Wassyl Slipak, chanteur d’Opéra parti combattre en Ukraine, est décédé

La version originale est publiée sur le site de Libération 

Dans la nuit du 28 au 29 juin, Wassyl Slipak a été tué par une balle de sniper sur la ligne de front, à l’est de l’Ukraine. Chanteur d’Opéra, il faisait carrière en France. Et il s’était engagé parmi les volontaires combattant contre les milices séparatistes et l’armée russe dans le Donbass.

Par Philippe de Lara, philosophe

Mon ami Wassyl est mort. On dit que la guerre que la Russie fait à l’Ukraine est une guerre « hybride ». En réalité, c’est une vraie guerre, qu’on ne devrait pas appeler « hybride » ou « action anti-terroriste ». La mort au combat de Wassyl n’est pas hybride.

La première fois qu’il est parti sur le front, je lui avais dit (en levant la tête comme toujours, pour que nos regards puissent se croiser) : « Je ne suis qu’un vieux judéo-banderiste de plus de 60 ans, et de moins de 1,70 m mais, si vous ne revenez pas entier, je vous casse la gueule. » Je ne pourrai pas le faire et, de toutes les façons Wassyl était l’homme le plus entier, le plus intègre, le plus tout d’une pièce que je connaisse. Maintenant, il est entier pour l’éternité.

J’ai rencontré Wassyl pour la première fois en février 2014, sur la place des Invalides à Paris, au lendemain des fusillades sur le Maidan où étaient tombés ceux qu’on a appelé la «Centurie céleste». Déjà les snipers… Nous nous sommes vus pour la dernière fois sur cette même place le 10 juin dernier, pour la marche internationale «Stop Putin War in Ukraine !» Entretemps, nous nous étions rencontrés souvent et nous étions devenus peu à peu amis (très peu à peu, on n’apprivoise pas le Wassyl comme ça…).

Quel chemin parcouru en 28 mois. Février 2014, Yanoukovich avait déclaré la guerre à son propre peuple et nous ne songions qu’à arrêter le massacre. Juin 2016, la révolution de la dignité a gagné. La Crimée est occupée, la guerre fait rage dans le Donbass, les réformes traînent, mais l’Ukraine est devenue maîtresse de son destin et, malgré les difficultés, les périls, les déceptions, l’amour de la liberté et la volonté de s’en servir sont toujours aussi vivaces. Cette manifestation était presque un chant de victoire, comparée à la peine et au désespoir qui habitaient la manifestation de février.

Wassyl prenait à témoin les passants en mimant le bras de la justice frappant le criminel avec un compère déguisé en Poutine enchaîné, et vêtu d’une combinaison de détenu. C’était un moment pour ainsi dire joyeux, plein de vie et d’espoir en tout cas. Nadya venait d’être libérée (1). Pour un peu, c’était Poutine qui était en prison et non les 28 prisonniers politiques ukrainiens, toujours détenus en Russie.

Hélas, hélas, la guerre de Poutine n’avait pas cessé depuis l’hiver 2014. Et elle vient d’emporter Wassyl. Je suis en deuil et en colère, mais je ne lui en veux pas. Vu de loin, il y a quelque chose d’absurde dans le destin d’un artiste béni des dieux, encore au début d’une carrière qui s’annonçait magnifique, et qui a choisi de tout quitter pour un front qu’il savait très dangereux et où il a donné sa vie.

Tous ses amis l’avaient supplié de ne pas y aller, puis de ne pas y retourner quand il est revenu l’hiver dernier. Mais tous ceux qui ont parlé avec lui ont été convaincus de la nécessité vitale pour lui de se battre pour son pays, et d’être là où ce combat devait être mené. Il était bien sur le front, non pas parce qu’il aurait été un soldat de vocation, mais parce qu’il s’y sentait chez lui, à sa place.

Ce n’était pas un kamikaze, il n’a pas cherché à rencontrer la mort, mais il ne pouvait pas faire autrement que de se tenir à sa place. Aussi sa vie tragiquement, absurdement fauchée à l’orée de ses promesses est néanmoins une vie d’homme accomplie. Sa voix fantastique, son talent dramatique, son humour, son énergie vont nous manquer. Je regrette seulement de n’avoir pas eu l’occasion de partager avec lui l’amour de la musique, mon goût pour les grandes basses profondes.

J’ai compris depuis longtemps et écrit que les « nationalistes ukrainiens » n’avaient rien à voir avec les fachos, avec l’extrême droite, que le drapeau rouge et noir n’était pas plus fasciste et xénophobe que la Résistance française n’était monarchiste ou communiste, bien qu’il y ait eu des résistants monarchistes et communistes. Mais c’est au contact de Wassyl que je l’ai éprouvé intimement.

Si j’étais citoyen ukrainien, je ne voterais probablement pas comme Wassyl Slipak, mais rien ne nous séparait. C’est par sa voix que j’ai entendu pour la première fois l’hymne ukrainien, il a été mon premier contact avec ce goût du chant et de la poésie, si puissant chez les Ukrainiens, que je découvre peu à peu, cette incroyable chaîne qui relie depuis des siècles le paysan ukrainien des campagnes les plus reculées à la voix de ses grands poètes, et qui a permis à cette nation rebelle de traverser des siècles de servitude, d’assimilation forcée et de de persécution sans perdre son identité et sa dignité.

A sa manière, Wassyl était un barde et un héros comme Chevtchenko (2), comme Stouss (3), une voix unique. Et il était en même temps un homme ordinaire, un porte-parole auquel tous pouvaient s’identifier. Nous ne t’oublierons pas Wassyl, parce que c’est impossible, et nous te retrouverons souvent, à Lviv, et aussi à Simferopol et à Debaltseve. Après Nathalie Pasternak — grande voix elle aussi, bien que dans un registre plus aigu —disparue en janvier, la cause ukrainienne en France perd à nouveau un être immense et généreux.

(1) Nadya Savchenko, pilote d’hélicoptère détenue deux ans en Russie et libérée en échange de deux officiers russes des services de sécurité arrêtés en Ukraine

(2) Tarass Chevtchenko, écrivain ukrainien du 19ème siècle

(3) Vassyl Stouss, poète et dissident ukrainien du 20ème siècle, mort en détention