En Ukraine, un Belge en quête de respect, et de ses moissonneuses

Par Sébastien Gobert.
Article publié dans La Libre Belgique, le 07/10/2015

“Je ne veux pas que mon nom soit cité ou qu’il y ait le moindre détail qui puisse établir un lien avec moi”.

La conversation commence bien. L’homme a pourtant l’air détendu. Attablé à une terrasse de Kiev, un pull-over nonchalamment jeté sur les épaules, il sirote son café tranquillement.

“Par sécurité”, cet investisseur belge préfère se faire appeler Michel. “Vous comprenez, toutes les plus hautes instances de la justice ukrainienne m’ont donné raison! Mais il y a toujours un risque que ‘l’autre’ débarque dans ma ferme avec une demi-douzaine de gars pour se faire justice. Ce sont des types riches et puissants. Ils ont leurs propres lois…”

“L’autre”, c’est Hennadiy Bobov, homme d’affaires spécialisé dans l’agro-industrie, basé dans le centre de l’Ukraine, près de Cherkassy. Il est aussi député national depuis 2010, en charge des questions agricoles au Parlement. Sur lui, Michel veut divulguer des détails, pour mettre en garde contre “ce bandit, qui, en tant que député, ne veut même pas respecter les lois qu’il vote”. Pour faire comprendre les manigances de Hennadiy Bobov, Michel fait remonter le fil de son aventure, aux accents de “Far West”. Ou plutôt du “Far East” dans ce cas précis.

C’est d’ailleurs à cause de cette comparaison que Michel a investi en Ukraine, et continue de le faire. “L’ancien Far West, c’est la Californie, qui est aujourd’hui la sixième puissance économique du monde! Pour moi, l’Ukraine peut suivre la même voie”. Michel n’est pas agriculteur, mais il ne peut que vanter “les merveilles de l’exploitation agricole en Ukraine”, et son potentiel. S’il accepte de parler à La Libre Belgique, c’est bien pour “dresser un portrait positif de l’Ukraine.

Mais c’est un pays sauvage, et il faut en comprendre les réalités”. L’Ukraine, il l’a découvert lors d’une première visite en 1992 et avec un premier investissement en 2003. Directeur d’une petite boîte d’investissement, il avait à cette époque fait connaissance d’un “jeune entrepreneur ukrainien, intelligent, qui présentait bien et parlait anglais”. Lui, c’est Vadim Percherskiy. Lui aussi, Michel veut que son nom soit connu, car “c’est un professionnel du vol. J’ai découvert après coup que j’étais le cinquième étranger qu’il roulait dans la farine…”

“Il m’a mis en confiance, et il s’est avéré que l’on avait le même projet en tête de développement d’un complexe agricole alliant exploitation de terres et production de viande de porc, de l’élevage à la transformation. Je me suis associé avec lui petit à petit. Sur une culture de colza, on a atteint des rendements incroyables, en vendant 600 dollars par hectare au lieu de 300 dollars investis ! C’est aussi pour souligner que l’Ukraine est un pays au très fort potentiel”.

“Donc j’avais confiance. Quand il m’a dit qu’il fallait 900.000 euros pour acheter un silo de stockage, j’ai foncé. J’y ai mis mes fonds propres et emprunté à des amis, et je lui ai transféré l’argent”. C’est là que ça a commencé à mal tourner. “Il n’a jamais acheté de silo. Mais au contraire, 4 moissonneuses. Il a du se faire une commission monstre sur cet achat… Suivant la crise de 2009, notre société a été mise en liquidation. Grâce à un arrangement frauduleux avec la banque russe ALFA BANK, Percherskiy a récupéré 200.000 euros de TVA qui étaient dus à notre société en liquidation! Tous mes efforts auprès tribunaux, jusqu’au plus haut niveau, ont échoué. On me demandait de payer 20 % de la somme contestée pour”gagner” l’appel. J’ai refusé, et donc j’ai perdu. ALFA BANK a du payer, donc ils ont gagné”.

“Il s’est aussi avéré que le directeur de la filiale ‘ferme’ de notre société était un escroc fini, de mèche avec Pecherskiy. A la mise en liquidation, celui-ci a disparu avec tout ce qu’il pouvait prendre, du matériel informatique, une voiture, etc.”. Et les moissonneuses? “J’ai réussi à en charger une des quatre sur un camion, in extremis. Les trois autres ont disparu”. Autant dire que Michel a perdu dans l’affaire Pecherskiy l’équivalent de 1.750.000 € ! Il passe quelques années à rembourser ses amis et mener d’autres investissements dans diverses pays.

En Ukraine, il remet petit à petit sur pied une exploitation agricole dans une autre région du pays. Et cherche ses moissonneuses volées.

Ce n’est qu’après un certain temps qu’il retrouve leur trace chez Hennadiy Bobov, et entreprend de les récupérer. Il faut 5 ans de procès et d’appels pour que justice lui soit reconnue. Mais pas rendue. “Par décision du tribunal, Bobov doit me rendre mes machines. Il refuse! La police locale a trop peur pour m’aider. J’ai donc du jouer l’espion moi-même, et retrouver mes véhicules sur sa propriété. Mais selon la législation ukrainienne, on ne peut pas saisir de biens qui se trouvent sur une propriété privée. Il n’y a pas d’huissiers de justice ici”.

“Mon assistant a réussi à se faire accompagner d’un brave policier qui a daigné l’aider. Ils ont attendu que deux des moissonneuses se rendent dans les champs, et en ont bloqué une avec leur voiture. Très vite, ils ont été encerclés par une dizaine de gars, cela a failli en venir aux poings. Finalement les employés de Bobov ont siphonné une moissonneuse, et sont repartis avec la seconde. Tant bien que mal, mon assistant a pu la charger sur un camion et l’emmener. Voilà. J’ai deux machines, il en reste deux chez Bobov. Mais non content de les garder, vous savez ce qu’il fait? Il me poursuit en justice pour le vol d’une moissonneuse. Ma moissonneuse!”

“Tout le monde a peur d’un type comme Bobov. La police ne s’y frotte pas, l’ambassade m’épaule beaucoup mais ne peut pas aider concrètement dans ce dossier. Le ministre de l’agriculture ne m’apporte qu’un soutien moral… Ce qui me choque le plus est que ce pays souhaite se rapprocher des normes et valeurs européennes, et que ce genre de combine reste toujours impuni!”

Au-delà d’une mésaventure personnelle, c’est un système que dénonce Michel. Lui qui se souvient avoir eu “jusqu’à 14 procédures judiciaires ouvertes en même temps”, il sait bien que “la justice ne marche tout simplement pas ici”. “J’ai du payer, une fois.

C’était sous Viktor Ianoukovitch, soit dit en passant un des plus gros bandits de tous les temps. J’ai eu un contrôle fiscal . Ils m’ont accusé d’avoir falsifié des factures de diesel, ce qui était une absurdité sans nom. Comme si une exploitation agricole pourrait fonctionner sans diesel… J’étais dans mon droit. Mais quand je me suis présenté devant le juge, il est vite devenu clair que tout était convenu d’avance. Soit je payais 15.000 euros, soit je perdais le procès, c’est-à-dire 100.000 euros. J’ai payé”. Il faut comprendre l’Ukraine comme un pays où chacun veut sa commission. Et si on ne leur donne pas, il y a un risque qu’ils viennent la prendre eux-même! Ce que je dis souvent, c’est que le drame de l’Ukraine post-soviétique, c’est que le mot ‘respect’ a été rayé du dictionnaire. Les gens ici ne respectent ni la propriété d’autrui, ni les lois, ni la parole donnée”.

Michel se montre néanmoins optimiste, affirmant que “beaucoup de choses ont déjà changé depuis la Révolution. Le gouvernement est composé de réformateurs, bien éduqués. On ne peut pas tout changer en deux ans. Mais je vois des progrès notables, notamment un très fort contrôle social sur la politique. Je pense que l’on est sur une bonne voie”. Lui-même ne se plaint pas. Il s’est refait une santé financière. Son exploitation “commence à donner de bons résultats”. Il y emploie dix personnes, mais n’a plus d’associé ukrainien. “En Ukraine, il faut détenir 100% des parts, s’impliquer directement dans toutes les étapes de l’investissement, et vérifier absolument tout. C’est comme ça que ça marche”.

Michel a bien compris la leçon. Et les deux moissonneuses qu’il ne récupérera peut-être jamais restent comme les symboles des erreurs à ne pas faire quand on s’engage en Ukraine, dans ce nouveau “Far East” européen.