Comment analyser la crise actuelle d’un point de vue historique ? Entretien avec Vladimir Viatrovich, historien, directeur de l’Institut national de mémoire

-Comment analysez-vous la crise actuelle d’un point de vue historique ?

-Il existe en Ukraine deux groupes de populations, partagés par une ligne identitaire. L’un de ces groupes se définit comme Ukrainien, l’autre comme Russo-Soviétique. Ce ne sont pas des groupes ethniques : il y a des Ukrainiens qui sont des Russes de souche. Ces groupes sont plutôt le résultat de l’absence de démontage de l’histoire soviétique durant les vingt années écoulées, à la différence de ce qui s’est passé dans d’autres pays d’Europe de l’Est.

En Ukraine, il y a eu une sorte de compromis entre les Indépendantistes Ukrainiens et les Russo-Soviétiques. C’était une situation confortable pour les élites ex-communistes, qui n’ont jamais eu à se remettre en question. Il n’y a jamais de dé-communisation en Ukraine.

Au moment de l’indépendance d’août 1991, on n’en a parlé pendant quelques mois et puis ça a été terminé. On en a de nouveau parlé en 2005 après la Révolution Orange, mais jusqu’en 2010, cette campagne n’a jamais été poussée très loin.

-Vous avez vous-même participé à des travaux sur la période soviétique ?

-J’ai été responsable de l’ouverture des archives du KGB. C’est alors qu’on a découvert des versions divergentes avec la version russe. Au même moment, on était en pleine période de  réhabilitation du régime communiste en Russie : on est entrés en conflit sur l’histoire de la même façon qu’on est entré en conflit sur le gaz. Les partisans de cette idéologie Soviéto-Russe ont vu cette remise en question comme une attaque.

Lorsqu’il est arrivé au pouvoir, Yanoukovich a aussitôt fait refermer les archives, et à nommé une représentante communiste à la tête des archives, et à la tête de l’Association Mémorial.

A la même époque, le ministère de l’éducation a fait réécrire les manuels d’histoire. Tout a été fait pour réhabiliter le passé Soviétique. Il y avait déjà beaucoup de nostalgiques de cette période, mais l’État a apporté sa contribution officielle : Staline a été réhabilité comme un grand gestionnaire. Il y a eu de nouveau eu une majorité de gens pour le considérer comme un grand homme d’état. Le modèle totalitaire est redevenu un modèle pour l’avenir, en même temps que la base idéologique du nouveau pouvoir.

-C’est toujours le cas actuellement ?

-Ce modèle Soviétique est la base du lien idéologique avec Moscou. L’intervention Russe actuelle participe de cette idéologie. Poutine présente la chute de l’URSS comme une catastrophe géopolitique, et le passé comme meilleur que le présent. Or, les statues de Lénine représentent pour l’Ukraine un symbole d’insécurité. Pendant la « Révolution d’Honneur » (la Révolution Orange), on appelait les statues « Leninopad », (« Lénine tombe »).

Il y a un désir de la part des Ukrainiens de se libérer de Lénine. Là où les statues sont restées debout, ce sont les régions de l’Est, où cette idéologie représente un danger pour nous.

Lénine y est resté le symbole d’un État rêvé ou l’on bénéficiait d’une forme de sécurité en échange de l’abandon de sa liberté, un état qui fait tout, qui est la source de toute information.

Les accusations de fascisme, les références à Bandera que l’on entend aujourd’hui sont exactement les mêmes que celles utilisées par la propagande soviétique, qui a fonctionné pendant cinquante ans après la Seconde Guerre Mondiale. Mais elles appartiennent à un siècle révolu, et ne fonctionnent plus avec les jeunes.

-Vous pensez que l’Ukraine finira par échapper à ce passé ?

-Je suis optimiste : Poutine utilise des méthodes qui datent du milieu du XXe siècle, il fait des efforts pour ramener les choses en arrière. Pour l’instant, il a réussi. On a l’impression aujourd’hui de se retrouver au début des années 1950. Mais on sait aussi que la Russie prend du retard dans la compétition économique. Les cycles historiques se déroulent à présent beaucoup plus vite. Le système de Poutine est voué à l’échec. Il est basé sur la violence, sur le mensonge, et fonctionne dans un monde fermé, plus dans un monde moderne. La Russie est aujourd’hui plus dépendante du monde extérieur, et l’héritage soviétique va finir par disparaître.

Nous vivons en Ukraine sur une frontière de civilisation : ça a toujours été une source de difficultés, de problèmes, mais ça peut être aussi un atout. Nous pouvons négocier avec l’Europe et avec la Russie. Nous allions l’individualisme européen et le collectivisme oriental : on a vu cette combinaison à l’œuvre sur le Maidan.

-On a parfois l’impression d’être ramené en 1918-1920 ?

-Depuis 1918, le pouvoir soviétique a toujours été basé sur la violence. Le pic a été atteint entre 1930 et 1950, quand il y a eu des millions de victimes. Mais l’appareil de la violence a duré jusqu’en 1988. Tout ne s’est terminé que lorsque les derniers prisonniers politiques ont été libérés. Ce sont les Bolchéviques qui ont importé le pouvoir soviétique en Ukraine. L’Ukraine a été le lieu où s’est déroulée l’expérience de l’imposition du système communiste, qui a été appliquée ensuite dans les autres pays d’Europe de l’Est. On est dans la même situation aujourd’hui. On se retrouve un peu comme en 1918, avec une agression extérieure présentée comme une guerre civile.

Poutine applique exactement les mêmes recettes, dans les mêmes villes comme Donetsk ou Kharkov, dans les mêmes endroits. Les régions sidérurgiques de l’Est de l’Ukraine sont une réserve du passé Soviétique. Les travailleurs n’y ont aucun droit, ils sont totalement dépendants de l’usine, de la mine. Dans cette réserve il n’y a pas de classe moyenne, pas d’autres activités possibles en dehors de l’état, et évidemment, pas de démocratie.

Propos recueillis par Adrien Jaulmes