, un homme éméché et deux policiers. Il est interdit de boire dans l’espace public, on risque une amende. L’homme n’aura pas cette chance. Il est traîné au commissariat, violé avec une matraque et fini dans le coma. L’affaire fait grand bruit, les policiers sont virés, l’homme sort du coma, retire sa plainte comme par miracle et en août 2013, l’affaire est close, les policiers réintégrés. “J’ai basculé, j’ai réalisé que j’étais ukrainien, que j’avais cette identité et pas une autre. Ce qui n’est pas le cas des gens de Donetsk qui sont venus en grande partie sous Staline, afin de reconstruire le pays après la guerre. Ces gens flottent sans identité réelle, n’ont pas véritablement de colonne vertébrale. Ils ont donc été très facilement réceptifs à la propagande russe. J’ai donc estimé avoir à faire un choix moral et je me suis rangé du côté des miens”. Ce sera le dernier déclic, celui du massacre des étudiants de Maïdan.
Le départ ne fut pas immédiat. Gennadiy fait ce qu’il n’a jamais fait auparavant, il manifeste, discute, essaie de convaincre. Au début, personne ne le contredit puis les combats du début de 2014 entre les policiers et les activistes changent le ton. “Mon premier conflit ouvert sur la question fut avec quelqu’un au travail.” Il sent que la société, la ville, se divisent. “Nous ne formions plus un tout.” A partir de mars 2014, les oligarques retiennent 5% du salaire des gens, sous le prétexte qu’il faut reconstruire après Maïdan. Le 6 juin, Gennadiy rentre chez lui. Il voit une ambulance garée au coin de la rue. A l’intérieur, il y a un militant séparatiste qui dort , une kalachnikov à portée de main. “Je suis monté chez moi, j’ai dit à ma famille de faire les valises et on a quitté la ville”. Depuis, Gennadiy a loué un petit appartement, scolarisé ses filles et cherché du travail. “Je peux tenir six mois, après cela va devenir compliqué”. Pour l’heure, le regard des habitants de Kiev est plein de bienveillance et de compassion. Mais personne n’est dupe. Si cela devait durer, la tension, déjà perceptible, deviendrait insoutenable. Gennadiy le sait. Lui qui, il y a un an, aurait “craché au visage de quiconque affirmant qu’il y aurait une guerre avec la Russie”, et qui désormais se sent plus que jamais ukrainien.