L’article publié le 29 novembre sur le blog de Fabrice Deprez.
Chaque fois, ils l’ont fait de nuit. Pas par honte –l’action était systématiquement relayé sur leur page Facebook–, mais plutôt par peur d’être interrompu, par exemple par des habitants que l’idée n’aurait pas enchanté. La première fois, c’était la nuit du 6 novembre : en quelques minutes, les activistes de l’organisation « AvtoMaïdan » ont repeint la barrière entourant la « Maison des syndicats » d’Odessa de deux bandes noires et rouges, formant le drapeau de l’UPA, cette organisation ukrainienne ayant opéré pendant la Deuxième Guerre mondiale. Célébré par une partie de l’Ukraine pour son rôle dans la lutte pour l’indépendance, l’organisation est dans le même temps détesté par une autre partie de la population pour sa collaboration avec l’Allemagne nazie, ainsi que son implication dans des exactions de population juive et polonaises.
Le lieu de l’action était aussi loin d’être anodin : si une barrière entoure la « Maison des Syndicats », c’est que le bâtiment est fermé depuis mai 2014, quand des affrontements entre pro et anti Maïdan avait dégénéré en émeutes meurtrières. Les anti-Maïdan s’étaient alors barricadés dans le bâtiment, qui s’était enflammé après des échanges de cocktail Molotov entre les deux camps. L’incendie qui suivra tuera 42 personnes, une majorité d’opposants.
Plus d’un an plus tard, la « Maison des Syndicats » est devenu le lieu d’une lutte symbolique entre les groupes pro-révolutionnaires et ceux dénonçant le « coup d’Etat » de février 2014. Ce n’était déjà pas la première fois que la barrière en face de la Maison des Syndicats changeait de visage : quelques semaines auparavant, les couleurs du drapeau ukrainien qui la recouvrait jusque-là avaient été effacées à coup de peinture noire. Mais dans une ville ou « UPA » est pour beaucoup synonyme de « fasciste » (un sondage réalisé en octobre 2015 révélait que seul 23% des habitants des régions du Sud –dont fait partie Odessa- supportaient l’idée de « reconnaitre le rôle de l’UPA dans la lutte pour l’indépendance », contre 76% des habitants des régions de l’Ouest), la nouvelle décoration de la barrière a été accueillie avec une certaine froideur. Dès le lendemain, une nouvelle inscription recouvrait les couleurs de l’organisation : « des Odessites ont été tués sous ce drapeau ».
Le slogan était l’œuvre des « Koulikotsev », un groupe d’activistes qui se réunit devant la maison des syndicats tous les dimanches pour rendre hommage aux personnes tuées lors des émeutes de mai 2014, et dénoncer la politique du gouvernement. Un groupe pour qui les évènements de mai 2014 constituent un « génocide » perpétré par des « néo-nazis ».
Dans cet affrontement de symboles, les références à la Seconde Guerre Mondiale abondent. Une semaine avant de repeindre la clôture, des activistes de l’EvroMaïdan en étaient venus aux mains avec des Koulikotsev lorsque ces derniers avaient tenté de poser sur la barrière une affiche portant l’inscription « Odessa – Khatyn du XXIème siècle » (en référence à un village biélorusse dont la population fut massacrée par l’armée allemande en 1943).
Quant à l’inscription « des Odessites ont été tués sous ce drapeau », les militants de l’AvtoMaïdan semblent l’avoir interprété comme un défi : un jour après que celle-ci ait été inscrite, ils postaient de nouvelles photos sur leur page Facebook, accompagnées du commentaire « la lutte entre le bien et le mal continue !!! ». Dans la nuit, ils ont effacé l’inscription peinte par les Koulikotsev, non sans ajouter à leur tour un message en ukrainien : « L’Ukraine au-dessous de tout !!! ». Pour faire bonne mesure, les gerbes de fleurs déposées le jour précédent pour commémorer la mort des 42 personnes ont aussi été jetées à la poubelle.
Les organisations pro-Maïdan d’Odessa voient l’existence des « Koulikotsev » comme une illustration de la menace séparatiste qui plane toujours sur la ville : lorsque la Crimée a été annexée puis que le conflit dans l’Est du pays a débuté, Odessa était ainsi vu comme la « prochaine frontière » pour les groupes séparatistes. Fondée sur ordre de l’impératrice Catherine II à la fin du XVIIIème siècle, la ville a conservé un très fort héritage culturel russe, ainsi qu’une grande méfiance pour le pouvoir central. Et si la plupart des panneaux sont aujourd’hui en langue ukrainienne, l’écrasante majorité de la population est russophone.
Pourtant, Odessa n’a jamais véritablement été sous la menace d’une annexion et, un an et demi après le début du conflit, les observateurs s’accordent à dire que cette ville traditionnellement pro-russe a connu un timide mais réel renouveau du patriotisme ukrainien. Mais dans une ville fière de ses spécificités, des termes comme « pro-russes » ou « pro-ukrainiens » s’avèrent souvent trop simplificateurs.
Séparatisme : une question compliquée
C’est une joyeuse compagnie. Une dizaine de femmes, entre deux âges, qui rigolent, discutent et se chamaillent, tout en tressant un filet de camouflage accroché au mur. Autour d’elles, des cartons remplis de nourriture, de médicaments, de gants et cagoules. Elles font partie de ces dizaines d’organisations qui, à travers toute l’Ukraine, se sont mises en place pour soutenir l’armée ukrainienne, désespérément mal équipée dans sa guerre contre les séparatistes du Donbass. Elles viennent régulièrement, en fonction de leurs disponibilités : certaines sont là tous les jours, d’autres seulement le week-end. Elles ne cachent pas leur fatigue, mais restent positives, enjouées même.
Pourtant, aborder la question de ces manifestants qui, régulièrement, se réunissent devant la « Maison des syndicats » d’Odessa, c’est voir les visages se durcir, l’atmosphère se refroidir. « Ce sont tous des séparatistes » déclare l’une d’entre elles. « Ils sont encore très nombreux à Odessa. Poutine, Poutine, Poutine, ils n’ont que ce mot à la bouche ». Ne sont-ils pas là simplement pour rendre hommage aux victimes et demander des réponses ? « Non, ce n’est qu’un prétexte ».
Cette idée d’une menace séparatiste toujours présente dans la ville, on le retrouve chez la plupart des activistes locaux faisant partie d’organisations dites « pro-Maïdan ». L’une d’elle, l’« Autodéfense d’Odessa », organise ainsi régulièrement des stages d’entrainement militaire, prodigués par des vétérans du conflit dans le Donbass, ainsi que des cours théoriques de défense. « Notre but » déclare Vitali Kojouhar, qui a créé l’organisation, « c’est d’éviter que ce qui s’est passé dans le Donbass puisse se répéter ici : si des groupes tentent de capturer des bâtiments administratifs, comme à Donetsk au printemps 2014, nous pourrons réagir très rapidement ». Une véritable milice, chargée de défendre les acquis de la révolution et de neutraliser toute tentative d’action séparatiste.
Mais cette crainte est-elle fondée ? Difficile à dire, car si la méfiance d’une grande partie de la population locale à l’égard du gouvernement actuel est indéniable, celle-ci ne se traduit pas forcément par une volonté de séparatisme.
A la fin du mois d’aout, l’« International Republican Institute », une organisation américaine dédiée à la promotion de la démocratie, s’est intéressé aux sentiments de la population d’Odessa. Le sondage semble démentir l’idée d’un fort mouvement séparatiste dans la ville, mais témoigne tout de même d’une situation plus complexe que dans les régions de l’Ouest, qui ont majoritairement soutenu la révolution. Ainsi, si 74% des locaux d’ethnie russe désiraient que l’Ukraine se maintienne en tant que pays (dont 17% souhaitant adopter un modèle fédéral), 9% des personnes interrogées soutenaient alors une partition du pays. De même, la question de l’action russe en Crimée a clairement divisé la population ethniquement russe d’Odessa, avec un tiers l’interprétant comme une « invasion illégale », un autre tiers comme une « mesure de protection des populations russophones », et un dernier tiers étant incapable de répondre.
« Les choses ont changé depuis la révolution » confirme Brian Mefford, un analyste politique installé depuis 15 ans en Ukraine. « Avant, il y avait aux alentours de 75% de pro-russes à Odessa, aujourd’hui on est plus proche des 50/50 ». Mais même ici, le terme « pro-russe » recouvre plusieurs réalités, depuis la minorité séparatiste jusqu’aux personnes –beaucoup plus nombreuses- entretenant des liens culturels, économiques ou sociaux avec la Russie, sans pour autant souhaiter la partition de l’Ukraine.
« Nous voulons montrer notre opposition au pouvoir »
Une semaine après la « bataille » autour de la barrière de la maison des syndicats, ils sont une quarantaine à s’être réuni devant le bâtiment. L’attroupement, composé en majorité de femmes âgées, ne semble pas particulièrement menaçant, non plus que les neuf hommes réunis un peu plus loin sous un drapeau ukrainien. Les deux groupes ont échangé quelques invectives en se croisant, par habitude plus que par franche hostilité. Au cas où, deux camions remplis de policiers en tenue anti-émeutes sont tout de même garés un peu plus loin, tandis que d’autres policiers surveillent d’un œil distrait la manifestation. Malgré la forte présence policière, l’ambiance est calme, bien loin des manifestations de mars 2014, quand plusieurs milliers de manifestants agitaient des drapeaux russes et dénonçaient le « coup d’Etat » de la chute de Ianoukovitch, ou même du début du mois, quand les militants pro-Maïdan avaient arrachés et brûlés l’affiche « Odessa – Khathyn du XXIème siècle ».
La barrière, elle, a encore changé : elle est maintenant entièrement peinte en noire, à l’exception de deux croix orthodoxes qui semblent avoir fait consensus chez les deux camps.
Après quelques minutes à discuter, de manière un peu éparpillé, les Koulikotsev se rassemblent près de la barrière. Leur leader entame un discours décousu, parle des attentats de Paris, s’insurge du peu de traitement médiatique d’autres attaques terroristes à travers le monde, puis aborde la politique locale. La mention de Maria Gaïdar, ancienne politicienne d’opposition russe aujourd’hui au conseil municipal de la ville, est accueillie avec des exclamations de dégoût.
Malgré les portraits de manifestants tués lors de l’incendie du bâtiment arboré par quelques personnes, la question du souvenir du drame de mai 2014 semble maintenant relativement secondaire. « Nous sommes là pour nous rappeler oui, mais le rassemblement a aussi un but politique, nous voulons montrer notre opposition au pouvoir » confirme l’orateur, qui fait maintenant le tour des personnes présentes. Et effectivement, on serait bien en peine de trouver dans ce groupe la moindre personne favorable au président Porochenko ou à son gouvernement.
Sont-ils pour autant des séparatistes ? La question est accueillie avec une certaine exaspération. On mentionne la Seconde Guerre mondiale, la lutte contre le fascisme, la fermeture des usines depuis l’indépendance. La question énerve, parce qu’elle les place immédiatement dans une position de « méchant » alors que pour eux, ce sont bien les révolutionnaires du Maïdan qui devraient être dénoncé, critiqués. Puis une femme, âgée d’une quarantaine d’années, finit par lâcher : « Oui, je suis séparatiste, et j’en suis fière ! Je suis séparatiste parce que je suis contre ce pouvoir ! ». « Vous ne pouvez pas être séparatiste si vous êtes contre ce pouvoir » conteste l’un, « ça veut dire que s’il y avait un autre pouvoir vous ne seriez plus séparatiste ! ». Un débat s’engage, aussi confus que virulent.
Un peu plus loin, la poignée de pro-maïdan discutent entre eux, sans vraiment faire attention à l’autre groupe. Eux aussi sont là toutes les semaines, plus pour le principe de faire contre-poids à l’autre rassemblement que par véritable volonté de manifester : pas de discours, pas de débats enflammés. On fume quelques cigarettes, et on s’assure que le drapeau ukrainien est bien visible. Les deux groupes de manifestants se dispersent en même temps : ils reviendront la semaine prochaine.
La lointaine perspective de la réconciliation
Entre les groupes anti-gouvernementaux, les organisations dites « pro-Maïdan », une population se revendiquant de culture russe et un renouveau du patriotisme ukrainien, la réalité d’Odessa est complexe à saisir. La raison, d’après de nombreux locaux, est qu’Odessa est « spéciale ». « La Crimée est russe, bien sûr » déclare ainsi Anna, qui enseigne à l’université polytechnique de la ville et ne masque pas son aversion pour l’actuel gouvernement ukrainien « mais Odessa est différente. ».
Ville de culture russe, Odessa s’est longtemps caractérisé par son multiculturalisme, attirant grecques, ukrainiens, russes et juifs dans une ville considérée au XIXème siècle comme un véritable Eldorado. Ainsi, au début du 20ème siècle, près de 40% de la population d’Odessa était juive, une particularité qui a donné à la ville un humour et même un dialecte (mélange de russe et de yiddish) célèbre dans tout l’ex Union-Soviétique. Et même si ce multiculturalisme tient aujourd’hui plus de la tradition que de la réalité (la majorité des juifs d’Odessa ont par exemple quitté la ville après la Seconde Guerre mondiale), les locaux restent fiers de cette caractéristique qui, selon eux, les différencie des ukrainiens autant que des russes. Et qui expliquerait que beaucoup d’Odessites puissent rejeter la révolution ukrainienne sans pour autant désirer rejoindre la Russie.
De fait, il semble qu’à Odessa, militants séparatistes tout comme activistes pro-Maïdan représentent une minorité, qui s’affronte sous le regard désintéressé de la majorité de la population. Pour cette dernière, la montée des prix, la corruption ou le chômage sont des problématiques beaucoup plus importantes et immédiates que l’improbable perspective de rejoindre la Russie. A ce titre, les Odessites ne diffèrent pas beaucoup du reste de l’Ukraine : ainsi, un sondage réalisé en aout 2015 indiquait que 71% des habitants des régions du Sud (incluant Odessa) ne faisaient pas confiance à la Présidence du pays, contre 63% dans les régions de l’Ouest.
Mais le spectre de la menace séparatiste tend aussi à masquer une méfiance toujours ancrée de la population envers le nouveau régime, méfiance contre laquelle les organisations pro-Maïdan peinent à lutter. L’éventualité d’une réconciliation entre la population locale et les groupes défendant l’héritage de la révolution paraît donc aujourd’hui lointaine. Dernier évènement en date, à la mi-novembre : le saccage d’un mémorial en l’honneur des manifestants tués sur la place de l’indépendance de Kiev, en février 2014. Quant à la problématique du sentiment séparatiste à Odessa, elle ne semble pas près de disparaitre : à la fin du mois de novembre, quatre policiers ont ainsi été renvoyés de la toute nouvelle « police de patrouille » d’Odessa pour avoir « exprimé des opinions séparatistes » sur les réseaux sociaux.