«La droite est travaillée par un tropisme pro-Poutine» par Philippe de Lara

L’article original est publié par Le Monde. L’UCMC publie article intégral avec l’autorisation de l’auteur. 

Comme l’élection présidentielle américaine hier, et comme l’élection présidentielle française demain, la primaire de la droite s’achève dans un mélange de confusion, de coups de théâtre, et de frustrations. Personne n’aura fait rêver dans cette campagne, beaucoup d’électeurs de la droite et du centre auront voté par défaut ou contre (« tout sauf Sarko », etc.) sauf quelques noyaux militants, qui sont certainement des avant-gardes, mais de quoi ? Le succès inattendu de François Fillon a toute les caractéristiques d’une bulle, quelque chose comme le phénomène Trump, mais en une semaine au lieu de dix-huit mois. Mélange de vote utile et d’engouement factice, le succès de M. Fillon rassure sans doute beaucoup d’électeurs de droite. En réalité, il ne change rien au désenchantement et au désarroi politique français. Les indignés de droite ont eu dimanche soir l’équivalent du succès de Podemos ou de la percée de Mélenchon pour les indignés de gauche : une consolation, un simulacre d’alternative qui fait semblant d’être un projet.

Pourquoi ? D’abord parce que cette campagne a laissé au second plan la question de nos relations avec la Russie. Cette question n’est pas un point de détail, plus encore depuis dimanche soir. C’est un secret de Polichinelle que la droite, UDI comme LR, est travaillée par un tropisme pro-Poutine, de motivations et d’intensité diverses mais qui touche un grand nombre de responsables, y compris de premier plan. Et qu’ils s’opposent en coulisse à une autre sensibilité qui voit dans la Russie de Poutine un « partenaire » peu fiable voire dangereux, que ce soit en raison de son soutien systématique et énergique à toutes les forces hostiles à l’UE, en particulier les plus extrêmes (non seulement UKIP et Mélenchon, mais aussi AfD, les néo-nazis grecs et hongrois, Podemos, sans parler du FN, sous perfusion financière et idéologique du Kremlin), son agressivité impériale en Europe centrale (Ukraine, Géorgie, Pays Baltes, Moldavie), son rôle trouble en Syrie. La droite pro-Poutine (avec ses alliés paradoxaux de la gauche souverainiste) a des arguments. Certains sont honorables, d’autres inavouables, certains plausibles, d’autres absurdes (respectivement, par exemple, la coalition contre le terrorisme et le sauvetage des Chrétiens, d’Orient, des intérêts économiques en Russie, l’apaisement des tensions en Europe orientale, l’attirance pour un dictateur « de conviction » face au déclin moral et politique des vieilles démocraties). Mais ce débat est forclos : les pro Poutine avancent masqués et les autres semblent avoir peur d’apparaître diviseurs ou de défendre des idées à contre-courant de l’humeur du moment du peuple de droite. Rien ne dit pourtant que les Français partagent cette poutinomanie. À part quelques militaires envieux de l’augmentation du budget de la défense en Russie et quelques naufragés de la « défense des valeurs traditionnelles », les Français n’aiment pas les dictateurs. Il est donc dommage que la droite se replie sur un consensus mou en trompe l’œil, où les vrais sujets sont dissimulés sous des querelles de substitution, de sorte que les électeurs ont du mal à s’y retrouver (on n’ose pas dire à se reconnaître !). Le lecteur sait ou aura deviné mon point de vue sur la Russie et l’Europe. Je reconnais néanmoins une certaine logique au camp pro-russe : il se peut que la conjonction de la stratégie de guerre civile de l’islamisme et la faillite de la globalisation néo-libérale, justifie une autre insertion de la France dans le monde que celle sur laquelle elle roule au fond depuis plus de 60 ans, et peut-être la hiérarchie des menaces exige-t-elle de ne s’occuper que du terrorisme islamiste et de la poudrière du Moyen Orient, et de sacrifier tout le reste (dont 45 millions d’Ukrainiens qui ne l’entendent pas ainsi). Encore faudrait-il le dire clairement. Or François Fillon est passé maître dans l’art de dire les choses de manière qu’on ne les entende pas. Les déclarations d’amitié et d’admiration pour Vladimir Poutine, le discours paléo chevènementiste sur l’alliance naturelle avec la Russie contre les méchants Américains et les égoïstes Allemands, l’appel à la levée des sanctions contre la Russie, la reconnaissance de l’annexion de la Crimée, l’alignement sur la Russie en Syrie, tout cela est distillé avec discrétion. M. Fillon a gaffé jeudi sur TF1 en allant trop loin dans le soutien à Bachar el Assad, s’alignant imprudemment sur le hussard Poisson contre les cinq autres candidats à la primaire. Qu’à cela ne tienne, le rétropédalage a été effectué sans faute, grâce à l’excellent Gérard Longuet, expliquant doctement qu’à part Poisson, les six autres candidats disent à peu près la même chose sur la Syrie. Cette réorientation de la politique française n’est-elle pas une rupture radicale avec l’Union Européenne, avec l’alliance atlantique, n’ouvre-t-elle pas un risque de vassalisation de la France sous couvert de cocoricos ? Peut-être M. Fillon a-t-il de bonnes raisons, mais il n’en parle qu’à mots codés, et ceux qui sont opposés à cette ligne, comme Alain Juppé, n’en parlent guère. Du coup, tandis que Nicolas Sarkozy a joué, plutôt pas mal d’ailleurs, l’homme d’Etat chevronné et erratique, à la fois trumpiste, clintonien, atlantiste et pro-russe, et que l’européiste audacieux Bruno Le Maire proposait la même chose que les anti-européens les plus véhéments, à savoir la remise à plat des Traités, c’est-à-dire au mieux la paralysie pour plusieurs années de l’UE et au pire son sabordage, M. Fillon a pu tranquillement avancer sans se dévoiler sur un point essentiel et en rupture profonde avec la politique de la France, et jouer sur son image d’homme d’Etat distingué et pondéré, bien à droite mais pas trop quand même, en glissant sur l’essentiel. Si je puis dire, sa stratégie est la forme distinguée de celle, vulgaire et sans scrupule, de Donald Trump : rassembler sur sa personne une majorité de mécontent indépendamment de son programme. Mais si Trump n’a reculé devant aucune provocation ou promesse fantaisiste pour gagner, M. Fillon lui ne recule devant aucune dissimulation, avec la complicité hélas de ses concurrents à droite et adversaires à gauche, qui ne veulent pas ou n’osent pas aborder de front ce sujet crucial. En Allemagne aussi, le parti pro-russe gagne du terrain dans la CDU autant que dans le SPD, et Mme Merkel est peut-être le dernier rempart contre la « schroederisation » de la classe politique allemande (on sait que M. Schroeder est passé sans transition de la chancellerie à la direction de Gasprom et au lobby pro-Poutine). Mais du moins la question russe fait-elle l’objet d’un débat ouvert dans les partis et dans la presse. Ouvrons ce débat avant qu’il ne soit trop tard.

Philippe de LARA, philosophe,

maître de conférences en science politique

à l’université Panthéon Assas

photo: – L’Express