En Ukraine, le procès dans l’affaire des officiers russes Alexandre Alexandrov et Evgeniy Eroféev s’est soldé par une peine de prison de 14 ans pour les accusés. Il y a presque un mois, le 22 mars 2016, le tribunal russe a prononcé son verdict à l’encontre de Nadia Savtchenko, pilote ukrainienne. Elle a été condamnée à 22 ans de prison ferme.
Ces derniers temps, on parle beaucoup d’un échange possible entre Nadia Savtchenko et les officiers russes. Les médias et les juristes estiment que ces deux affaires se ressemblent. Des avocats russes défendent la pilote ukrainienne en Russie, des avocats ukrainiens défendent les militaires russes en Ukraine. Cependant, ces deux procès et leur verdict révèlent toutes les différences entre la position de l’Ukraine et celle de la Russie à l’égard de la guerre russo-ukrainienne, ainsi que des différences significatives dans la perception des événements par les sociétés de ces deux pays.
Les différences dans les accusations et les verdicts.
Alexandre Alexandrov et Evgeniy Eroféev ont été arrêtés en mai 2015 dans la région de Lougansk suite à un affrontement militaire.
L’État ukrainien a demandé au tribunal de reconnaître les deux citoyens russes Alexandrov et Eroféev coupables d’avoir mené une guerre agressive, d’avoir contribué aux actions militaires, transféré des armes et des munitions sur un secteur non contrôlé du territoire ukrainien, franchi illégalement la frontière ukrainienne et commis un acte terroriste qui a entraîné de graves conséquences et en particulier la mort d’une personne. L’accusation n’a pas su prouver que c’était Alexandrov et Eroféev qui avaient assassiné Vadym Pougatchev, militaire ukrainien, même s’il était prouvé qu’il avait été tué lors de cette opération.
Nadia Savtchenko a été arrêtée sur le territoire ukrainien près de la ville de Metaliste, région de Lougansk, lors d’un affrontement militaire. Elle est accusée d’avoir contribué au meurtre de deux journalistes russes Igor Korneluk et Anton Volochyn, ainsi que d’avoir franchi illégalement la frontière russe. La pilote ukrainienne a appris ce dont elle était accusée le 30 juin 2014, à ce moment-là, elle se trouvait déjà à Voronej, ville russe, où elle avait été transportée, un sac sur la tête, et accompagnée par un convoi armé.
Dans l’affaire des militaires russes, la défense s’est fondée sur l’hypothèse que les deux accusés avaient démissionné de l’armée russe avant leur arrivée sur le territoire ukrainien contrôlé par les séparatistes et au moment où ils ont été capturés, ils étaient déjà militants de la soi-disant milice populaire de Lougansk. Les avocats n’ont pas nié que ces deux citoyens russes avaient participé à des actions militaires dans un pays étranger afin que le juge reconnaisse la culpabilité personnelle de ces deux personnes qui seraient partis se battre en Ukraine pour «des raisons idéologiques » et ainsi blanchir la Russie qui les avait envoyés en Ukraine. Donc, les avocats voulaient que le tribunal acquitte la Russie et non pas les accusés.
La ligne de défense de Savtchenko a été différente. Les avocats de Savtchenko ont assuré qu’elle ne pouvait pas avoir tué les journalistes russes, car au moment du meurtre, elle était déjà en captivité. En guise de preuve, ils ont présenté aux juges le billing du téléphone de Savtchenko, mais le juge a refusé de prendre en compte cette preuve. Donc, pour la première fois, le tribunal russe a refusé de prendre en compte un alibi, confirmé par le billing, la facturation confirmée par l’opérateur et montrant l’ensemble des appels du téléphone mobile.
Ainsi dans le cas des officiers russes, il s’agissait de montrer la non-implication de la Fédération de Russie dans les actes des militaires russes, alors que dans le cas de Nadia Savtchenko il s’agissait de reconnaître la pilote non-coupable. Dans les deux cas, les accusés ont été reconnus coupables.
Ironie du sort : selon la «loi Savtchenko», initiée par Nadia lors de son séjour en prison, une journée de séjour dans une cellule de détention provisoire compte pour deux jours lors de la peine de prison une fois le verdict tombé. Donc grâce à Nadia Savtchenko, les militaires russes, qui ont déjà passé un an dans une cellule de détention provisoire, n’auront plus que 12 ans à passer en prison.
Militaires de carrière ou volontaires
Une autre différence dans les affaires Nadia Savtchenko et Alexandrov-Eroféev : ils sont présentés soit comme militaires de carrière, soit comme volontaires.
L’Ukraine reconnaît Nadia Savtchenko comme une militaire de carrière, même si elle ne l’était pas au moment où elle a été capturée. Elle était volontaire dans le bataillon Aydar qui, à l’époque, n’était pas encore subordonné au ministère de l’Intérieur. Avant de rejoindre les rangs d’Aydar, Nadia Savtchenko a servi pendant 4 ans dans la 16ème brigade de l’aviation de guerre. En mars 2014, elle a compris qu’en restant pilote, elle ne serait pas envoyée au front. Donc, elle a écrit un rapport pour être transférée dans un régiment d’infanterie. Mais elle n’a pas attendu la décision du commandant et est partie en tant que bénévole dans Aydar.
Donc, du point de vue officiel, selon le réglement militaire, Nadia Savtchenko est un déserteur qui a abandonné son poste.
Le capitaine Evgen Eroféev et le sergent Alexandre Alexandrov sont des militaires de carrière russes qui ont servi dans la 3ème brigade des forces spéciales du Service de renseignement russe basée à Tolyatti et considérée comme «l’élite du Service de renseignement russe». Ils ont expliqué eux-mêmes que sur le territoire ukrainien, ils effectuaient une mission de renseignement, en exécutant les ordres du commandement supérieur. Ils ont aussi donné les détails de leur arrivée en Ukraine au sein d’un bataillon de 200 personnes.
Après avoir discuté avec leurs avocats, Eroféev et Alexandrov ont modifié leur témoignage. Les représentants officiels et les avocats des militaires, Oxana Sokolovska et Yuriy Grabovskiy, ont insisté sur le fait que les Russes se sont retrouvés en Ukraine après leur démission de l’armée russe. Igor Konachenko, représentant officiel du ministère de la Défense russe, a déclaré qu’au moment de leur captivité, Alexandrov et Eroféev ne servaient plus dans l’armée russe, en montrant des justificatifs du ministère de la Défense. Cependant, lors d’une réunion du tribunal à Kiev le 15 avril, Igor Nimtchenko, procureur militaire ukrainien, a souligné que les justificatifs de l’armée russe ne portaient pas les signatures d’Eroféev et Alexandrov et cela prouvait clairement qu’au moment de leur captivité, ils servaient encore dans l’armée russe, plus précisément dans l’unité militaire 21208 basée à Tolyatti, ville russe.
Donc la différence dans les positions de l’Ukraine et de la Russie est la suivante : l’Ukraine prend ses responsabilités pour les actes de Nadia Savtchenko, volontaire d’Aydar, tandis que la Russie fait porter la responsabilité à ses militaires et les renie.
Le soutien politique, la couverture médiatique et la réaction internationale
L’histoire avec Alexandrov et Eroféev montre l’attitude du pouvoir russe et de la société russe, influencée par le pouvoir, envers ses citoyens qui se sont retrouvés emprisonnés dans un pays étranger. Les familles des militaires russes les ont reniés, l’épouse d’Alexandrov raconte qu’il a démissionné de l’armée en décembre 2014 et qu’elle ne savait pas que son mari se trouvait à l’étranger. Cette version a été soutenue par ses camarades. Les médias russes n’ont pratiquement pas couvert ce procès et le pouvoir russe l’a également ignoré.
Alexandrov et Eroféev, qui avaient d’abord reconnu être des militaires de carrière dans l’armée russe, puis l’ont nié, sont devenus les otages de la politique menée par Vladimir Poutine dans le Donbass. Pour Moscou, officiellement les militaires russes envoyés à l’est de l’Ukraine n’existent pas. Aucun pays du monde n’a demandé à l’Ukraine de les libérer.
La Russie, qui utilise constamment l’argument de la «défense des siens» à l’étranger, a refusé de porter la responsabilité du sort de ses soldats.
L’histoire de Nadia Savtchenko est complètement différente. Tout en restant en captivité, en octobre 2014 elle est devenue députée du Parlement dans le parti «Batkivchina » de Yulia Timochenko, un peu plus tard elle devient député de l’APCE. Les communautés ukrainiennes et internationales se sont montrées capables de s’organiser dans l’objectif commun de sauver Savtchenko. Les pétitions, les lettres ouvertes et les conférences de presse pour la défense de Savtchenko sont devenues une pratique quasi quotidienne pour les Ukrainiens et de nombreux Européens.
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L’échange, dont on parle dans les médias, n’est pas un échange équivalent, car une seule personne serait échangée contre deux.
Ceci n’est pas un échange équivalent, car une militaire, kidnappée dans son propre pays et transportée en Russie, serait échangée contre deux militaires capturés dans un autre pays lors d’une opération militaire.
Ceci n’est pas un échange équivalent, car Savtchenko aurait dû être libérée selon les Accords de Minsk le 12 février 2015.
Ceci serait l’échange d’une pilote ukrainienne, ayant un alibi que le tribunal n’a pas pris en compte, contre deux militaires russes, dont les actions militaires à l’est de l’Ukraine sont prouvés. La question de savoir s’ils servaient ou ne servaient pas dans l’armée russe au moment de leur capture peut avoir un impact pour la réputation de la Russie, mais pas pour Alexandrov ou Eroféev.
En même temps, l’échange de Savtchenko contre Alexandrov et Eroféev est une solution très souhaitable (même si Savtchenko elle-même ne le souhaite pas), car c’est la seule solution possible pour la libérer de la captivité.