Combien coûte la corruption et comment obtenir de la Russie des dédommagements pour l’occupation des territoires ukrainiens ?

L’économie ukrainienne vit des temps difficiles et l’Etat ukrainien doit solliciter l’aide du FMI et de ses partenaires européens. Dans ce contexte il est important de savoir comment l’Ukraine peut récupérer  l’argent volé par le régime de Ianoukovytch et aussi comment elle peut obtenir de la Russie des dédommagements pour l’annexion de la Crimée et l’occupation du Donbass.
Hromadske TV a abordé ces sujets lors d’un entretien avec Alen Raily, chercheur du Centre de l’énergie globale de Atlantic Council.
UCMC publie la version française de cet entretien.

Selon vos estimations, quelles sont les sommes détournées du bugdet ukrainien par le régime de Ianoukovytch?

La vraie réponse est que nous ne le savons pas. Désormais, au cours de mes recherche j’ai réussi à découvrir certains éléments qui nous permettraient de déterminer ces sommes.

J’ai choisi deux types principaux d’infractions: les abus liés aux  achats de l’État et à la taxe sur la valeur ajoutée.

En ce qui concerne les achats de l’État, habituellement  les dépenses annuelles de l’Ukraine s’élèvent à 12 milliards de dollars, soit un montant total de 40 à 50 milliards de dollars pour 4 à 5 ans. Selon les estimations les plus modestes, on considère que environ 20% de la somme destinée aux achats de l’État ont été détournés. Ainsi nous avons déjà  chiffré un détournement d’environ 10 milliards de dollars.

Si on étudie les abus liés à la TVA, il s’agit, comparés à ceux des achats de l’Etat, de sommes beaucoup plus impressionnantes. Selon certaines estimations, ces chiffres atteignent un quart du budget annuel ukrainien, soit environ 17 milliards de dollars,  un montant égal à celui de l’aide financière que le FMI accorde à l’Ukraine actuellement. Mais imaginons que la situation soit moins dramatique et que ce montant ne dépasse pas quelques milliards de dollars par an. Pour dévoiler les manipulations avec la TVA, il suffit de constater que certaines entreprises privées qui ont payé plus de TVA qu’elles ne devraient, ne pouvaient pas récupérer le trop payé sans « graisser la patte » aux fonctionnaires qui réclamaient leur «impôt».  Leur pourcentage s’élevait généralement à 18-20 %, soit pas moins de 5 milliards par an,  donc 20 milliards pendant 4 années.

Si on ajoute ce montant à celui de l’argent détourné lors des achats de l’État, cela fait environ 30 milliards pendant toute la période du régime de  Ianoukovytch. Et cela ne concerne que deux domaines où les abus ont été possibles et qui sont les plus faciles à analyser – je n’ai encore rien dit sur la privatisation et le marché de l’énergie.

Cela semble un montant colossal. Comment peut-on rendre cet argent et quels sont les obstacles à franchir?

J’ai observé la situation dans plusieurs pays postsoviétiques et c’est en Géorgie, après la Révolution des Roses, que l’on trouve la meilleure manière de récupérer l’argent détourné. Les Géorgiens ont commencé à  poursuivre les représentants de l’ancien régime, on a engagé des procédures pénales contre eux. Ils ont dit sans détours : «On va vous poursuivre jusqu’à ce que vous rendiez l’argent volé». Et cela s’est avéré très efficace. Ils ont réussi à reprendre environ un milliard de dollars. Et cela en Géorgie, un petit pays  où un milliard est un montant très important. En Ukraine au cours de la première moitié de 2015 on a récupérer 8000 hryvnia, soit moins de 200 dollars. Vous imaginez le ridicule du processus actuel en Ukraine.

On se heurte à la résistance du système. À votre avis, comment combattre cela afin de récupérer l’argent?

Je pense qu’en Ukraine les mécanismes juridiques permettraient de résoudre cela dans le cadre législatif. Mais le problème réside dans le système d’application des lois qui est très inefficace parce que corrompu. Alors il est en fait difficile de le faire fonctionner.

Par ailleurs il y a assez  de cas d’escroquerie des membres de l’ancien gouvernement dans le monde entier. Ainsi on peut compter sur les Cours d’autres pays, par exemple, le parquet des États-Unis ou leurs tribunaux fédéraux pour conduire une enquête et porter accusation contre les membres du régime de  Ianoukovytch. De plus, on peut utiliser ce que les Américains appellent Pleaagreements pour aboutir à certains accords.
Cependant une difficulté apparaît. Certes la justice américaine peut traiter ces cas,  parce que cela concerne aussi les intérêts américains: par exemple, l’argent volé a été envoyé aux États-Unis en dollars américains ou bien les opérations ont été effectuées par l’intermédiaire des banques américaines etc… Mais la difficulté est  de savoir pourquoi les Américains devraient s’ingérer dans ces affaires. Imaginons que l’argent volé soit rendu à l’Ukraine. Y-a-t-il des garanties que cet argent ne soit pas renvoyé dans une autre banque étrangère, par exemple, en Suisse ? Alors la plus grande difficulté est le manque de volonté pour mettre en place cette coopération.

La corruption est le premier malheur de l’Ukraine,  le deuxième est la guerre. À votre avis, comment peut-on évaluer et compter les pertes de l’Ukraine dues à l’annexion de la Crimée par la Fédération Russe et l’occupation du Donbas?

Je  pense qu’on peut faire quelque chose. Premièrement, il faut créer un Bureau des réparations et comptabiliser  les pertes –en raison des personnes déplacées, des petites et moyennes entreprises de la Crimée et du Donbas qui ont été «nationalisées», les usines ruinées et leur équipement détourné, les pertes des budgets locaux et, bien sûr, la tragédie des vies perdues.

Et je vous recommanderais de créer un organe international d’audit pour compter ces pertes. Dans ce cas vous auriez des chiffres crédibles. Tôt ou tard un traité de paix sera signé entre l’Ukraine et la Russie, et ensuite vous pourriez leur présenter ce compte et demander de le payer.

Pour renforcer les arguments de l’Ukraine, il faut porter plainte contre la Fédération Russe auprès de la Cour européenne des droits de l’homme à Strasbourg. L’Ukraine a déjà déposé plusieurs plaintes, mais je vous recommanderais de le faire à plus grande échelle, en vous basant sur des chiffres crédibles du calcul des dommages.

Par exemple, on peut déposer une plainte concernant les dommages causés par le déplacement des habitants de la région de Donetsk, une autre – de la région de Lougansk etc…  La Cour européenne des droits de l’homme est une institution très importante et il y a des chances de gagner ces procès. Il y a déjà eu un précédent : l’invasion du nord de Chypre par la Turquie. À l’époque, il y a eu une série de plaintes portées devant la CEDH sur cette occupation illégale. Alors vous pouvez vous appuyez sur ce précédent, il peut vraiment vous aider.

Il est assez facile de relever plusieurs évènements qui ont eu lieu en Ukraine et qui sont contraires aux normes de la Convention européenne des droits de l’homme. Par exemple, si vous êtes une personne déplacée, vous pouvez affirmer qu’on a violé votre droit selon l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme– le droit au respect du domicile et de la vie privée. Ou, par exemple, si vous êtes propiétaire d’une petite entreprise qui a été ruinée à cause de l’occupation ou de l’agression militaire russe, il s’agit de la violation de votre droit selon l’article 1 du Protocole additionnel №1 de la Convention, qui établit la protection de la propriété privée. Ainsi vous pouvez former vos appels à CEDH à Strasbourg en vous basant sur ces normes.

Bien sûr, même si vous gagniez le procès et obteniez une décision à  votre avantage, il serait très difficile de la faire exécuter. Mais c’est important pour créer une pression additionnelle sur la Russie ; après cela pour eux il serait plus difficile d’échapper au paiement des réparations.

Les ressources de l’Ukraine sont-elles suffisantes pour toutes les procédures juridiques nécessaires? Parce que là il y a beaucoup de travail à faire.

À mon avis, ce n’est pas le problème principal. Je pense que le plus difficile est notamment le processus de l’analyse, du calcul des dommages et de la vérification soigneuse de cette information. Il semble que c’est justement ce travail qui exige le plus de ressources et non pas les procédures juridiques. Mais à partir du moment où vous auriez les preuves des pertes – vous pourriez porter plainte devant la Cour. Il y a assez de preuves de ce que les Russes ont fait, et les précédents juridiques sont assez analogues et exacts. Bien sûr, vous aurez besoin de spécialistes en droit, mais cela ne coûtera pas trop cher.

Dans votre recherche vous dites que l’Ouest peut aider l’Ukraine et doit le faire. Mais pourquoi, à votre avis? Et par quels moyens?

En ce qui concerne le retour des actifs, l’Ouest peut aider. Mais le véritable problème réside dans le manque de volonté politique en Ukraine. Le processus du retour des actifs est assez cher, le pays devrait dépenser environ 50 millions d’euros chaque année pendant dix ans. Mais il faut se rendre compte que le montant de ces actifs est  gigantesque. Selon les estimations les plus modestes, c’est 30 milliards de dollars. Une des idées qui m’est venu à l’esprit est que l’EU et les États-Unis puissent prêter à l’Ukraine, par exemple, 30 milliards d’euros, dont 500 millions pourraient être dépensés pour payer les sociétés juridiques qui s’occuperaient du retour des actifs. Et quand l’argent serait en Ukraine, on pourrait l’utiliser pour amortir cette dette. Et puis l’Ukraine pourrait utiliser le reste de cet argent pour stimuler la reprise économique.