Dans son article pour le journal américain The Wall Street Journal, l’oligarque ukrainien Victor Pintchouk a exprimé sa vision de l’avenir de l’Ukraine et de sa réconciliation de l’Ukraine avec la Russie. Son plan est de facto la capitulation de l’Ukraine, car il prévoit que l’Ukraine cède la Crimée, mette fin au processus d’intégration européenne et euro-atlantique, et restaure son statut de neutralité. Le milliardaire a suggéré à l’Ukraine de supprimer de l’ordre du jour la question du retour de la Crimée pour les 15-20 années à venir, afin que ce problème n’empêche pas de discuter un retour du Donbass. Il faudra aussi oublier l’intention d’adhérer à l’OTAN et refuser officiellement l’objectif d’adhésion à l’Union Européenne. L’oligarque ukrainien estime que cette position permettrait de calmer la Russie et de mettre fin à la guerre.
Pourquoi cette solution pourrait paraître alléchante?
Il y a encore deux ans, personne n’aurait pris le risque de rendre public une idée pareille. Cependant, à l’aube de la troisième année de guerre dans le Donbass, cette idée pourrait paraître alléchante. Selon un sondage réalisé auprès des Ukrainiens par le groupe sociologique «Reyting », la guerre dans le Donbass reste le problème numéro 1 pour les Ukrainiens, détrônant la corruption et les problèmes d’économie : la guerre dans le Donbass est le problème le plus important pour 53% des Ukrainiens et la corruption pour 38%. Tandis que l’annexion de la Crimée est vue comme un problème principal pour ….5% des Ukrainiens.
Et cela se comprend. Certes, il est désagréable pour les Ukrainiens de savoir qu’un morceau de leur terre est occupé et qu’un autre est annexé. Certes, il y a des gens qui sont persécutés en Crimée par les forces de l’occupant. Mais de manière générale, l’annexion de la Crimée est surtout un problème pour les Tatars de Crimée et pour les Ukrainiens qui ont choisi de rester en Crimée ou qui y possèdent des biens immobiliers ou des familles. D’autant plus que l’annexion de la Crimée s’est passée de manière assez pacifique, sans combats armés.
Le Donbass, c’est différent. Depuis presque trois ans, cette région est confrontée à une guerre ravageuse qui a emporté la vie de presque 10 000 personnes, dont 2000 militaires et 8 000 civils. Ces chiffres prennent en compte les chiffres les plus optimistes. Les dépenses économiques militaires traînent l’économie ukrainienne déjà à bout de souffle encore plus vers le bas. Tous les jours les infos et les pages des réseaux sociaux diffusent des portraits de militaires ukrainiens morts au combat. Plus de 1,5 millions de personnes ont été forcées à fuir leurs foyers sous le sifflement des obus. Peu étonnant que la paix dans le Donbass soit le vœu le plus cher de tous les Ukrainiens. Et peu étonnant que la solution proposée par Pintchouk pourrait finir par tenter les habitants de ce pays en guerre. Rendre la Crimée pour récupérer le Donbass (car la Russie ne l’a pas annexée). Et bien oui, pourquoi pas, surtout que cela arrangera aussi l’Occident qui se lasse petit à petit de ce conflit. Mais voici pourquoi c’est une mauvaise idée.
La Russie, un partenaire digne de confiance?
La solution proposée par Victor Pintchouk sous-entend le renoncement de l’intégration européenne et euro atlantique de l’Ukraine, son accord pour légitimer l’annexion de la Crimée et, si tout cela est respecté, la Russie pourrait accepter de retirer ses troupes du Donbass. Voyons ça.
En 1994, l’Ukraine a accepté de donner la chose la plus puissante qu’elle avait : l’énorme stock d’armes nucléaires dont elle a hérité à la dislocation de l’URSS, puis d’adhérer au Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires. Les têtes nucléaires (1 900 pièces) sont alors envoyées en Russie. En contrepartie, l’Ukraine obtient de la Russie, des États-Unis et du Royaume-Uni, rejoints plus tard par la Chine et la France, des garanties sur sa sécurité, son indépendance et son intégrité territoriale. Nous avons pu constater que l’Ukraine a déjà fait un grand sacrifice en ce qui concerne ces garanties, elle s’est faite violemment avoir. Faut-il refaire la même erreur?
Et cela sans parler des accords de Minsk qui sont constamment violés par la Russie. Fin décembre, les participants du format de Minsk se sont mis d’accord pour un cessez-le-feu total pour les fêtes de fin d’année. Le résultat? Pas une seule journée sans tirs. Les membres du groupe de Minsk se mettent d’accord sur la libération des otages? Les séparatistes refusent l’échange à la dernière minute.
Est-ce que l’Ukraine doit une fois de plus faire confiance à la Russie, céder à ses caprices impérialistes, priver ses citoyens d’un avenir démocratique pour une possibilité de se « réconcilier » avec la Russie et, éventuellement, obtenir d’elle des promesses de se retirer du Donbass? Une réponse s’impose.
La fin des sanctions?
En comparaison avec la Tchétchénie, la Géorgie et la Syrie, l’Ukraine s’est retrouvée dans une posture forte avantageuse. L’Occident a agi de façon extrêmement rapide et a mis en place des sanctions économiques contre la Russie d’abord en ce qui concerne l’annexion de la Crimée, ensuite en ce qui concerne sa participation active dans le conflit du Donbass. Il est fort probable que ces sanctions ont joué un rôle important dans la stabilisation de la ligne de démarcation et ont refroidi la Russie. Et quoi que disent les autorités russes, l’impact négatif des sanctions est de plus en plus ressenti par la population russe.
Cependant, si l’Ukraine commet l’erreur d’accepter la « capitulation douce » en abdiquant sur le sujet de la Crimée, l’Occident n’aura plus aucune raison de maintenir les sanctions, surtout celles qui ont été introduites pour l’annexion de la Crimée.
Ainsi, la Russie aurait réglé ses problèmes économiques et aurait de nouveau les mains libres pour continuer à déstabiliser l’Ukraine, et pas seulement elle.
Pourquoi la Russie serait contente de se débarrasser du Donbass et de garder la Crimée?
Parce que la Crimée était une grande victoire de Poutine. Au moment de l’annexion de la Crimée, le taux de popularité du président russe a battu des records. Parce que la Crimée est un port marin important où la flotte russe est basée depuis bien longtemps et se sent comme chez elle. Parce que le peuple russe a besoin de croire à un président juste et fort qui rassemble des « terres russes » en défendant sa population contre la « junte de Kiev ». Parce que la Russie pourrait continuer à transformer la péninsule en une base militaire importante pour menacer ou, au moins, faire semblant de menacer d’autres pays du bassin de la mer Noire, notamment la Turquie, membre de l’OTAN.
Et le Donbass, alors ? Même avant la guerre, c’était plutôt une région à dotations. Alors que peut-il apporter maintenant. Une partie du Donbass qui était libérée en 2014 se porte plutôt bien, mais les endroits près de la ligne de démarcation ou les territoires occupés, qu’en-est-il ? Les mines sont ruinées, les usines ont été démontées et transportées en Russie, des champs sont minés, la population est appauvrie. Qu’est-ce que la Russie va faire avec tout cela? Bien évidemment, ça sera plus simple pour elle de « céder » ce morceau de terre brûlée à l’Ukraine en lui laissant le soin de réparer tous les dégâts causés par l’agresseur. Tout cela, en sachant que la reconstruction du Donbass sera un trou noir pour l’économie ukrainienne qui vient tout juste de commencer de sortir du coma.
Est-ce que la Russie a vraiment l’intention de se retirer du Donbass? Même si elle retire officiellement ses troupes du Donbass en échange de la Crimée, elle garderait sa présence non-officielle par ses agents installés à Donetsk, Lougansk, Horlivka. Depuis que la ligne de démarcation s’est stabilisée, nombre de Russes des régions frontalières avec l’Ukraine sont venus s’installer dans les Républiques auto-proclamées de Donetsk et Lougansk. Et si parmi ces personnes il n’y avait pas que des simples Russes venus à la recherche d’une vie meilleure, mais aussi des officiers des services secrets russes et des militaires qui continueront à contrôler ces territoires même si l’armée russe s’en va. Ils resteront pour conserver une influence russe sur la région, y compris par des élections législatives que l’Ukraine sera obligée d’organiser une fois l’armée russe retirée? Il y a toutes les raisons de croire que lors de ces élections, les possibilités de mener la campagne électorale des candidats pro-ukrainiens seront bien limitées par rapport aux candidats soutenus ou imposés par Moscou.
Et l’armée russe, s’en ira-t-elle loin du Donbass ? Qui pourrait garantir que les soldats russes ne resteront pas près de la frontière en faisant coucou aux Ukrainiens essayant de reconstruire ce que les occupants ont ruiné. Qui pourrait garantir que l’armée russe ne reviendra-t-elle pas aussitôt, au moindre faux pas du gouvernement ukrainien. Et si le gouvernement ukrainien ne fait aucun faux pas, les services spéciaux russes n’auront pas de mal à organiser une provocation pour crier au monde entier que la « junte recommence à commettre des crimes contre les civils pacifiques ».
Le scénario du déjà vu
Cette situation ressemble à celle qui a eu lieu au Caucase dans la fin des années 1990. Après l’éclatement de l’URSS, Moscou a du faire face à l’indépendantisme des Tchétchènes. Pour maintenir la République rebelle au sein de la Fédération de Russie, Boris Eltsine, le premier président de la Russie post-soviétique, a lancé une grande offensive contre les rebelles. Ces derniers se battent d’une manière si acharnée et les pertes de l’armée russe sont si importantes qu’une fois que les Tchétchènes avaient repris Grozny après de violents combats, le Kremlin avait fini par négocier un cessez-le-feu en échange du retrait de ses troupes. Les Accords de paix de Khassaviourt ont été signés en août 1996 à Khassaviourt (république du Daghestan) par le futur président tchétchène Aslan Maskhadov et le secrétaire du Conseil de sécurité de Russie Alexandre Lebed. Ces Accords ont mis fin aux hostilités de la Première guerre de Tchétchénie et ont ouvert une voie au retrait des forces fédérales russes de Tchétchénie et à l’indépendance de la république.
À cette époque, le conflit en Tchétchénie semblait être fini. Mais, en vérité, la Russie n’a jamais eu l’intention de laisser tomber ce petit pays caucasien. En 1999, elle a repris de la force et ré-attaqué la Tchétchénie sous prétexte d’attentats terroristes. Selon la version officielle, ces attentats ont été commis par des rebelles tchétchènes. Cependant, plusieurs observateurs indépendants prétendent au contraire que les autorités russes auraient organisé ces attentats pour justifier l’invasion du Daghestan par celles-ci à partir du 7 août, et le déclenchement de la Seconde guerre de Tchétchénie.
Tous ces événements en Tchétchénie montrent clairement que la Russie n’est pas et n’a jamais été un partenaire fiable. Rien ne garantit que la Russie arrête de déstabiliser la situation en Ukraine, même si on lui cède la Crimée.
La « capitulation douce » sauvera-t-elle l’Ukraine?
Aucun compromis ne garantira à l’Ukraine la sécurité. Pire encore, même si un certain nombre d’ukrainiens, las de la guerre, rejoignent ce scénario catastrophique, ils risquent de le regretter plus tard. Les territoires qui sont actuellement contrôlés par les séparatistes ne reviendront en Ukraine que de-facto. Pire encore, les élections municipales dans le Donbass seront suivies d’élections législatives qui emmèneront « les élus » de Lougansk et de Donetsk au parlement ukrainien et ses personnes auront le droit légal de participer à l’approbation des décisions vitalement importantes pour la vie et l’avenir de l’Ukraine.
Tout cela sans évoquer une grande explosion sociale qui attend l’Ukraine si jamais ses politiciens acceptent de réaliser la solution proposée par Pintchouk. Quelle sera la réaction des anciens combattants et des bénévoles qui verront que tous leurs efforts étaient vains, que ceux qui leur tiraient dessus hier, entrent aujourd’hui au parlement? Est-ce pour cela qu’ils se sont battus? Quelle sera la réaction des Tatars de Crimée qui verront leur patrie échangée contre une paix éphémère? Et quel avenir attend le pays qui a capitulé devant son agresseur?
Sans tomber dans l’euphorie patriotique, il faut admettre que l’Ukraine n’a que deux solutions pour restaurer la paix dans ses frontières. La première est de s’opposer à la Russie militairement, celle-là est très compliqué et des rivières de sang seront versées. La deuxième est de tout faire pour que l’Occident garde des sanctions à l’égard de la Russie et que le régime de Poutine meure à petit feu sous le fardeau des problèmes économiques. Il n’y a pas d’autres solutions. Dans tous les cas, pour récupérer son indépendance et sa souveraineté, l’Ukraine doit éliminer toute la présence russe, militaire, politique, médiatique, économique, du Donbass et de la Crimée. Tout autre scénario ne sera pour l’Ukraine qu’un suicide retardé.
Olena Gorkova pour l’UCMC