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Alexandre Melnik: Connecter l’Ukraine au monde global du XXI siècle: construire l’avenir

Alexandre Melnik

Expert et professeur en géopolitique, ICN Business School Nancy – Metz, France

Conférencier international

Auteur (notamment des ouvrages : EBOOK «Reconnecter la France au monde, globalisation, mode d’emploi», Paris, Eyrolles-Atlantico, 2014 et «L’Itinéraire d’un diplomate franco-russe. 20 après la chute du Mur de Berlin», Paris, L’Harmattan, 2009).

Ancien diplomate

                                              Le discours à Kiev au Forum Global Ukraine 10.07.2015

Je vais prononcer ce discours en russe, car la langue russe n’appartient pas à la Russie de Poutine. Cette dernière n’a aucun monopole sur le moyen d’expression de Pouchkine, Dostoïevski, Tolstoï, Nabokov, Berdiaev, Mandelstam, Pasternak… et en partie le vôtre… et aussi le mien.

En ce début de nouveau millénaire, l’ensemble de l’Humanité vit un véritable changement de monde. Cette métamorphose de paradigme civilisationnel est, somme toute, comparable à la Renaissance du XV siècle (banalisation de l’imprimerie, découverte de l’Amérique, essor artistique sans précédent, etc.). Dans ce contexte, les mêmes termes ne signifient plus la même chose qu’auparavant (temps, espace, politique, économie, éducation, etc.).

«Le mot de passe» dans le «logiciel» du siècle en cours, c’est la globalisation. Bien au-delà d’une charge émotionnelle que suscite ce terme dans différents pays (traduit en France comme la «mondialisation», créant ainsi l’illusion que ce pays resterait un îlot de sécurité au milieu de la tempête planétaire, ou encore diabolisé en Russie comme synonyme d’une Amérique conquérante), je définis ce phénomène clé du XXI siècle comme «nexus of people, places & ideas», à savoir – la permanente interconnexion, interaction, interdépendance des gens, des places et des idées.

Vu sous cet angle, la globalisation s’apparente à l’air que nous, les habitants de la Terre, respirons tous et à tout instant.

Cette globalisation a deux algorithmes :

  1. L’intrusion dans notre quotidien des nouvelles technologies («cutting edge breakthrough technologies»), incarnées par un clic qui balaie les frontières et enterre les bibliothèques. Aujourd’hui, avec son smartphone, chaque individu tient en main le monde. Et avance à la vitesse d’un clic. A l’instar de Saint-Denis, le premier évangéliste de Lutèce (actuel Paris), décapité par les Romains, qui tenait en main sa tête. Et avançait vers la butte Montmartre. En 2015, un smartphone contient plus d’informations que tous les ordinateurs de la planète en 1995 !
  1. La civilisation occidentale ne possède plus «le monopole de l’Histoire», autrement dit : il est désormais possible d’être de plus en plus moderne sans adopter le mode de vie et les valeurs de l’Occident.

Il faut savoir également que cette globalisation – telle que je l’interprète – est comme Janus à deux faces. Celle du bien (Google, Wikipédia, Facebook, etc.) et celle du mal (Daech, la Russie d’un Poutine dont l’horloge mentale est restée coincée aux années 1970 où il faisait ses études à l’école du KGB, etc.)

Bien évidemment, l’Ukraine nouvelle, née à Maidan de l’aspiration humaine, spontanée, sincère à la liberté et à la dignité, doit être connectée à la globalisation du bien. Et elle s’y inscrit, logiquement. Car le démantèlement de la statue de Lénine à Kiev, qui sonne le glas du projet d’une URSS – bis, porté par Poutine, se situe dans le droit fil de la chute du Mur de Berlin en 1989 : il s’agit, au fond, de l’exode des tyrannies et des idéologies destructrices du XX siècle et de l’ouverture d’un nouvel horizon – constructif – du XXI siècle.

Il est important de comprendre que l’Ukraine d’aujourd’hui n’est pas un parent pauvre qui quémande une aumône à l’Europe, mais, d’une certaine façon, le phare, l’avant-garde de l’Occident, dont l’exemplarité est mise en cause par la montée en puissance de nouveaux pôles d’excellence géopolitiques non-occidentaux, en pleine expansion (Chine, Inde, Corée du Sud, Brésil, Turquie, etc.). Comme si c’était l’Ukraine qui rappelait aujourd’hui à l’Occident, en reflux, ses propres valeurs fondatrices – liberté, démocratie, tolérance, état de droit – qui lui assuraient sa prospérité et son leadership global, pendant les cinq derniers siècles, mais qu’il a oubliées ou occultées en raison de ses trop nombreuses pesanteurs du «politiquement correct».  C’est l’Ukraine nouvelle, jeune, tournée vers l’avenir qui réinitialise actuellement le logiciel d’un Occident, en quête d’identité, ayant besoin d’une nouvelle Renaissance, face aux nouveaux défis de la globalisation ! Le cœur de l’Europe, le cœur de la civilisation occidentale bat donc aujourd’hui ici, à Kiev !

A l’heure actuelle, l’Ukraine doit mener un combat simultanément sur deux fronts :

  1. le front militaire pour contrer l’agression russe
  2. le front civil pour combattre ses propres démons : corruption, fatalisme, cynisme, immobilisme, «nihilisme juridique» et, d’une manière plus générale, absence de foi dans la possibilité du changement.
  1. Concernant le premier front. L’Ukraine doit surtout éviter de rentrer dans une dynamique irréversible de la guerre. Aucune solution purement militaire n’est valable, à long terme. Et aucune solution tout court, en la matière, n’est possible sans implication de l’Occident, car Moscou ne mène pas seulement une guerre contre l’Ukraine, mais contre le monde occidental tout entier et ses principes de base. Or le problème est que personne à l’Ouest ne sait comment gérer le «défi Poutine», celui-ci incarnant une barbarie new look, à prétention globale et à l’assaut de l’Occident.

Nous avons besoin d’une vision. Pour être efficace, cette vision doit être globale, communément partagée par les pays libres. Ancrée dans des décennies à venir. Quitte à aller à contre-courant du moment présent.

Une référence historique y serait utile : George F. Kennan, diplomate et géopoliticien américain, inventeur visionnaire de la doctrine de containment pour endiguer l’expansionnisme soviétique après la deuxième guerre mondiale.

A mon avis, ce nouveau containment de l’Occident vis-à-vis de la Russie de Poutine inclut trois axes.

  1. Sceller la solidarité occidentale. Dans cet esprit, l’implication des Etats-Unis est une priorité non négociable, car ce pays est le seul capable de parler avec Poutine le seul langage qu’il comprend, celui des rapports de force. N’ayons pas peur d’enlever le tabou sur la perspective d’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN. La géopolitique n’échappant pas à l’impératif de l’innovation, en notre époque d’un changement de monde, cette décision pourrait devenir l’acte refondateur de l’Alliance atlantique.
  2. Favoriser le jeu de la démocratie en Russie, et miser clairement sur l’opposition russe (bien qu’elle soit, pour le moment, en état latent et  dépressif), dans l’optique des législatives prévues, d’après la Constitution russe, l’an prochain. Il faut aider cette opposition à rentrer à la Douma, en retrouvant ses thématiques mobilisatrices, y compris l’aspiration à l’Occident, qui, j’en suis persuadé, reste, malgré les apparences,  prégnante au sein de l’intelligentsia et de nouvelles classes moyennes russes.
  3. Continuer, malgré tout, le meilleur investissement en Russie, celui d’en faire un citoyen du monde, un acteur constructif de la globalisation. Il faut mobiliser les moyens d’information, d’éducation et de pédagogie, en utilisant à fond les réseaux sociaux, pour regagner les cœurs et les esprits de nouvelles générations russes, avides d’études et de voyages dans le monde entier. L’Occident qui s’oppose au régime actuel en Russie, n’est pas antirusse, mais, au contraire, prorusse car il concourt à décloisonner l’avenir de la Russie dans le XXI siècle. Maidan, c’est l’avenir de la Russie !
  1. S’agissant du second front. L’Ukraine doit éradiquer ses propres vieux démons qui le tirent de l’intérieur vers le bas (je les ai déjà énumérés plus haut), et le chemin vers la victoire sera, sans doute, long et sinueux, mais il faut y croire et s’y accrocher.

Face à ces défis, la feuille de route de l’Ukraine consiste, en synthèse, en trois points : 1) assumer et solder son récent passé soviétique, en reconnaissant clairement que le communisme fut un crime ; 2) s’adapter vite et sans réserves au présent, dont la globalisation est la quintessence et 3) se projeter, résolument, audacieusement, dans l’avenir. Se connecter au monde.

Construire l’avenir, partant du postulat que la seule matière première qui ne s’épuise pas, mais s’enrichit dans le siècle en cours, c’est la matière grise. Il faut miser sur l’économie du savoir ; sur l’éducation à travers la création de  business schools fonctionnant  sur la base moderne des MOOC (mass open on line courses) et avec l’implication des meilleurs professeurs et experts du monde ; sur le tourisme, dont le format est aussi à réinventer dans les années à venir ; sur la mise en place de «think tanks» géopolitiques indépendants par rapport au pouvoir politique, sur l’émergence de start-ups, etc. Miser sur l’innovation disruptive, la seule qui vaille aujourd’hui. Sur la création ex nihilo d’une nouvelle valeur ajoutée. Sur la créativité débridée. L’objectif est de transformer l’Ukraine en Silicon Valley de la Mitteleuropa (Europe Centrale), libérée, enfin, du communisme. Investir dans l’avenir de l’Ukraine, c’est aussi investir dans l’avenir de l’Europe !

Faut-il attendre que cet élan vienne du «haut» : du gouvernement, du premier ministre, du président… ou encore quelqu’un d’autres ? Absolument pas ! Chaque Ukrainien doit bâtir lui-même cet avenir qui sera tout, sauf une répétition du passé, et ce, dans un univers où la démarche gagnante n’est plus «command & control», mais «connect & interact». Chaque Ukrainien doit devenir pilote de sa vie, capitaine de son destin. Acteur proactif de son changement. Face aux nouveaux enjeux et horizons de la globalisation du XXI siècle qui rend possible ce qui était inimaginable il y a encore quelques années !