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Ukraine : Le “putsch de Lougansk” donne des sueurs froides aux chefs séparatistes

L’article publié le 30 octobre sur le blog de Pierre Sautreuil  

Le retour des luttes de clan dans la “République populaire” la plus turbulente d’Ukraine révèle des dissensions entre Moscou et les séparatistes de Lougansk.

Une tentative de putsch a-t-elle eu lieu chez les séparatistes de Lougansk à la mi-octobre? Le 17 octobre 2015, une opération conjointe du ministère de l’Intérieur (MVD) et du ministère de la sureté d’Etat (MGB) de la République populaire de Lougansk (LNR) aboutit à l’arrestation musclée de Dmitri Liamine, ministre de l’énergie et de l’industrie houillère. À ce poste, Liamine a bénéficié d’une position privilégiée dans la gestion des trafics d’essence et de charbon, les plus lucratifs de la région. Liamine est accusé de détournement et d’abus de biens publics à hauteur de 2 milliards de roubles (27 millions d’euros), au profit notamment de l’oligarque Sergueï Kurtchenko.

Le problème, c’est que le président de la République populaire de Lougansk Igor Plotnitski, l’homme de Moscou à Lougansk, n’a pas été prévenu de l’arrestation de son ministre. Le chef de la LNR, lui-même notoirement impliqué dans les trafics de charbon, d’essence et d’aide humanitaire russe, goûte peu la plaisanterie.

Le 18 octobre, hors de lui, il démet de ses fonctions le ministre de la sureté d’Etat Leonid Pasetchnik, un des hommes forts de Lougansk. Mais le ministre refuse de se laisser faire, et le bras de fer tourne à la fronde. D’après plusieurs sources, les forces loyales à Pasetchnik se préparent à l’affrontement avec les hommes fidèles à Plotnitski. Dans toute la ville, les effectifs sont doublés devant les postes de police et les bâtiments administratifs.

Le 19 octobre, sous la houlette d’Igor Plotnitski, l’assemblée législative de LNR condamne l’arrestation de Dmitri Liamine, la qualifiant de “gangstérisme criminel et illégal”. La situation s’aggrave le lendemain lorsque, dans une allocution vidéo, Leonid Pasetchnik déclare que “le ministère de la sureté d’Etat et le ministère de l’Intérieur vont continuer à protéger les citoyens contre la corruption du gouvernement”.

Les deux camps sont à couteaux tirés, et la confrontation risque de dégénérer. À eux deux, les ministres de l’Intérieur et de la sureté d’Etat peuvent rassembler suffisamment d’hommes pour rivaliser avec Plotnitski, et ce d’autant plus que l’armée observe une étrange neutralité depuis le début du bras de fer.

Le 21 octobre, Igor Plotnitski disparaît. Sur les réseaux sociaux se répand la nouvelle d’une révolution de palais, et de la prise du pouvoir par Pasetchnik. Le même jour, des rapports font état de la fermeture par les hommes de Pasetchnik des magasins d’Etat “Narodny”, où seraient revendus, au profit de Plotnitski et de ses proches, une grande part de l’aide humanitaire envoyée par la Russie.

Retour au calme et grand cirque anti-corruption

Igor Plotnitski n’a pourtant pas disparu. Comme le montre une photo postée le 21 octobre au soir, il est à Moscou, où selon toute vraisemblance il s’est rendu en urgence pour trouver une solution à la crise.

Et manifestement, il semble que Moscou ait tapé du point sur la table.

Le 23 octobre, finita la commedia. Plotnitski, de retour à Lougansk, fait comme si rien ne s’était passé et montre un visage d’unité avec Pasetchnik (redevenu ministre) au conseil des ministres de LNR. Le chef de la LNR concède que le gouvernement a connu “de petits différents” mais qu’après tout “c’est normal pour une jeune république”.

Plus surprenant, Plotnitski appelle, sans rougir, à une lutte totale contre la corruption : “c’est l’affaire de tout le gouvernement, pas seulement d’un ou deux ministères”. “Malheureusement la corruption existe dans tous les gouvernements, mais le notre est encore jeune, et nous pouvons éviter ce mal”, poursuit-il, avant d’annoncer la création d’une commission spéciale contre la corruption. Et avec grandiloquence :

“Après un premier front de lutte contre le nazisme, et un second front contre le blocus économique, nous ouvrons un troisième grand front populaire, celui de la lutte contre la corruption.”

Leonid Pasetchnik et le ministre de l’Intérieur Igor Kornet répondent docilement que la lutte contre la corruption en LNR se poursuivra “sous la direction du chef de la République”. En clair, tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes…

Un carton jaune de Moscou à Plotnitski

Ce putsch ne sera pourtant pas sans conséquences sur les dirigeants de la LNR. Quelles leçons en tirer ?

Certes, Igor Plotnitski conserve la faveur de Moscou. Il doit cependant composer avec les ministères de maintien de l’ordre dirigés par Leonid Pasetchnik et Igor Kornet, dont les prérogatives ont été renforcées dans la lutte contre la corruption. Pasetchnik, qui a retrouvé son poste de ministre de la sureté d’Etat, se voit confirmé comme un des hommes clé de la République, et reste un personnage à suivre tout particulièrement.

Le gouvernement de Lougansk admet publiquement sa corruption. Auparavant tabous, les trafics et les détournements massifs commis par les dirigeants de la LNR ont été mis sur le devant de la scène par ces dirigeants eux même. L’arrestation de Dmitri Liamine met en lumière le rôle central joué par le trafic de charbon dans l’économie mafieuse du Donbass. La fermeture des magasins d’Etat est une action symbolique contre le détournement de l’aide humanitaire russe.

Un carton jaune de Moscou contre Plotnitski. Le ministère de la sureté d’Etat de Leonid Pasetchnik est une extension du FSB en LNR, et il y a fort à parier que l’ordre d’arrêter Dmitri Liamine vienne de Moscou. La diffusion de reportages dénonçant et chiffrant la corruption du ministre de l’énergie sur les chaînes publiques russes comme LifeNews semble confirmer cette hypothèse. Moscou aurait donc voulu l’éviction de Liamine, pièce centrale de Plotnitski dans l’organisation du trafic de charbon.

Mais pourquoi Moscou viendrait-il taper sur les doigts de son poulain à Lougansk ? La réponse se trouve certainement en Crimée.

Au cours de l’été, une vague d’arrestations pour des faits de corruption a touché des responsables de la péninsule nouvellement annexée. Pour Mark Galeotti, spécialiste américain du crime organisé en Russie (cité dans un article de Fabrice Deprez), ces arrestation étaient un avertissement envoyé par Moscou aux autorités locales :

« Il y a une certaine étiquette, un ensemble de règles, qui entoure le détournement de fonds et la corruption en Russie. Et en Crimée, les fonctionnaires locaux n’ont pas respecté cette étiquette, ils ont volé plus qu’ils n’avaient le droit de voler. Les élites locales ont bénéficié d’une certaine immunité jusqu’à présent, mais maintenant, Moscou leur rappelle qui dirige ».

Il est très probable que, comme en Crimée, Moscou soit intervenu pour rappeler aux dirigeants de la LNR les bienfaits de la modération dans les trafics et le détournement des milliards de roubles envoyés par la Russie aux séparatistes. En deux mots : gavez-vous, mais attention à ne pas vous étouffer…