Les cyborgs, héros de la guerre en Ukraine

REPORTAGE – Dans l’Est de l’Ukraine, des combattants loyalistes ont acquis le surnom de “cyborg” au cours des combats. On dit que ce sont des soldats mi-hommes mi-machines. Ils ont tenu tête aux séparatistes pendant des mois, à l’aéroport de Donetsk.

Quoi de plus prestigieux que d’être reconnu par ses ennemis! Un hommage entre soi, un hommage entre valeureux guerriers. La légende est en marche. On dit que ce sont les séparatistes eux-mêmes qui l’ont lancée. “Nom de dieu, je ne sais pas qui défend cet aéroport de Donetsk, mais on n’arrive pas à les déloger”, aurait raconté un séparatiste au début de l’attaque, en septembre dernier. “On les accule et ça ne marche pas. Ils ne sont pas humains, ces types-là, ce sont de véritables cyborgs”.

Et voilà, des hommes mécaniques, des demi-dieux de la guerre sont nés. Des robots surnommés “ukrop” en ukrainien, et cyborg en anglais. Ils représentent la mythologie qui désormais habille les combattants féroces de l’Ukraine. Nikolaï, 26 ans et Alexei, 36 ans en ont fait partie. Aujourd’hui, ce sont des cyborgs à la mécanique rompue. L’un gît sur un lit d’hôpital, tandis que l’autre est en chaise roulante. Qu’importe. Pour l’heure, ils portent en eux et sur eux l’aura des combattants de la victoire, l’espoir et la reconnaissance de toute une nation.

Est vita mea bellum meum…

Ah, il voudrait bien le cacher ce tatouage, Nikolaï! Trop parlant, trop précis sur ce qu’il pouvait être avant, sur ses opinions politiques, sans doute. Avant de devenir un cyborg, un héros pour la nation ukrainienne. D’ailleurs, il refuse de traduire ou de commenter, et replie son bras, de façon à dissimuler le tatouage à l’encre noire et intense. Il préfère que l’on se concentre sur ce qu’il a vécu à l’aéroport de Donetsk. Nikolaï fait partie de l’armée régulière. Il s’est engagé au début du conflit. Avant, dans la vraie vie, il était cuisinier.

Une bénévole qui passe dans le couloir, lui ajuste son tee-shirt noir. L’homme parait un peu perdu, on est loin du dieu semi-machine qui défouraillait dans tous les sens, rendant la vie ardue aux séparatistes, il y a encore peu. Nikolaï a reçu des éclats d’obus dans tout le corps, il reste assis dans une chaise roulante, sa colonne a été touchée et il ne connaît pas encore l’étendue des dégâts. Moralement, il ne va guère mieux, “des amis sont morts là-bas”, souffle-t-il.

Les cyborgs, un mélange hétéroclite

Ces héros des temps modernes proviennent en réalité de plusieurs corps d’armée. Il y a le régiment d’élite, le 3d Separate spécial Régiment from Kirovohrad, la 93d mechanized Brigade de Dnipropetrosky Oblast (armée de terre), la 79th aeromobile Brigade de Mykalaiv, la 17th Guards Tank Brigade de Mkryvyi Rih (armée de terre) et enfin le Right Sector, le Secteur Droit dont on dit (aujourd’hui, le bataillon affirme avoir instauré une limite d’âge minimum) qu’il a envoyé des gamins de 18 ans, à la mort. Le 18 avril 2014, le drapeau, aux couleurs de la nouvelle République auto-proclamée de Donetsk, flotte sur l’aéroport. Tout un symbole. L’aéroport qui avait été agrandi lors de la Coupe d’Europe de football en 2012, a coûté la bagatelle de 800 millions de dollars. A l’époque, on prévoit d’en faire un hub à l’américaine qui accueillerait jusqu’à dix millions de passagers.

En 2013, les dirigeants de l’aéroport enregistreront un malheureux million de voyageurs. Le symbole de la nouvelle Ukraine a du plomb dans l’aile. Après une opération soigneusement préparée, les forces conjointes de ces futurs cyborgs récupèrent l’aéroport, en quelques heures à peine, le 25 mai dernier. La victoire semble facile et acquise, jusqu’en septembre. Date à laquelle les Russes viennent appuyer les séparatistes, et c’est un déferlement d’armes lourdes. Ainsi commence un face-à-face terriblement inégal, mais d’où sortira la légende des cyborgs.

Les héros blessés de Donetsk

Nikolaï a survécu à une attaque qui a duré cinq longues journées. “Nous étions proche de l’aéroport, raconte-t-il, comme s’il était un autre, et on devait récupérer une mine occupée par les séparatistes. On a attaqué sans relâche, on ne voulait pas les voir gagner”. La mine est reprise à 10h de ce fameux matin, où il sera blessé. Nikolaï ne verra rien de cette victoire féroce. “Je me rappelle avoir été mis dans une voiture puis transporté dans la première zone de sécurité, avant de rejoindre une petite ville pour y recevoir les premiers soins”. Depuis, son corps est une souffrance, il se promène dans cette petite chaise, dans les couloirs de l’hôpital, et il rumine. “Je ne m’imaginais pas faire la guerre contre la Russie. C’est juste invraisemblable. Il faut les informer, là-bas, en Russie, leur dire qu’il y a des soldats russes sur le terrain, et pas seulement des séparatistes du cru”.

Nikolaï n’a aucune confiance en Poutine, “Il a violé toutes ses promesses”. Le soldat voudrait que le combat se mène aussi sur le net. “Il faut inonder le peuple russe de véritables informations, il faut qu’il voie ce que se passe vraiment sur le terrain”. L’avenir, son avenir dans tout ça, lui le valeureux et héroïque cyborg? Il balaie la question. Pas d’actualité. Ce qui compte, ce n’est pas lui, mais l’Ukraine. “Le pays va mal, il faut agir”.

“Il n’y a que nous qui pouvons arrêter les Russes”

Crédit photo : Romain Carré

Alexei est physique. Dans tous les sens du terme. Il affiche un poids et une musculature d’allumette. Il porte de troublants tatouages et arbore la fameuse coupe de cheveux nationaliste qui évoque pas mal de fantasmes. Enfin, il ne se départ pas d’un regard et sourire suffisant et moqueur, qui donneraient presque envie de lui coller une claque. Alexei, le cyborg, surjoue, évidemment. Il est encore plus mal en point que son copain d’infortune, l’autre cyborg, Nikolaï. La jambe droite enveloppée de broches, les intestins et l’estomac en vrac, l’avenir de ce soldat d’infanterie dans l’armée régulière ukrainienne a pris un sacré mauvais tour. Alexei était menuisier et venait du sud du pays. “Je ne voulais pas que ma région natale connaisse la même chose que le Donbass, alors j’ai rejoint les rangs de l’armée”. Il a 36 ans.

Le 17 janvier, vers 13h30, il dit adieu à la guerre et à l’aéroport de Donetsk, fauché par une grenade. “On avait pour objectif de dégager les séparatistes qui s’étaient retranchés, dans un monastère de religieuses.” Le problème, c’est qu’on n’avait pas les armes qu’il fallait pour en venir à bout”. Ils se sont fait balayer. Alexei porte le même regard incrédule que son camarade Nicolaï, sur la conduite de ses voisins. “Je n’arrive pas à croire que les Russes nous fassent cela. C’est très désagréable”. Le mot est faible. Mais pour les deux soldats, il existe une certitude : l’escalade est bien là et le traité avec Vladimir Poutine n’est qu’ un bout de papier, prêt à s’envoler. Eux, en revanche, sont à jamais les cyborgs de Donetsk.

Le Journal du Dimanche

http://www.lejdd.fr/International/Europe/Les-cyborgs-heros-de-la-guerre-en-Ukraine-717840

Karen Lajon, envoyée spéciale à Kiev (Ukraine) – leJDD.f