Cet article est un hommage à leur ami, ancien combattant de l’ATO, et à tous ceux qui en reviennent…
Correspondante de guerre… La fierté d’avoir cet honneur… Un acte d’humanisme… Se dire que de loin, on peut être utile, sans pour autant comprendre l’importance de ce geste….
Avoir la possibilité d’être comme nos grands-mères, qui écrivaient aux soldats sur le front, il y a 75 ans, sans pour autant en attendre un retour… Un geste de solidarité, minime, mais venant du cœur… Avoir ces possibilités que représentent aujourd’hui les réseaux sociaux, Facebook, et les moyens de communication modernes et gratuits : Messenger, Wiber, gratuits, permanents… Avoir cette chance de comprendre leur langue, de l’écrire et la lire aussi… S’apercevoir peu à peu de l’importance de votre geste quotidien, qui vous semble insignifiant. Comprendre au fil des mois qui sont vos correspondants, réaliser qui sont ces hommes, ces soldats, comprendre leur humanité, ressentir leur force et leurs faiblesses…
Il importe de comprendre qui sont ces combattants et ce qu’ils endurent et ressentent à leur retour… Cette spécificité, qui peut se retrouver sans doute dans d’autres pays en guerre, est cependant typique des combattants de l’ATO*, de par leur caractère, humanisme et fierté.
Vous correspondez donc depuis plusieurs mois, quotidiennement, avec certains combattants. Une présence nuit et jour. Pas de longues lettres, non – bien qu’en même temps vous envoyez des lettres manuscrites sur le front – mais des messages courts, légers, des photos, des images de lever ou coucher du soleil, des images de petit déjeuner, des liens youtube avec des chansons… Vous ne parlez jamais de la guerre, vous ne demandez aucune information, par précaution : pas de position, ni ce qu’ils font, ni où, quand ou comment. Non, vous leur écrivez juste, matin, ou soir, ou les deux. Des messages ” Tenez bon” , ” J’espère que vous allez bien, que vous êtes à l’abri”, ” J’ai appris que des combats avaient lieu à tel ou tel endroit, prenez soin de vous”… Seules allusions à la guerre.. Vous parlez un peu de vous aussi, de votre vie en France, loin du front où ils se trouvent. Vous racontez parfois votre quotidien, pas trop, juste pour leur changer les idées, parler d’autre chose que leur quotidien à eux… Vous réalisez qu’ils sont heureux quand vous êtes à une fête, quand vous réussissez un examen, quand vous êtes dans la joie. Ils ne cherchent pas la pitié, ni la compassion. Ils sont ravis qu’on pense à eux dans des moments joyeux, et qu’on partage ces instants de bonheur avec eux. Ils répondent quand ils le peuvent : sur le front, surtout en Ukraine, pas d’internet, pas de 3G… Ou tout simplement pas de téléphone ou pas d’électricité pour recharger les batteries… Mais vous continuez d’écrire, chaque jour, sans exception : vous savez que, dans quelques jours, ils découvriront vos messages de soutien, vos images , vos photos… Vous n’avez pas peur, pas peur de ne jamais avoir de réponse… Vous connaissez leur vie sur le front, vous savez pertinemment que certains de ” vos ” soldats, peut -être, un jour, ne répondront plus… Mais vous n’avez pas peur pour eux, au contraire, vous avez confiance, et vous leur en faites part. A quoi bon avoir peur ? Vous ne pouvez rien y changer. Alors vous avez confiance, vous leur dites qu’une française pense à eux, qu’il peuvent vous écrire s’ils n’ont pas le moral, vous leur insufflez de la force morale, un soutien sans faille…. Parfois, vous recevez un message ” désolé, peux pas vous répondre, je suis en enfer”… Et vous réalisez à cet instant seulement que ce sera peut-être le dernier message de ce combattant…
Au fil des mois, une relation se construit, les réponses reçues se font plus personnelles. Ils racontent leur sentiment d’utilité, leur fierté de défendre leur patrie, ils vous envoient aussi des photos… Photo d’un faisan tué: ils vont le manger, çà changera de leurs rations militaires… Photo d’un wagon de train, où ils sont tous souriants : ils rentrent en permission dans leurs familles, quelques jours… Ces jours de repos, vous ne leur écrivez pas, vous les laissez à leurs familles, à leur bonheur… Photo de leurs armes aussi, dont ils sont fiers, photo de leur “couchage” : un trou sous un tank ( ce jour -là, il pleut à verse, tout est trempé), un brasero, seule lueur dans la nuit : vous voyez juste les flammes, et la neige sous le brasero, et ils vous disent : il fait – 15 , j’ai peur que mon téléphone ne fonde car je reste les mains sur feu pour ne pas geler sur place… Une cave, un lit sans matelas… Pas de pitié, jamais, ils partagent juste leur quotidien, comme vous partagez le vôtre…
Puis vient leur retour, ils ont fini leur engagement… Ils reviennent chez eux, loin du danger, loin du front, ils retournent à la vie civile… Vous êtes heureuse qu’ils soient tous sains et saufs… Vous allez écrire à d’autres… “Vos” soldats sont rentrés, ils n’ont plus besoin de votre soutien, vos messages, votre correspondance… Ils sont euphoriques : ils ont combattu et s’en sont sortis… Vous partagez cette euphorie… Hélas temporaire…
Quelques semaines passent, et vous recevez un message : ” çà va pas, je pense à l’ATO, tout le temps”**… Vous êtes perturbée : que répondre ? Vous demandez s’il n’a pas droit à une aide psychologique… Mais les psychologues sont rares en Ukraine, ce n’est pas dans les habitudes, comme en Europe. En Ukraine, quand vous n’êtes pas bien, vous ne prenez pas rendez-vous chez un psychiatre, ou psychologue, vous ne prenez pas d’antidépresseur ou d’anxiolytique… A la limite vous buvez un coup, pour vous relaxer… Mais ce repos moral ne dure que quelques heures… Et vous retombez dans vos souvenirs de guerre : ce sentiment d’utilité, cette fierté de faire partie de l’ATO, de combattre, de défendre la patrie, la famille, la liberté… Vous êtes dans la vie civile à nouveau, mais vous avez perdu votre emploi de par votre départ à la guerre, ou vos client se sont tournés vers d’autres fournisseurs, ou tout simplement la banque ne vous suit plus. Et surtout, entouré pourtant de votre épouse et de vos enfants, vous vous sentez seuls… Vous êtes seuls. Vous ne vivez plus dans cette immense famille de centaines de soldats, de dizaines de frères d’armes, avec qui vous viviez chaque heure, avec qui vous partagiez tout, et vous ne ressentez plus l’adrénaline, vous n’êtes plus aux aguets… En fait, vous n’avez plus ce besoin d’être forts…
Certains retrouvent du travail, pensent que tout ira bien à présent… Mais ce n’est pas le cas, l’ATO, malgré les dangers, les amis tués, les blessés en permanence, vous manque. La solidarité vous manque, le sentiment d’utilité vous manque. Et en fait, vous avez l’impression de ne plus être “considéré”, vous avez l’impression d’être dévalorisé. Et vous l’êtes en quelque sorte : vous avez moins de valeur aux yeux des autres, quand vous êtes un “ex-ATO” que lorsque vous étiez sur le front.
Alors “vos” soldats vous écrivent, à nouveau…. Ils ont encore besoin de vous, de votre soutien, ils ont besoin de vous parler… Et là, vous avez peur. Peur pour eux. Sur le front, ils étaient forts, braves, invincibles. Ils ne montraient pas leur peur ou tout simplement l’ignoraient. Vous les retrouvez fragiles, désorientés, perplexes, dépressifs même…
D’ci, que faire ? Vous écrivez à un de leurs amis , vous expliquez la situation : aussitôt, cet ami, ex frère d’armes, prend en charge la détresse de son ancien compagnon de guerre en allant le voir, passer la journée avec lui, parler et écouter : ils seront toujours solidaires les uns avec les autres… Ils sont une famille, ils se soutiennent, et ne se lâcheront pas.
Peu à peu, presque tous “vos” soldats vous réécrivent. Vous comprenez qu’ils sont pour la plupart dans un état psychologique difficile. Ils n’osent pas en parler autour d’eux, ni à leur famille, ni à leur épouse… A vous, oui : ils ne vous “connaissent pas”, vous êtes loin, ils se sentent libres de tout vous dire…
Surtout, en Ukraine, d’autant plus pour un soldat : “un homme ne pleure pas”. Jamais. Vos messages parfois sont si compréhensifs qu’ils vous avouent avoir les larmes aux yeux, se rattrapent aussitôt, précisant : ” Mais je ne pleure pas, je suis un homme, çà n’a pas le droit !”…
Des relations profondes se sont créées. Elles évoluent. Ils ne sont plus des soldats dont vous êtes correspondante de guerre, mais vous êtes devenue une amie. Et vous lisez leurs messages : ” Je ne pense qu’à retourner me battre, mais je ne peux pas, j’ai une famille, je suis revenu une fois, pas dit que je revienne à nouveau”, ou encore : ” Je me retranche, j’ai mal à l’âme, je ne veux voir personne, je n’ai pas de vision du futur”. C’est pire pour ceux qui n’ont pas de femme ou d’enfant… La solitude, l’inutilité, le manque d’adrénaline du front, la fin de la solidarité des combattants à la guerre…
Plusieurs ONG ** ont été créées, des ONG spécifiques pour l’aide psychologique aux soldats… Mais où sont-elles ? Sur le front, ou dans la capitale ? Pas dans les campagnes, pas dans les petites villes retranchées… Aucun de “mes” soldats n’a entendu parler de çà, et de toute façon : les “psy”, ils n’en veulent pas , car la mentalité ukrainienne est empreinte de fierté, depuis des décennies. On ne changera pas ce sentiment d’orgueil, de force masculine, en quelques mois. On ne changera pas le fait qu’en Ukraine, un homme, çà ne pleure pas, cela n’a pas le droit de se sentir mal. On ne parle pas des émotions, on ne se plaint pas, quand on est un homme. On ne se plaint jamais, quand on est soldat.
Il y a deux jours, un ami de “mon” groupe de soldats, s’est suicidé, il avait 22 ans. Il était revenu de l’ATO… Mes amis soldats ne me l’ont pas dit, ne me l’ont pas écrit… ” On ne se plaint pas, on ne pleure pas, on garde çà en soi”. Par respect pour eux, je ne leur en ai pas parlé, alors que j’ai vu l’information…
Une des chansons particulièrement aimée des soldats de l’ATO est : ” Ne pleure jamais”. J’ai envie de leur dire, d’ici : VOUS EN AVEZ LE DROIT.
Cet article est un hommage à leur ami, ancien combattant de l’ATO, et à tous ceux qui en reviennent…
* ATO : Anti – Terroriste Opération – nom de la guerre dans l’Est de l’Ukraine
**(les propos cités dans ce texte ont été recueillis auprès de soldats revenus de l’ATO)
Ingrid Grisard, activiste et essayiste française