Comment l’Occident démocratique peut-il sortir du conflit avec la Russie ? Par Antoine Arjakovsky

Antoine Arjakovsky[1]

Le 22 octobre 2016

La rencontre du format Normandie (Russie, Ukraine, France, Allemagne) qui s’est tenue le 19 octobre 2016 à Berlin n’a abouti à aucune déclaration commune des parties en conflit. D’un côté le président Poutine, qui ne nie plus son implication dans la guerre[2], continue cependant à exiger que, conformément aux accords de Minsk, des élections soient organisées par le gouvernement ukrainien sur un territoire que ce dernier ne contrôle pas. De l’autre, le président Porochenko explique qu’un pays démocratique peut organiser des élections sur un territoire que si l’Etat de droit y règne et que si des conditions de sécurité y sont respectées, à commencer par le contrôle des frontières. Le président ukrainien est prêt cependant à infléchir sa position, à organiser des élections dans le Donbass occupé selon certaines conditions et s’il obtient la garantie de retrouver le contrôle de sa frontière le lendemain des élections. On a reporté à la fin du mois de novembre la préparation d’une feuille de route prévoyant un échéancier précis des actions à mener, avant et après les élections, par la Russie et l’Ukraine, mais aussi par l’OSCE. Cette dernière serait autorisée, y compris par V. Poutine selon P. Porochenko, à envoyer des forces armées dans les zones frontalières.[3]

Vitali Portnikov, l’un des meilleurs observateurs ukrainiens du conflit, explique dans une tribune que ce compromis n’a aucun avenir puisque la Russie ne sera jamais prête à laisser le gouvernement ukrainien récupérer le contrôle de sa frontière et donc du Donbass occupé. L’intérêt vital de la Russie est en effet selon lui de maintenir la déstabilisation de l’Ukraine. Comme cela a été maintes fois expliqué, le régime autoritaire russe est menacé directement par l’évolution de l’Ukraine vers la démocratie et l’Etat de droit. Dans le cas où l’Ukraine parvenait à se développer et à se rapprocher ainsi de l’Union européenne chacun comprend au Kremlin que le gouvernement de la Russie actuelle serait condamné à très court terme. Il n’y a donc aucune chance pour que des élections honnêtes aient lieu dans un Donbass gorgé depuis presque 2 ans d’armements, de soldats et d’espions russes. On imagine mal en effet la centaine d’observateurs de l’OSCE, même munis de revolvers à la ceinture, être capables de contrôler quoi que ce soit. Jusqu’à présent, malgré les accords de Minsk, ils ne pouvaient même pas se rapprocher du lieu des conflits. On n’imagine pas comment ils pourraient peser sur la transparence et l’équité du processus électoral dans le contexte actuel de guerre de gangs qui règne à Donetsk et Louhansk comme en témoigne l’assassinat récent du commandant russe Arseni Pavlov dit « Motorola ». Il n’y a donc aucune chance pour que l’Ukraine récupère le contrôle de sa frontière avec la Russie à l’issue de ces dites «élections».[4]

Cet échec des négociations diplomatiques entre grandes puissances m’invite à proposer à nouveau une autre méthode, complémentaire, de résolution du conflit russo-ukrainien, qui est, rappelons-le, plus largement un conflit russo-occidental. Cet aspect international du conflit a été une nouvelle fois révélé lors du  vote le 8 octobre 2016 au Conseil de sécurité des Nations Unies sur la cessation des bombardements russes sur Alep (sur les 15 membres du Conseil de sécurité seuls la Russie et le Vénézuela ont voté contre la résolution franco-espagnole).  Cependant on doit constater que les Etats-nations démocratiques sont incapables de stopper ce que le gouvernement français n’hésite pas à qualifier de « crimes de guerres » pour désigner l’attitude de l’Etat russe en Syrie, mais aussi de « violations manifestes du droit international » avec l’annexion par la Russie de la Crimée et sa déstabilisation du Donbass.

Ma proposition est simple : Pour sortir du conflit qui oppose la Russie à la communauté des nations démocratiques, il faut utiliser le propre de la démocratie, à savoir la participation des citoyens à la vie de leur nation.

Ce point central a un certain nombre de conséquences que je me contenterai d’énumérer en reprenant un certain nombre de thèses que j’expose inlassablement, – mais sans grand succès manifestement vu le peu d’estime dont jouissent les experts universitaires dans les cercles politiques et diplomatiques français en comparaison avec le degré d’influence des lobbyistes des groupes militaires et industriels[5] -, depuis la sortie de mon livre « Russie-Ukraine : de la guerre à la paix ? » publié en France en juin 2014. [6] Mais auparavant, pour bien comprendre le rôle que doivent jouer les démocrates occidentaux et russes à la résolution du conflit russo-occidental, il faut revenir sur quelques données de base du conflit entre la Russie et l’Ukraine. L’engagement militaire offensif de Poutine en Syrie en septembre 2015 n’est en effet qu’une fuite en avant, visant à se débarrasser des sanctions occidentales attachées à son annexion de la Crimée en 2014.

  • Eléments d’analyse de la guerre hybride russo-ukrainienne

Commençons par une présentation lapidaire de la guerre hybride russo-ukrainienne. Une guerre hybride est un conflit réel préparé par une propagande qui s’appuie sur une vision mythologique de l’histoire, qui vise à masquer les causes et les commanditaires de l’agression, et qui aboutit à la mise sous tutelle d’un territoire extérieur en vue de déstabiliser le pays agressé.

Le retour de l’utilisation de la propagande n’est possible que si, au préalable, les médias et les élites culturelles sont muselés. En effet la propagande repose sur une vision nihiliste de la vérité. La vérité, dit-on alors, n’existe pas en soi. Seule la puissance compte et c’est elle qui doit déterminer la vérité. C’est ce qu’a très clairement montré en 2015 le débat en Russie entre Valéry Zorkine, le président de la Cour constitutionnelle russe, proche de Vladimir Poutine, pour qui le droit positif, fondé sur la contrainte doit être séparé du droit naturel, contre le point de vue d’Elena Loukianova, une avocate qui soutenait le point de vue inverse selon lequel le droit ne peut être séparé de la vérité de la loi morale.

Dans un tel contexte d’agnosticisme voire de nihilisme épistémologique l’historiographie mythologique est largement mise à contribution pour justifier l’action de l’Etat. On sait que le président Poutine a lancé un nouveau manuel d’histoire russe qui célèbre la figure de Staline et rejette dans l’ombre les crimes du régime communiste. On sait aussi que l’Eglise orthodoxe du Patriarcat de Moscou propage la mythologie dite du « monde russe » qui consiste à poser l’Etat et l’Eglise russe comme les héritiers exclusifs du royaume médiéval de la Rus’ de Kiev. Une idéologie néo-impériale se reforme sur les ruines de l’Union soviétique et qui reprend le mythe de « Moscou 3e Rome » qui avait été élaboré vers 1550 par le moine Philothée de Pskov. Simultanément l’Etat russe réhabilite la figure d’Ivan le Terrible en lui dédiant pour la première fois en Russie un monument à Orel. En mars 2015 le président russe a justifié l’annexion de la Crimée en expliquant qu’il y avait un lien « sacré » entre les Russyn qui s’étaient convertis au christianisme en Crimée en 988 et les Russes contemporains, ce qui justifiait amplement pour lui le non-respect par la Russie de tous ses engagements internationaux de respect des frontières. Le 29 mai 2016 le président Poutine s’est fait photographié sur le trône du dernier empereur byzantin au Mont Athos. L’occasion choisie était de célébrer les 1000 ans de présence « russe » au Mont Athos.[7] En octobre 2016 on inaugure à Moscou une statue colossale de saint Vladimir…

En définitive cette idéologie attise des sentiments de ressentiments à l’égard du monde moderne, et tout particulièrement américain, auprès de nombreux Russes, mais aussi de plus en plus de nombreux Européens par l’intermédiaire de ses outils tournés vers l’étranger comme Russia Today ou Sputnik news. De fait l’idéologie ultra-libérale a montré son caractère néfaste et débridé lors des crashs boursiers de septembre 2008. Cependant la propagande néo-soviétique utilise cette crise pour créer une réalité virtuelle visant à légitimer les appétits de puissance de l’Etat russe. Comme cette réalité est sans cesse remise en question par les faits il se produit un phénomène de fuite en avant permanente qui pousse le Kremlin vers de nouvelles intimidations voire de nouvelles conquêtes territoriales. Aujourd’hui un grand nombre d’Européens de l’Est mais aussi de Turcs, malgré la tentative de rapprochement à des fins pragmatiques entre Erdogan et Poutine, considèrent la Russie comme un Etat voyou. Au point que le 30 mai l’assemblée parlementaire de l’Alliance atlantique a appelé ses alliés à se tenir prêts à répondre à la « menace potentielle » de la Russie contre l’un d’entre eux.[8]

Il est clair que l’Ukraine n’est pas indemne des effets de la propagande russe. Pour un pays qui n’a pu condamner officiellement l’idéologie communiste qu’en juin 2015 il n’est pas évident de se défaire rapidement des effets délétères de la propagande néo-soviétique. Les Ukrainiens perdent rapidement confiance dans leurs gouvernements car personne ne dispose de suffisamment d’autorité pour leur expliquer comment lutter efficacement contre la corruption et combien de temps il leur faudra pour adopter les bonnes décisions pour lutter contre ce mal endémique. De plus la guerre avec la Russie, qui, rappelons-le, a fait plus de 9300 victimes entre mars 2014 et mai 2016 (mais aussi plus d’un million et demi de personnes déplacées internes) ne rend pas favorable la constitution d’un esprit national capable de conserver les acquis de la révolution de la dignité, à savoir le primat d’une citoyenneté fondée sur des valeurs humanistes sur des appartenances ethniques, linguistiques et religieuses. De plus en plus d’intellectuels ukrainiens se désespèrent de pouvoir un jour dialoguer avec une Russie démocratique et non agressive.

  • Comment vaincre la pensée hybride ?

Comme on l’a vu la guerre hybride repose avant tout sur une pensée hybride mêlant de façon confuse des éléments de pensée mythique et de positivisme à des appétits de puissance.

La première parade consiste en premier lieu à nommer les phénomènes, même si cela n’est pas suffisant pour résoudre les problèmes. Il y a bien une « guerre » aujourd’hui entre « la Russie » et « l’Ukraine » mais aussi plus largement entre forces néo-réactionnaires manipulées par le Kremlin et la plupart des pays attachés à l’Etat de droit et en particulier au droit international proclamé par les Nations Unies. Le scénario d’une guerre civile intra-ukrainienne a été maintes fois dénoncé par les meilleurs experts du sujet. [9] Aujourd’hui, avec le rapport de la commission internationale sur le vol de la Malaysian Airlines abattu au dessus du Donbass le 17 juillet 2014,[10] il ne fait plus aucun doute que le missile ayant abattu l’avion était russe, qu’il a été fabriqué en Russie et qu’il a été ramené en Russie après l’explosion en plein vol du MH17.

Deuxièmement il convient de dénoncer le chantage nucléaire exercé par la Russie. On sait en effet, depuis les révélations de Mustafa Djemilev, que la Crimée redevient un vaste espace nucléaire. De plus des missiles Iskander longue portée à capacité nucléaire ont été installés par le Kremlin début octobre 2016 à Kaliningrad, menaçant directement les grandes capitales européennes[11]. Cette pression est inacceptable pour les puissances occidentales et doit faire l’objet de mesures réciproques équivalentes. Les citoyens russes doivent être informés des risques que court la Russie dans la perspective d’une escalade nucléaire. Il n’y a en effet que par la pression des élites des services secrets russes que le Kremlin pourra changer de politique. Du reste on remarque que V. Poutine a changé en août dernier le chef de son administration présidentielle en nommant quelqu’un qui ne fait pas partie du sérail du KGB, Anton Vaino, un homme du reste assez étrange aux convictions zoroastriennes.

Par ailleurs il convient de respecter la logique des mythes, de savoir saisir leur part de vérité. La foi ou la croyance idéologique fait appel à un mode d’intelligence qui n’est pas conceptuel. Une approche purement positiviste du mythe ne fait qu’ajouter de l’huile sur le feu des convictions non ordonnées par la raison. Cela étant posé, la foi ou l’idéologie n’a de puissance d’intelligence qu’en se confrontant à la raison. Il est donc essentiel de produire des arguments raisonnés fondés sur des faits afin de faire apparaître leurs lacunes lorsque l’argumentation adverse est séparée de la rationalité commune. Il ne s’agit donc pas de remplacer des mythes par d’autres, mais les confronter à la rationalité. Ce que veut faire V. Medinsky, le ministre de la culture russe venu inaugurer à Paris en octobre 2016 le nouveau centre culturel russe, a publié un ouvrage en 5 volumes entre 2008 et 2011, Les mythes sur la Russie.[12] Dans ce livre il cherche à se débarrasser du mythe, devenu cliché, selon lequel « les Russes sont des ivrognes ». Mais il veut le remplacer par le mythe selon lequel « les Russes ont toujours été une grande nation ». Outre le caractère naïvement volontariste de sa démarche il ne fait que raviver une mythologie néo-nationaliste. La réalité de la nation russe aujourd’hui est plutôt celle d’une société ultra-violente. On sait par exemple qu’en Russie toutes les 40 minutes une femme meurt de violences conjugales.[13] De même Poutine en faisant resurgir le mythe de la Nouvelle Russie, la Novorossia, a voulu « prouver » que l’Ukraine méridionale aurait toujours fait partie de l’Empire russe alors que les historiens sérieux constatent que ce projet impérial ne fut qu’un rêve éphémère de Moscou au XIXe siècle.

Le patriarche de Moscou a tendance lui aussi à substituer au mythe de la victoire inéluctable du prolétariat le mythe du salut apporté au monde par « le monde russe ». On sait cependant que cette doctrine repose sur une vision phylétiste, c’est-à-dire ethnique et donc hérétique, de l’appartenance à l’Eglise orthodoxe. Il est donc nécessaire de travailler avec la dimension religieuse de la mythologie. Par exemple dans la mythologie russe orthodoxe contemporaine on refuse d’admettre la réalité du concile de Florence qui en 1439 a permis une réconciliation entre les chrétiens de différentes traditions nationales et culturelles. L’Eglise de Kiev a soutenu ce concile œcuménique à la différence du tsar russe. Cette amnésie historiographique a conduit malheureusement à la persécution récurrente des chrétiens grecs catholiques. Seule une reconnaissance objective des faits et une demande de pardon officielle de l’Eglise russe pour son rôle joué dans l’élimination de cette Eglise en mars 1946 pourra permettre une réconciliation entre Russes et Ukrainiens.[14] Il est significatif à cet égard que le patriarcat de Moscou ait annulé à la dernière minute sa participation au colloque œcuménique qui portait sur ce thème à Vienne les 3-4 juin 2016 avec les meilleurs spécialistes du sujet.

Proposer un dialogue entre l’histoire et les mémoires signifie de débusquer les demi-vérités de la propagande. Il n’existe pas à ce jour de chaîne de télévision en langue russe soucieuse de vérité et d’esprit critique qui pourrait être en mesure de proposer une information alternative aux citoyens russes ainsi qu’aux Ukrainiens du Donbass occupé. Mais les Occidentaux francophones sont eux aussi très mal lotis face à la puissance des moyens de Russia Today financée par l’Etat russe à hauteur de plusieurs centaines de millions d’euros par an. C’est pourquoi il faut saluer le travail du Centre Media Ukrainien de Crise,[15] de la chaîne privée Ukraine Today, du site stopfake[16], du site euromaidanpress.com, du Comité Ukraine qui dispose d’un blog sur le journal Libération [17], de la publication en français, grâce à Ukraine Action et Russie Libertés, du rapport de Boris Nemtsov sur la guerre russe en Ukraine (éditions Actes Sud, 2016) qui a probablement coûté la vie à son auteur etc… Ces initiatives paraissent cependant dérisoires face aux moyens mis en œuvre par la propagande russe en France et dans le monde.[18] Très régulièrement le quotidien Le Figaro, qui appartient comme on le sait à Marcel Dassault, l’un des principaux marchands d’armes dans le monde, publie des articles de désinformation ou des prises de position pro-poutiniennes. Ainsi le 16 septembre Jean-Claude Galli, grand reporter de TF1 et RTS en Russie, publie une tribune dans le quotidien dans laquelle il n’hésite pas à justifier l’intervention de la Russie en Crimée et dans le Donbass : « Faut-il rappeler que c’est la perspective de voir, un jour, dans le port de Sébastopol, flotter des bateaux de guerre américains à côté de ceux de la flotte russe de la Mer Noire ou bien, celle de regarder des chars de l’US Army se balader le long des 1200 km de frontières que partagent l’Ukraine et la Fédération de Russie, qui ont convaincu les Russes d’annexer la Crimée et qui sont la cause de la guerre dans le Donbass? »[19]  Bien entendu, comme l’a parfaitement montré René Girard dans Achever Clausewitz, c’est toujours au nom de la légitime défense que les agresseurs justifient leurs attaques.

Il conviendrait également de soutenir l’initiative de l’Université catholique d’Ukraine de Lviv en association avec l’Université ouverte orthodoxe de Kiev de créer un MOOC de formation à la culture éthique et religieuse. En effet la création d’un Etat nation qui soit réellement pluri-religieux, pluri-linguistique et pluri-culturel ne s’improvise pas. Bien que la nation ukrainienne a démontré lors de la révolution de la dignité en novembre 2013 – février 2014 qu’elle était prête à combattre jusqu’au bout son attachement à la civilisation européenne et à l’Etat de droit, on ne sort pas d’une culture soviétique du jour au lendemain sans formation adaptée.

De même il n’existe pas à ce jour de publication scientifique qui présentent non pas seulement les malversations du gouvernement russe – il existe déjà quelques livres et quelques films consacrés à ce sujet[20] – mais aussi les principaux mythes qui circulent au sujet de la Russie, de l’Ukraine et des représentations post-soviétiques des citoyens de l’ex-URSS. On pourrait donner quelques exemples d’entrées telles que « l’égalité entre les événements du Kosovo et les événements de Crimée », « les Russes ont besoin d’un pouvoir à poigne pour dominer un pays aussi étendu », « Staline était un grand homme d’Etat », « l’exemple du radis montre qu’on peut être à la fois ‘blanc’ et ‘rouge’ », « Les citoyens ne peuvent avoir aucune influence réelle dans la sphère du politique », etc… Or lorsqu’un tribunal russe condamne en juin 2016 à la prison un citoyen russe pour avoir écrit sur son blog la réalité des accords secrets entre Staline et Hitler en 1939 et le partage de la Pologne qui en a résulté, rares sont les médias russes capables de dénoncer de façon argumentée cette réécriture de l’histoire.

Le plus important dans cette nouvelle stratégie de lutte contre la guerre hybride est que les démocraties occidentales elles-mêmes se mettent à croire de nouveau dans la puissance de la vérité. L’une des grandes leçons de la victoire des démocraties sur les régimes totalitaires au XXe siècle a été que « ne pas mentir » est une arme encore plus puissante que des ogives nucléaires. Le 13 février 1973 Alexandre Soljénitsyne a publié dans le samizdat un texte « Ne pas vivre dans le mensonge ! » dans laquelle il proposait comme règle simple de comportement à ses concitoyens de ne jamais soutenir individuellement et consciemment le mensonge. On sait que ce texte est devenu l’un des principaux textes de référence du mouvement dissident. Même l’expulsion de l’écrivain n’a pas été en mesure de supprimer la force corrosive de ce texte. On comprend pourquoi les Ukrainiens sont attachés aujourd’hui à décommuniser leur mémoire et leurs institutions. Les 4 lois de dé-communisation (accès aux archives, célébration le 8 mai de la victoire de la 2e guerre mondiale et le 9 mai de la victoire sur le nazisme, interdiction des symboles pro communistes et pro fascistes, réhabilitation des combattants pour l’indépendance de l’Ukraine au XX es.) n’ont pas été encore appréciées à leur juste valeur en Occident. Mais la méfiance légitime à l’égard des vérités officielles des Etats totalitaires ne doit pas faire oublier que tout Etat repose sur sa propre vision morale et sa propre représentation de la vérité.

En Occident la vérité historique a joué un rôle important dans la réconciliation franco-allemande qui fut elle-même l’objet de discours de propagandes de part et d’autre du Rhin. L’ouvrage de Georges Duby, Le dimanche de Bouvines, paru en 1973, a su à partir d’une critique exigeante du récit que fait Guillaume le Breton, chapelain de Philippe Auguste, de la bataille de juillet 1214 entre le roi de France Philippe Auguste et l’empereur Otton IV, séparer les mémoires enkystées de l’événement proprement dit. Son livre dénonçait du même coup magistralement les effets délétères des interprétations biaisées et nationalistes de la bataille de Bouvines. Cet exemple doit encourager les historiens contemporains à réunir une commission historique tripartite (Russie, Ukraine, et un troisième pays capable de faire un véritable travail de médiation) pour proposer un récit distancé du passé des deux pays et pour dégager des consensus différenciés sur les points de divergence.

  • Comment sortir de la situation du point de vue politique ?

Les pays démocratiques attachés à l’Etat de droit doivent être très fermes sur les sanctions économiques et politiques à l’égard de la Russie, en raison de son mépris affiché des règles du droit international, et doivent dénoncer la politique violente menée par le Kremlin contre ses voisins. Une étude française de 2015, commandée par le ministère de la Défense, démontre que les sanctions contre la Russie, qui ont déjà fragilisé l’économie russe, seront efficaces à long terme.[21] Celles-ci doivent être aujourd’hui renforcées comme le préconisent en octobre 2016 Angela Merkel mais aussi Barack Obama compte tenu de l’attitude intransigeante et incontrôlable de la Russie non seulement en Ukraine et au proche Orient mais vis-à-vis de ses pays avoisinants[22]. Il faut bien entendu réclamer avec vigueur la fin des persécutions à l’égard des Tatars et des minorités en Crimée et dans le Donbass ainsi que la libération des prisonniers politiques comme Oleg Sentsov par exemple ou comme Roman Sushchenko.[23] Mais ceci n’est pas encore suffisant. Les Etats démocratiques doivent également se mobiliser pour financer des initiatives de paix. Actuellement il n’existe pas de financements pour de telles initiatives historiques, œcuméniques ou médiatiques. Ceci est particulièrement attristant mais surtout désolant par rapport aux millions d’euros dépensés par l’OTAN pour réarmer dans les pays baltes ou pour obtenir de la Turquie qu’elle coupe la voie aux migrants délogés par la Russie.

Il est clair que les pays occidentaux doivent appuyer fermement les réformes du gouvernement ukrainien. Ceci signifie comme l’a recommandé George Soros de débloquer, au niveau du FMI et de la BERD principalement, mais aussi au niveau du gouvernement américain en tant que budget de défense, 50 milliards de dollars[24] pour permettre une réforme de la justice ukrainienne (soit infiniment moins que ce que pourrait représenter la gestion du seul afflux des 1,5 millions de réfugiés du Donbass en Europe occidentale), pour favoriser la mise en œuvre des lois de décentralisation, pour soutenir la loi de distribution du patrimoine foncier de l’Etat qui devrait permettre en 2018 à chaque citoyen ukrainien de disposer gratuitement de 2,28 hectares, etc.[25] Cette loi est centrale car elle permettra à l’Ukraine de mettre fin au régime oligarchique qui s’est mise en place sur les ruines du système soviétique. Mais l’affermissement de la démocratie en Ukraine n’est pas possible sans le soutien de l’ensemble des religions et plus particulièrement des Eglises chrétiennes qui rassemblent plus de 32 millions de fidèles (sur une population de 45 millions d’habitants). Les Occidentaux, ici encore non pas seulement les Etats mais aussi tous les acteurs de la société civile favorables à la construction de la paix à commencer par les Eglises, doivent également soutenir les efforts du président Porochenko, mais aussi des paroisses du patriarcat de Kiev et des paroisses de l’Eglise orthodoxe ukrainienne relevant de Moscou, en faveur d’une réconciliation des Eglises chrétiennes ukrainiennes autour de principes communs hérités de leur histoire commune.[26]

Les pays démocratiques occidentaux doivent également être beaucoup plus proactifs à l’égard des mouvements d’opposition à l’intérieur de la nation russe. Rares sont les médias qui se font écho de la position réelle de l’intelligentsia russe à l’égard du régime dictatorial russe.[27] Dès lors nombre d’Occidentaux sont convaincus que le peuple russe est inapte à la démocratie et que le seul interlocuteur possible en Russie est Vladimir Poutine. Il est étrange que des personnalités aussi importantes que Mihail Kassianov, chef du parti de la concorde nationale (Parnas), ami et héritier de Boris Nemtsov à la tête du principal parti d’opposition, ne soit pas invité en France et soit pratiquement inconnu des opinions publiques occidentales. Or c’est lui qui dispose des informations les plus précises sur le régime de corruption organisée en Russie et sur le système de falsification des élections. Avec quantité de personnalités courageuses il se trouve en première ligne de la lutte contre le régime kleptocratique russe que présente avec précision l’universitaire américaine Karen Dawisha. Son adjoint Andrei Zoubov, l’un des meilleurs historiens russes, auteur principal d’une vaste histoire collective de la Russie au XXe siècle, décrit de façon assez précise la nature « néo-fasciste » du gouvernement russe. Mais aucun de ses écrits ne sont traduits en français…

Les médias ont en effet une responsabilité très importante pour répondre adéquatement à la guerre hybride menée par la Russie. Bien entendu il leur faut avant tout dire la vérité du Donbass et de la Crimée comme des territoires occupés et cesser de parler des « séparatistes du Donbass » ou de relayer des affirmations erronées telles que « La Crimée a toujours été russe ». On sait en effet que, tandis que la Crimée dispose d’une longue et riche histoire plus que bimillénaire, les Russes n’ont occupé la presqu’île qu’entre 1855 et 1917, puis entre 1945 et 1954. De même, avant l’envoi d’Igor Guirkine, dit Strelkov, dans le Donbass il y avait des gens méfiants par rapport à Kiev, nostalgiques de l’URSS, mais il n’y avait pas de séparatistes. Le séparatisme ne fut possible qu’à partir du moment où la Russie a soufflé sur les braises du mécontentement et a laissé miroiter aux mécontents des perspectives au sein de l’Etat russe. Rappelons qu’il n’y eut aucun assassinat politique en Crimée avant mars 2014.

Les intellectuels doivent aussi jouer un rôle pour la construction de la paix en rappelant le prix de l’éthique désavouée. Churchill avait prévenu les britanniques lors des accords de Munich qu’ils risquaient d’obtenir le déshonneur et la guerre en manquant de fermeté par rapport à leurs principes. Inversement la fidélité à un code d’honneur peut se révéler très payante à terme. La France, garante du Mémorandum de Budapest de 1994 – comme on ne l’écrit pas suffisamment en France – qui stipule la protection des frontières de l’Ukraine en contrepartie de sa dénucléarisation, a du reste déjà obtenu en 2016 une série de commandes importantes en matériel militaire, notamment par l’Australie, depuis qu’elle a pris la décision d’annuler la vente des Mistrals à la Russie de Poutine.

Conclusion

Le politologue Nicolas Tenzer a raison d’affirmer que le régime russe actuel est la principale menace de conflit sur la planète aujourd’hui. Il y a donc une urgence aujourd’hui, en plus du travail diplomatique, de coordonner tous les mouvements de la société civile en France et au sein des démocraties occidentales qui luttent contre le régime autoritaire et anti-démocratique russe. Il ne s’agit pas d’un combat contre la nation russe. Bien au contraire il s’agit, comme l’a écrit Andrei Zoubov, de « rendre la vérité à la Russie », de l’aider à se débarrasser de l’excroissance mafieuse et kleptocratique qui a pris le pouvoir au Kremlin avec Vladimir Poutine en 1999.[28] Les Etats, s’ils veulent réellement proposer un horizon de paix à leurs électeurs, se doivent de soutenir ce mouvement citoyen de coordination et de financer les initiatives de paix qui en sont issues.

L’Occident doit également remettre en question son propre rapport à la vérité. Lutter contre les mythes implique de lutter contre un monde où la vérité est bannie si elle ne correspond pas à son idéal. Il faut être attentif, à l’Est de l’Europe, à ne pas nier l’histoire et à ne pas mépriser l’intelligence critique et contextuelle. Mais en Europe de l’Ouest il convient également de retrouver un discours critique par rapport à une vision parfois trop conceptualiste voire positiviste de la vérité. Or bien souvent la vérité ne jaillit pas des seuls phénomènes apparents. Il faudra bien reconnaître à nouveau en Occident la part spécifique de vérité que veut communiquer le symbole en se manifestant. Pour donner de vraies chances à la paix en Europe, un nouveau récit historico-symbolique, capable de dégager les valeurs qui animent historiquement les sociétés européennes, doit être écrit avec la participation de l’ensemble des historiens et des citoyens du continent.[29]


[1] Antoine Arjakovsky est docteur en histoire, directeur de recherche au Collège des Bernardins à Paris, et directeur du conseil d’administration de l’Institut d’études œcuméniques de Lviv. Il est l’auteur de « Russie-Ukraine : de la guerre à la paix ? » (Parole et Silence, 2014). Son livre a été immédiatement traduit en 2015 en anglais, en russe et en ukrainien.

[2] Dans une interwiew récente, début octobre 2016, il a admis être intervenu non seulement en Crimée mais aussi dans le Donbass pour « protéger les Ukrainiens russophones ». Cette déclaration faisait suite aux déclarations d’Alexander Hug le chef de l’OSCE en Ukraine expliquant que des soldats russes et des armements russes se trouvaient dans le Donbass. Pour lui les principales infractions à son travail de contrôle des accords de Monsk se trouvent du côté des insurgés du Donbass. http://uatoday.tv/politics/osce-monitor-says-most-of-restrictions-are-in-separatist-held-areas-of-eastern-ukraine-788834.html  Le reportage de E. Voloshina diffusé sur France 24 en octobre 2016 est également très éloquent sur ce point. http://euromaidanpress.com/2016/10/17/russias-participation-in-donbas-war-open-secret-in-donetsk-france-24/

[3] http://news.liga.net/articles/politics/13227030-itogi_peregovorov_v_berline_polnyy_tekst_brifinga_poroshenko.htm

[4] http://rus.newsru.ua/columnists/21Oct2016/vtoroyden.html

[5] Il suffit de rappeler par exemple que c’est l’entreprise de Martin Bouygues, très présente en Russie, qui a construit l’église orthodoxe russe du Quai Branly à Paris et son centre culturel pour un budget dépassant 100 millions d’euros (hors coût de l’acquisition du terrain) selon l’Ambassadeur de Russie en France. C’est la même entreprise qui, par TF1, a donné à Vladimir Poutine la possibilité de justifier le bombardement de la ville d’Alep à plus de 10 millions de Français au journal de 20h du 11 octobre 2016 sans qu’aucun journaliste n’en fasse la moindre critique argumentée.

[6] Antoine, Arjakovsky, Russie-Ukraine : de la guerre à la paix ?, Paris, Parole et Silence, 2014. Le livre a été traduit en langue russe (http://arjakovsky.blogspot.fr/2014/12/blog-post.html ), ukrainienne (Аржаковський А. Розбрат України з Росією: стратегія виходу з піке. — Харків : Віват, 2015. — 256 p) et anglaise. (http://arjakovsky.uatoday.tv/ )

[7] Or saint Antoine des Grottes de Kiev était un moine russyn de Tchernigov. C’est pourquoi, n’en déplaise à l’Etat russe, qui ne date lui que du XVIIe siècle, saint Antoine est autant célébré dans le calendrier catholique romain que dans le calendrier orthodoxe ukrainien.

[8] http://www.rfi.fr/europe/20160531-otan-atlantique-russie-menace-potentielle-declaration

[9] On se contentera de donner une sélection d’articles de Nicolas Tenzer, professeur à l’IEP de Paris, mais on lira avec intérêt également les articles de Anne Applebaum ou Timothy Snyder.

– Basis for Russian Information Warfare Against the EU, interview with Center for Army, Conversion and Disarmament Studies (CACDS), June 1st 2016.

– “French Senate Resolution Gives a Free Hand to Putin”, interview with Day/Den (Kyiv, Ukraine) (in Ukrainian, Russian and English), June 9th 2016.

– “Between Un-Truth and Ideology: How a Former President Takes the Risk of Dividing and Undermining Europe”,Day/Den (Kyiv, Ukraine) (in Ukrainian and Russian), June 17th 2016.

– « La guerre de l’information russe : pour une réponse globale », The Conversation France, 24 juin 2016.

– “Brexit : A Wake-Up Wall for All Liberals and a True Challenge for Europe’s Values and Security”,Day/Den (Kyiv, Ukraine) (in English, Ukrainian and Russian), July 2d 2016

– « Se positionner face à Vladimir Poutine est déterminant pour l’affirmation de nos valeurs », Le Monde, 6 juillet 2016

– « L’OTAN à l’heure des choix : quelle feuille de route pour l’Alliance ? », The Conversation France, 8 juillet 2016.

– Poutine et le désert russe, The Conversation (Fr), 21 septembre 2016.

[10] http://euromaidanpress.com/2016/10/21/mh17-crime-without-punishment/

[11] http://www.lefigaro.fr/flash-actu/2016/10/08/97001-20161008FILWWW00078-la-russie-deploie-des-missiles-a-kaliningrad.php

[12] “Мифы о России.О русском пьянстве, лени и жестокости” http://samlib.ru/r/nachalo/mify.shtml

[13] http://intersectionproject.eu/article/society/russian-family-tyranny-domostroy-20

[14] https://fr.zenit.org/articles/des-orthodoxes-demandent-pardon-a-leglise-grecque-catholique-ukrainienne/

[15] https://uacrisis.org/fr/

[16] http://www.stopfake.org/fr/accueil/

[17] http://comite-ukraine.blogs.liberation.fr/

[18] C. Vaissié, Les réseaux du Kremlin en France, Paris, Les petits matins, 2016.

[19] http://www.lefigaro.fr/vox/monde/2016/09/16/31002-20160916ARTFIG00344-conflit-gele-en-ukraine-les-desaccords-de-minsk-persistent.php

[20] Cf en particulier le livre de Karen Dawisha, Putin’s Kleptocracy, Who owns Russia ? , New York, Simon and Shuster, 2014 ;   le film « Who is Mister Putin ? » disponible sur youtube : https://www.youtube.com/watch?v=g6-RYXJPZC4

[21] www.defense.gouv.fr/content/download/342827/4830258/file/Etude_37-2015.pdf

[22] On sait que plusieurs bombardiers nucléaires ont survolé, transpondeurs éteints, les côtes britanniques et françaises le 22 septembre 2016.

[23] http://crcuf.fr/communique-de-presse/cp-5-octobre-2016

[24] http://www.reuters.com/article/us-ukraine-crisis-soros-idUSKBN0KH0NQ20150108

[25] http://www.nybooks.com/articles/2015/10/08/ukraine-europe-what-should-be-done/

[26] L’Institut d’études œcuméniques de Lviv a élaboré dans le cadre de la Société académique chrétienne en Ukraine créée en 2005 un certain nombre de textes et de propositions consensuelles qui constituent une feuille de route raisonnable pour parvenir à une telle réconciliation. Cf www.ecumenicalstudies.org.ua

[27] http://www.liberation.fr/planete/2016/09/08/la-depoutinisation-par-petites-touches_1490096

[28] http://zubov2016.ru/

[29] Cf Antoine Arjakovsky (dir.), Une histoire de la conscience européenne, Paris, Salvator, 2016.