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A Kiev, l’arrière-garde attend son heure

REPORTAGE – Alors que les combats ravagent l’Est de l’Ukraine depuis plusieurs mois, volontaires et professionnels se préparent depuis Kiev à une guerre qui ne dit pas son nom, et qui se joue encore loin d’ici.

Kiev ressemble désormais à toutes ces villes qui se réveillent un beau matin, avec une guerre potentielle à la porte. L’été est fini, l’automne s’installe peu à peu. Les couleurs des arbres se transforment comme l’humeur des hommes et des femmes dont le destin est sur le point de basculer. La réalité prend peu à peu le pas sur un vague romantisme qui s’est subtilement installé durant les longues semaines estivales, faisant ainsi de la guerre, cette jolie image où forcément les soldats en seront les héros et les braves que toute une nation couvrira de récompenses, lorsque tout sera terminé. Mais les premières piqûres d’un froid naissant viennent doucher cet élan patriotique échevelé et les soldats qui s’affichaient encore récemment comme de nobles chevaliers sans peur et sans reproche, semblent se recroqueviller un peu plus chaque jour. Invoquant soudainement le front et l’arrière. Cet arrière où comme à Kiev, les gens insouciants mènent leur vie en attendant que d’autres donnent la leur.

Alexandre en est un parfait exemple. Il a 20 ans et des origines cosaques qu’il revendique désormais sans rougir. Le sang des plus valeureux guerriers coule dans ses veines. Il affiche une coupe de cheveux d’un genre militaire un peu maison, rasée derrière et mèche longue ramenée devant et bien plaquée sur le haut du crâne. Il a pris son quartier général à l’hôtel Ukraine, qui surplombe la fameuse place Maïdan. L’hôtel a servi de camp retranché et d’hôpital pendant toute la durée de la lutte. Depuis il a été refait et entre doucement dans la légende des hôtels où une partie de l’Histoire s’est déroulée avec fracas. L’uniforme du soldat volontaire Alexandre est lui aussi tout neuf. On devine en regardant le teint rosé et les doigts nickel que le jeune homme jouit encore d’une bonne douche chaude quotidienne, que les rigueurs de la guerre n’ont pas encore entamé son moral de battant.

La guerre par procuration

Alexandre est à Kiev depuis trois ans. Il travaillait dans le bâtiment. Il a une maman, des frères et sœurs, mais pas de papa. Une allusion qui le fait immédiatement rougir. Pour l’instant, la guerre, il en entend parler. D’ailleurs, il a plein d’histoires à raconter parce que ses potes qui eux, sont déjà embarqués dans l’aventure de la défense de la Nation, le font tour à tour rêver et frémir. Écoutez un peu celle-là, celle d’un certain Konstantin. “On ne sait même pas si c’est son vrai nom, dit-il, méprisant. Au départ, c’est un officier qui s’est battu aux côtés des Russes contre les Tchétchènes. Mes copains ont eu confiance quand il a décidé de monter un bataillon de soixante-dix volontaires. Mais un jour, ils les ont retrouvés dans une espèce de cratère dans un champ et il y avait, assez bizarrement d’ailleurs, un paquet de chips, posé là, au milieu de nulle part. En fait, en dessous, il y avait une mine. Mes potes sont restés comme ça, pendant sept heures à se demander s’ils allaient mourir ou pas, et en priant que rien n’arrive”. On comprend après que le fameux Konstantin a abandonné son bataillon.

Le récit part un peu dans tous les sens, ponctué de temps morts qui permettent au jeune homme de se reprendre. Pour l’instant, il vit la guerre par procuration, il tient les morts que l’on ne peut enterrer, à très longue distance. Ses amis sont héroïques, ses amis se plaignent de manquer d’armes et de consignes claires. Ses amis meurent. Ses amis, il les envie et il les craint. Ils font ce qu’il n’a pas encore accompli. Ils se battent. “On n’est pas en guerre, on n’a pas déclaré la guerre, on utilise juste cette expression qui ne veut rien dire : Opération contre les terroristes. Je ne suis pas prêt à aller donner ma vie pour je ne sais quelle expression vide de sens. En même temps, le traître, c’est le pire des ennemis”. Alexandre attend un ordre de mission dont il ne sait vraiment d’où il viendra, et s’il viendra. Mais on l’a compris, Alexandre joue sa vie, celle qui fera de lui un homme, celle qu’il pourra raconter plus tard, sans avoir à rougir. Mais pour l’instant, il attend, là, dans le hall de l’hôtel Ukraine.

Ils sont quatre. Trois montrent leur visage et le quatrième porte une cagoule. Et l’uniforme. On l’appelle le Député, il a 26 ans. C’est le plus agité, le plus bravache. Il affirme s’être déjà battu, mais son uniforme est d’un vert immaculé. Il affirme appartenir au bataillon de Hydar, composé essentiellement de gens de Maïdan. Le Député se plaint beaucoup. “On manque d’armes et d’ordres clairs. Les Russes avancent vite, ils peuvent s’ils le veulent être facilement à Kiev. C’est une éventualité plausible”. Le Député se plaint, mais on le sent à son affaire, il exulte la virilité, la testostérone au bord de la crise de nerfs. “Si nous avons une bonne couverture aérienne, on peut les stopper et les détruire, assène-t-il, comme un chef digne de ce nom. Son portable sonne, il répond fort et bruyamment puis se lève, toujours cagoulé et s’en va. La guerre l’attend.

Son copain Sirxo, 36 ans, n’est pas fait du même moule. Il est marié, une petite fille de douze ans, et il n’aime pas les questions d’ordre privé. C’est un volontaire du bataillon Azov qui se bat à Marioupol. Il reste concentré, presque ramassé. “La situation n’est pas stable, elle peut empirer à tout moment. Kiev ne se mobilise pas assez. Nous, les volontaires, on nous envoie en premier, on sert de chair à canon, et après seulement, le haut-commandement lance les militaires professionnels. Mais il faut que le monde réfléchisse parce que nous, on est prêt à tout. Poutine peut marcher sur Kiev, on sera là pour le recevoir”.

“Notre terre mérite que l’on se sacrifie”

Volontaires, professionnels, la frontière est un peu floue. Il faut rencontrer le lieutenant-colonel instructeur Vladimir pour s’y retrouver un peu. Il dépend d’une petite caserne au centre de Kiev, écrasé par de nouvelles constructions qui font dix fois la hauteur du bâtiment joliment peint en jaune pâle. “Le terrain appartenait aux oligarques qui s’en sont emparés pour leurs projets immobiliers, donc nous voilà…” Vladimir a 36 ans, et 17 ans de métier. Il élabore un programme de très haut niveau qui doit permettre de former cette vague de volontaires en un mois seulement. “Les plus forts restent bien évidemment. Il y a même quelques femmes. Au début, les gars ont rigolé et puis ils se sont tus. De toutes celles qui se sont présentées, pas une n’a été éliminée”.

L’officier ne fait pas dans la langue de bois. Il accuse clairement le gouvernement d’avoir raté l’occasion d’arrêter Poutine au début de la crise en Crimée. “On avait les moyens et la possibilité mais on a l’impression que les généraux se croient dans un jeu vidéo tandis que mes hommes, eux, se battent et parfois meurent”. Il n’a pas davantage de sympathie pour cette idée de livrer des armes, “trop compliqué à mettre en place et difficile de former les nouvelles recrues rapidement”. Les sanctions? “Pas efficace, Poutine joue la montre, le temps est pour lui. Il a toujours un coup d’avance sur les Occidentaux. Poutine, si on lui donne la main, il vous prend le bras”. Et de rappeler la Yougoslavie. “Justement, nous ne sommes pas la Yougoslavie, nous sommes très unis et l’Europe ne pourra pas s’en tirer comme elle l’a fait là-bas, à l’époque”. Lui, ce qu’il veut le lieutenant-colonel Vladimir, ce sont des frappes aériennes!

La nuit est tombée. Il fait très frais. Les jeunes hommes en fauteuil roulant ont regagné leur chambre à six ou huit lits. L’hôpital militaire composé de bâtiments rectangulaires a perdu de son charme sous le soleil de fin de saison. Il y a comme une impression de fin du monde, une désespérance inhérente à ces lieux de haute souffrance. Lorsque la lumière fuse, violente et jaune, Vladimir, ne se retient pas. Il geint violemment et porte immédiatement la main à son pansement. Le 15 août, à 5 heures du matin très précisément (il y tient), un sniper lui a collé une balle dans l’œil droit. Et ce sergent à la retraite qui avait pris d’assaut avec neuf autres retraités du même tonneau, le ministère de la Défense (qui ne voulait que des jeunes de 20 ans) afin d’aller combattre et défendre son pays, a vu son élan patriotique s’arrêter net.

Lui, qui n’avait pas échappé à la mode du tatouage (bras et doigts), mais qui en revanche avait évité à sa puissante carcasse la moindre anicroche, git désormais sur un lit d’hôpital, tordu de douleur. Il occupe néanmoins une chambre, seul, avec un deuxième lit pour sa femme qui ne le quitte pas. Cet ancien parachutiste, qui a trimballé ses rangers au Kosovo, en Sierra-Leone ou encore au Liban, est tombé chez lui, sur un champ de bataille auquel il n’aurait sans doute jamais songé, même dans ses pires cauchemars. “Je n’ai pas de regrets parce que c’est la terre sur laquelle je vis, celle de ma famille, de mes amis et je me dois de la défendre”. Il souffre affreusement, mais ne faiblit pas. “Je récupère et je repars.” Sa femme acquiesce. “Notre terre mérite que l’on se sacrifie”. Volontaires ou pas, les hommes en armes et uniformes d’Ukraine sont prêts.

Le Journal du Dimanche

http://www.lejdd.fr/International/Europe/A-Kiev-l-arriere-garde-dans-l-attente-des-combats-685150

Karen Lajon, envoyée spéciale à Kiev (Ukraine) – leJDD.fr