«L’Ukraine gagne en unité» : interview avec Laurent Chamontin, auteur de «Ukraine – Russie: pour comprendre – retour de Marioupol»

Né en 1964, Laurent Chamontin est diplômé de l’École Polytechnique (France). Il a vécu et voyagé dans l’ex-URSS. Il est l’auteur de « L’empire sans limites – pouvoir et société dans le monde russe » (préface d’Isabelle Facon – Éditions de l’Aube – 2014) et de « Ukraine et Russie : pour comprendre – retour de Marioupol » (en cours de publication par chapitre sur www.diploweb.com – 2016). http://www.diploweb.com/-Ukraine-et-Russie-pour-comprendre-.html

L’UCMC lui pose des questions sur son livre en cours de parution.

Vous avez écrit un livre centré sur Marioupol. Pourquoi avoir choisi cette ville ? En quoi est-ce que Marioupol est significatif pour vous (et pour l’Ukraine actuelle)?

L’une des questions que je discute dans mon livre est celle de la consistance de la notion de « séparatisme pro-russe » dans les zones russophones de l’Ukraine.

J’ai vécu et travaillé trois ans dans l’oblast de Dnipro, sans traducteur puisque je parle russe couramment. J’ai donc une certaine expérience de l’est de l’Ukraine. Mais je suis rentré en France en 2011, et par ailleurs je n’avais jamais été dans l’oblast de Donetsk.

Je me suis donc rendu à Marioupol en novembre dernier, pour me faire une idée plus précise de la situation politique dans une ville ukrainienne située à quelques kilomètres de la ligne de front, et qui a été temporairement envahie par les « séparatistes » en 2014.

Pourquoi précisément Marioupol ? J’avais vu sur Internet des images du défilé de septembre 2015 à l’occasion de la journée de la Vyshyvanka. Il y avait manifestement du monde pour agiter des drapeaux ukrainiens à cette occasion. Ça m’a intrigué.

Vous avez rencontré beaucoup de gens à Marioupol lors de votre voyage. Comment vit la ville aujourd’hui ? Quelles sont les aspirations de la population ?

Je ne peux faire qu’une réponse partielle. Cependant, ce qui saute aux yeux, c’est la demande de modernisation de la vie publique. L’emprise de l’ex-Parti des Régions et des oligarques reste écrasante, mais il y a aussi des mouvements citoyens pour la remettre en cause. La question écologique est un bon exemple de cette évolution : dans une ville industrielle comme Marioupol, la question de la pollution est devenue un enjeu de politique locale, grâce à l’écho rencontré par les activistes. Évidemment la route est encore longue, mais c’est significatif.

Quant à un supposé « mouvement séparatiste autochtone » qui aurait émergé à l ‘occasion de l’Euromaïdan, c’est une sornette orchestrée par la propagande de Moscou. Il existe certes un particularisme dans le Donbass, il y avait aussi à la veille de la guerre une minorité de vrais « pro-russes », de l’ordre de 25%. Mais il n’y a jamais eu de persécution des russophones, et la responsabilité des services secrets et de l’armée russes dans l’émergence du « séparatisme » est écrasante.

Il faut souligner que ces considérations sont corroborées par des données que j’ai pu collecter au sujet d’autres villes (Sloviansk et Kryvyï Rih).

Peut-on dire que l’identité de l’Est de l’Ukraine a changé au cours et à cause de la guerre ? En quoi consiste ce changement ?

Sans aucun doute l’identité de l’Est de l’Ukraine a changé, même s’il est un peu tôt pour décrire ce changement dans le détail. La guerre a clairement provoqué une polarisation. L’invasion de Marioupol a matérialisé pour les habitants la perspective de vivre, non pas dans une supposée « mère-patrie » que serait la Fédération de Russie, mais dans une zone grise, un non-État à l’image de la Transnistrie en Moldavie. De quoi trouver soudain plus de vertus au passeport ukrainien, même si l’État est dans une situation très dégradée…

La polarisation s’observe à un autre niveau : le Donbass reste certes moins favorable à l’intégration européenne que le reste de l’Ukraine ; mais qu’on y trouve une majorité dans les sondages pour que l’Ukraine rejoigne l’OTAN était inimaginable il y a quelques années…

Quelle était la plus grande surprise pour vous lors de votre exploration sur le terrain ?

Sans conteste, la vigueur du mouvement citoyen que j’évoquais à l’instant. C’est le vrai moteur de la révolution ukrainienne, à l’Est comme à l’Ouest. Au total, il est probable que dans l’épreuve, l’Ukraine gagne en unité.

Quelles sont, selon vous et du point de vue géopolitique, les racines du conflit entre la Russie et l’Ukraine ?

Il y a bien une lutte d’influence entre russes, européens et américains en Europe Centrale et Orientale depuis la chute de l’URSS. Cela fait partie du jeu normal des puissances et la crise ukrainienne s’inscrit évidemment dans ce contexte. Il faut d’ailleurs convenir que les occidentaux n’ont pas fait preuve de beaucoup d’inspiration dans la gestion de leurs relations avec la Russie, depuis la guerre du Kosovo jusqu’à la crise de 2014.

Peut-on pour autant parler, au sujet du conflit russo-ukrainien, d’une crise géopolitique provoquée par les « fautes » de l’Occident, comme on l’entend souvent ? La réponse est clairement non, et pour plusieurs raisons.

D’abord, parce qu’agresser militairement la Russie était (et reste) à mille lieues des intentions de l’Occident. L’installation par l’OTAN de troupes permanentes en Europe Orientale est le résultat de la crise, non sa cause.

Ensuite, il faut rappeler une évidence : le déclencheur de la crise est la révolution en Ukraine et donc une manifestation de souveraineté du peuple ukrainien ! C’est une réalité difficilement contestable quand on prend la peine d’aller la reconnaître sur le terrain comme je l’ai fait. Mais il y a tout un récit selon lequel l’Ukraine n’est qu’une marionnette passive entre les mains des occidentaux. Ce récit trahit une grande méconnaissance des réalités ukrainiennes – quand il n’est pas employé de manière délibérée.

Le second vice majeur du discours sur les « fautes » de l’Occident est qu’il oublie, volontairement ou non, de poser la question de la responsabilité politique du Kremlin. Pourtant, il ne faut pas faire beaucoup d’efforts pour voir que la Russie est un pays profondément corrompu, autoritaire et dominé par le phénomène oligarchique, ce que la mise en scène actuelle de la « puissance restaurée » a pour fonction de masquer. De fait, c’est aussi un pays où l’absence de contrôles institutionnels permet des opérations spéciales d’une violence sans retenue, de la Tchétchénie à la Syrie. Qu’un tel « modèle » ne fasse pas rêver hors de Russie est somme toute compréhensible…

En d’autres termes, le moteur principal de la crise n’est pas la géopolitique, c’est la question de la modernisation : c’est cette question que pose la révolution en Ukraine. Le Kremlin cherche à l’étouffer par tous les moyens, car elle entre en collision frontale avec son choix d’un conservatisme sans issue.

Vous vous arrêtez sur le concept de l’ «Étranger proche», proverbial dans les années 1990, d’où son rôle pour la Russie actuelle. En quoi est-ce ce concept aide à comprendre la situation actuelle ?

La Russie est un État continental ; le concept d’Étranger proche exprime la réalité suivante : les pays qui l’entourent – dont l’Ukraine et la Géorgie – font partie de ce qu’on appelle sa zone d’intérêts vitaux. Tout l’enjeu de la crise actuelle est de faire valoir que « zone d’intérêts vitaux » et « zone d’influence exclusive » sont deux notions bien distinctes.

Qu’est-ce que, selon vous, les Occidentaux ont du mal à comprendre dans le conflit actuel en Ukraine?

Que la Russie ait choisi la voie de l’aventurisme militaire plutôt que celle de la modernisation. C’est pourtant patent : l’annexion de la Crimée, pour ne prendre qu’un exemple, est rien moins que la remise en cause, par un membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU, de l’accord de dénucléarisation de l’Ukraine en échange de la garantie de ses frontières !

Mais ce fait indéniable (et très inquiétant) est peu compréhensible pour le public occidental. La difficulté est de se représenter un État sans contrepoids institutionnels, que ses citoyens évitent le plus possible au quotidien, et qui peut choisir la fuite en avant plutôt que de chercher à se moderniser.

Quels sont les mythes les plus puissants chez le public occidental à propos de la Russie et de l’Ukraine d’aujourd’hui?  Pourquoi faut-il les combattre ?

Le mythe le plus puissant ne concerne pas directement l’Ukraine et la Russie : c’est celui que j’évoquais plus haut, selon lequel la crise résulte d’une « faute » de l’Occident. Il y a là un phénomène récurrent, que j’appelle le masochisme occidental, et qui consiste pour une certaine fraction de l’opinion à accuser systématiquement les États-Unis et les européens de tous les maux.

C’est l’une des retombées inévitables de la démocratie que de faire place à toutes les critiques, même les moins fondées. Cependant le phénomène prend une ampleur inquiétante, signe de mauvaise santé de nos systèmes politiques. Cela conduit à manquer l’essentiel : que l’agressivité russe est effectivement une menace pour l’Europe.

Une autre idée reçue, véhiculée par la propagande du Kremlin, a connu une fortune particulière : celle selon laquelle la révolution ukrainienne serait le fait de « fascistes ». De fait, un coup d’œil même superficiel permet de voir que l’Ukraine est un régime parlementaire, et que l’autoritarisme agressif est du côté de Moscou.

Il est important de combattre ces idées fausses, car l’intérêt de l’Europe est d’être entourée de zones stables et prospères. Le soutien à la révolution ukrainienne et l’opposition à l’agressivité russe vont dans ce sens.


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