Qui a tué le commandant «Batman» ?

 

Pierre Sautreuil 

Acticle paru à  L’Obs le 23 juillet 2015

Il y a quelques mois, «L’Obs» avait rencontré ce chef séparatiste prorusse. Notre enquête sur son assassinat révèle un trafic d’aide humanitaire de grande ampleur qui remonterait jusqu’à Moscou.

Le 1er janvier, dans l’est de l’Ukraine, le chef de guerre prorusse Alexandre Bednov, dit «Batman», et ses six gardes du corps tombent dans une embuscade au sud de Lougansk. Les assassins laissent derrière eux deux épaves et sept cadavres. Un meurtre spectaculaire contre un homme qui en savait trop.

Une guerre oppose depuis mai 2014 l’armée ukrainienne aux séparatistes prorusses des Républiques autoproclamées de Donetsk et de Lougansk, soutenus par Moscou. La Russie envoie ouvertement depuis août 2014 des convois humanitaires aux populations habitant les zones sous contrôle séparatiste. En outre, elle est accusée par l’Otan et l’Union européenne d’apporter en sous-main une aide militaire aux séparatistes prorusses.

Ce ne sont pourtant pas les Ukrainiens qui sont responsables de l’assassinat retentissant de celui que l’on considérait comme l’un des chefs de guerre prorusses les plus puissants. Ce règlement de comptes est l’aboutissement d’une lutte interne qui opposait depuis plusieurs mois Alexandre Bednov à Igor Plotnitski, un autre chef prorusse. Leader bedonnant du bataillon Zarya («aube», en russe), Plotnitski a été élu à la tête de la République populaire de Lougansk au terme d’une parodie d’élection en novembre 2014, au détriment de Batman. Igor Plotnitski est depuis unanimement considéré comme «l’homme du Kremlin» pour la région de Lougansk. Mais derrière ce vernis politique, des enjeux financiers considérables semblent avoir précipité la fin du commandant Batman.

«Batman avait en sa possession des preuves de l’implication de Plotnitski dans divers trafics, dont un important détournement d’aide humanitaire, c’est pour ça qu’il s’est fait tuer» accuse Youri Beliaev dans son petit appartement de Saint-Pétersbourg. À bientôt 60 ans, ce Russe était l’un des conseillers de Batman. Craignant pour sa vie, il a regagné sa Russie natale après six mois passés à Lougansk.

«Nous n’étions pas des anges non plus, tous les bataillons prorusses rackettaient les entreprises locales et se livraient à des trafics pour se financer, avoue-t-il,  comme une forme d’impôt anarchique». De fait, les territoires séparatistes forment une véritable enclave criminelle depuis le début de la guerre en Ukraine, avec ses business, ses règlements de comptes, et bien sur, ses « parrains ».

D’après Youri Beliaev, Igor Plotnitski serait le «parrain» de Lougansk. «Tout le monde savait que Plotnitski trafiquait de l’aide humanitaire dans la région. En octobre 2014, Batman m’a chargé de rassembler des informations sur l’ampleur de ce trafic» poursuit-il. Ancien enquêteur de la police criminelle de Saint-Pétersbourg, Youri ne tarde pas à s’acquitter de sa tâche, aidé par les nombreux contacts de Batman dans la police de Lougansk. «Les chiffres étaient ahurissants, plusieurs millions de dollars» poursuit-t-il. Les résultats de cette enquête secrète auraient décidé Batman et ses lieutenants à tout mettre en oeuvre pour renverser Plotnitski.

En novembre 2014, quand Plotnitski est «élu» à la présidence de la République populaire de Lougansk, Batman se met discrètement en contact avec les deux autres principaux seigneurs de guerre de la région : le commandant cosaque Pavel Dremov et le chef de brigade Alexeï Mozgovoï. Leur but : un coup d’État. Avec plusieurs milliers d’hommes sous leurs ordres, ils pensent en avoir les moyens.

En révélant les éléments de leur enquête, les conjurés espèrent faire tomber Plotnitski. Le 29 décembre 2014, Pavel Dremov publie une vidéo intitulée «Plotnitski, démission !», où il déclare, furieux : «Sur dix convois humanitaire, le peuple n’en reçoit qu’un seul ! Tout le reste est vendu !». Trois jours plus tard, Batman meurt criblé de balles. «Après cet assassinat, les hommes de Plotnitski ont perquisitionné nos bases, ils ont saisi tous les documents que nous avions rassemblés confie Youri Beliaev, il ne reste rien».

Depuis août 2014 le gouvernement russe a envoyé trente convois humanitaires dans le Donbass, soit plus de 20.000 tonnes de nourriture, de médicaments, d’essence et de matériaux de construction. Très vite, cette opération est devenue le fer de lance de la propagande de Moscou. En boucle sur les chaînes publiques, les images d’interminables colonnes de camions blancs seraient la preuve que la Russie est le seul Etat désireux de sauver les habitants du Donbass du « génocide » orchestré par «les fascistes de Kiev» et leurs alliés Occidentaux.

«Cette opération est éminemment politique, nous nous en tenons autant éloignés que possible» confie un membre du Comité International de la Croix-Rouge (CICR) en poste dans le Donbass. Ce responsable précise que les convois venus de Russie constituent le plus gros volume d’aide à destination des habitants du Donbass, loin devant l’aide apportée par les ONG.

Des distributions rares

À Donetsk, les officiels séparatistes prorusses martèlent qu’environ 400 000 personnes dépendraient quotidiennement des convois russes. Ils affirment aussi qu’il serait «techniquement impossible» de détourner cette aide humanitaire. Nombre d’habitants déclarent pourtant n’en avoir jamais vu la couleur.

En Russie, c’est le ministère des Situations d’urgence qui est chargé de constituer et d’acheminer les convois vers les territoires séparatistes. Joint par téléphone, son porte-parole, Alexeï Vagoutovitch ni l’existence du moindre. Il ne s’agirait que de « rumeurs malveillantes ». Il admet cependant que Moscou ne contrôle d’aucune façon la distribution de l’aide humanitaire dans le Donbass : «Notre seule mission est le bon acheminement des marchandises à Donetsk et Lougansk». Le reste est à la discrétion des autorités séparatistes. C’est là que le détournement commencerait.

Yana Kotsyourouba connaît le système de l’intérieur. D’octobre 2014 à janvier 2015, elle a travaillé dans l’administration séparatiste chargée des affaires sociales à Lougansk. «Mon rôle était de rassembler les demandes d’aide de la population et de les transférer au ministre des Affaires sociales (de la République populaire de Lougansk, NDLR)», raconte la jeune femme à voix basse dans un parc de la ville. «Malgré l’importance des stocks, les distributions étaient rares, poursuit-elle, seuls ceux qui venaient nous voir directement au siège de l’administration recevaient des colis. Ceux qui ne pouvaient pas se déplacer ne touchaient rien. Au même moment, les produits que nous étions censés distribuer ont commencé à apparaître dans certains marchés et magasins de Lougansk».

Depuis l’automne 2014, nombre de magasins et de marchés ont été « nationalisés » par les séparatistes. Selon Yana Kotsyourouba, c’est là que se retrouverait mise en vente une grande partie de l’aide humanitaire. D’après un document mis en ligne le 21 mai par le site Informator-Lougansk, la République Populaire de Lougansk aurait même vendu, dans les magasins nationalisés, de la nourriture périmée provenant des convois humanitaires russes.

Des officiels russes impliqués

Le capitaine Roman Omeltchenko a également participé à l’enquête sur Plotnitski commanditée par Batman. Ce Cosaque au nez cassé est un des rares officiers du bataillon Batman à avoir échappé aux purges. Aujourd’hui encore, il demeure à la tête d’une compagnie d’une centaine d’hommes. Selon lui, la part d’aide humanitaire russe détournée atteindrait des proportions colossales, «jusqu’à 50% de la marchandise», murmure-t-il à l’abri des regards indiscrets. Roman Omeltchenko affirme que ces produits se retrouveraient en vente dans le Donbass séparatiste, mais aussi en Ukraine par voie de contrebande.

L’aide humanitaire est souvent la proie des seigneurs de guerre dans les zones de conflits. Mais, à en croire Omeltchenko, le cas du Donbass serait bien différent. Il accuse des responsables politiques russes d’être directement impliqués dans ces magouilles.

«Une partie des revenus de ce trafic repart vers la Russie, dans les poches de ces mêmes officiels qui organisent l’envoi de l’aide humanitaire», assure-t-il. Des informations impossibles à vérifier, mais qu’Omeltchenko certifie tenir de première main. Selon lui, l’ordre de tuer Batman serait venu directement de Moscou.

Roman Omeltchenko affirme que le responsable de l’embuscade qui a tué le commandant serait un colonel russe nommé Evgueni Wagner. En septembre 2014, cet homme a été nommé commandant adjoint du contre-terrorisme dans les régions russes du nord du Caucase (la Tchétchénie et le Daguestan entre autres). Que serait venu faire ce colonel russe dans l’est de l’Ukraine ? Le « ménage ». Depuis novembre 2014, de nombreuses unités prorusses opposées à Plotnitski ont été violemment désarmées dans la région de Lougansk. En interview, tous montrent du doigt le fameux colonel.

«J’ai rencontré Wagner et ses hommes en février, raconte Omeltchenko, je lui ai demandé si ses hommes étaient derrière la mort de mon commandant, et il a acquiescé. Il m’a avoué que la décision de descendre Batman avait été prise au plus haut niveau du ministère des Situations d’urgence de Russie».

Qui a donné l’ordre ? «Je ne crains pas la mort mais j’ai une famille et ces hommes sont capables de tout», répond Roman Omeltchenko quand lui pose la question. «Je peux juste dire qu’un détournement d’une telle ampleur serait impossible sans la complicité d’officiels russes», poursuit le capitaine. Des allégations que «l’Obs» n’a pas été en mesure de confirmer.

Dans son fief de Stakhanov, à 50 kilomètres de Lougansk, le Cosaque Pavel Dremov confirme la version de Youri Beliaev et de Roman Omeltchenko: «Nous avons communiqué des documents aux hommes de Batman concernant Plotnitski, que j’estime être un traitre». Dremov déclare avoir encore certaines pièces, mais refuse de les révéler pour le moment : «Je ne veux pas que nos ennemis se servent de ces informations pour discréditer notre cause dans son ensemble». Si elles venaient à être révélés, c’est tout un pan de la propagande russe qui s’effondrerait. La mort de Batman a ramené Dremov dans le rang.

Ce n’est pas le cas du commandant Alexeï Mozgovoï. Roman Omeltchenko confiait à «l’Obs» sa crainte de le voir finir comme Batman. Il n’aurait pas pu voir plus juste. Le 23 mai à 17h50, Mozgovoï et ses gardes du corps sont tués dans une embuscade non loin de Lougansk. Lors de sa dernière interview, accordée au journal britannique «The Independent», Mozgovoï affirmait recevoir des menaces de mort. Qui voulait le tuer ? «Des personnes ne souhaitant pas que cesse l’afflux d’argent dans leurs poches».