L’Ukraine piégée par son succès : La sécurité vis-à-vis de la Russie est le plus important défi auquel l’Ukraine fera face tant que Poutine sera au pouvoir

Andreas Umland est chercheur principal à l’Institut de Coopération Euro-Atlantique à Kyiv ainsi que l’éditeur de la série littéraire Politique et Société Soviétiques et Post-Soviétiques, éditeur-consultant du Journal de Politiques et Société Soviétiques et Post-Soviétiques, tous les deux distribués par Columbia University Press. L’UCMC a publié son article avec l’autorisation aimable de l’auteur


Contrairement à l’image négative dominante dans les reportages occidentaux sur Kyiv, les réformes sociales, politiques et économiques en Ukraine avancent lentement, mais surement. Parmi de nouvelles institutions et de nouveaux règlements, l’Ukraine a mis en place plusieurs agences spécialisées traitant notamment de la prévention, de l’investigation et de la lutte contre la corruption. La nouvelle loi sur les déclarations électroniques concernant le patrimoine des employés du service public a conduit à la publication d’informations sur la richesse de certains députés, déclenchant des débats animés dans la société sur la nature profonde de la classe politique en Ukraine. De multiples réformes sont encouragées et engagées par des activistes et des entrepreneurs patriotes, tant dans la capitale Kyiv que dans les régions ukrainiennes. Ces initiatives sont souvent aidées par les occidentaux.

Paradoxalement, les reportages des médias étrangers sur ce sujet sont absents ou bien incomplets – un défaut qui est moins lié au manque de journalistes occidentaux disposant d’une expertise suffisante sur les affaires ukrainiennes en général qu’à un préjugé par rapport à Kyiv. De plus, la structure générale du conflit politique en Ukraine a changé.

Jusqu’en 2014, les confrontations locales opposaient surtout les clans d’oligarques qui utilisaient divers moyens de corruption sur les hommes politiques et les bureaucrates afin de s’approprier des ressources naturelles, des équipements de production, des biens immobiliers et de l’argent public. Ces jeux entre réseaux criminels politico-mafieux sont toujours d’actualité.

Cependant, depuis la victoire de la révolution d’Euromaidan en 2014, la ligne dominante du conflit sépare de plus en plus les deux parties suivantes : des grandes entreprises et les représentants de l’ancien système patrimonial à l’intérieur de l’État d’un côté, et une alliance entre la société civile ukrainienne et les organisations donatrices occidentales de l’autre. Les batailles politiques internes sont toujours aussi rudes, mais elles tournent maintenant souvent autour des nouvelles réformes qui changent les règles du jeu, ainsi que de la reconfiguration simultanée de l’appareil d’État. En même temps que dure cette lutte acharnée et si difficile à long terme, la roue de l’histoire continue de tourner.

Le système, toujours accroché aux vieux principes, est pris en sandwich entre une société civile extrêmement mobilisée et des organisations internationales comme le FMI et l’Union européenne, résolues à s’assurer conjointement que la transformation de l’Ukraine devienne profonde et stable.

Par exemple, l’ancienne classe politique a essayé plusieurs fois de modifier ou de reporter la nouvelle loi sur les déclarations électroniques sur les revenus des fonctionnaires de l’État. Sous la pression de la société civile, ainsi que celle des journalistes et l’Union européenne, le parlement ukrainien a quand même fini par adopter une loi qui est entrée en application et qui a révélé des informations utiles sur les parlementaires et les fonctionnaires. D’ici 5 à 10 ans, l’Ukraine sera un pays largement renouvelé et moins corrompu qu’aujourd’hui. Il aura une administration publique plus ou moins fonctionnelle, avec le caractère naissant d’une structure d’État décentralisée, et des lois beaucoup plus efficaces qu’aujourd’hui. L’Ukraine ne sera pas la Suisse, bien sûr, mais elle sera nettement différente de ses nations sœurs néo-soviétiques que sont la Russie et le Belarus.

Où sera-t-elle ? Le handicap fondamental du mouvement réformateur actuel soutenu par l’Occident est que, plus le succès augmente, plus il déclenche des contre-réactions de Moscou. Un État ukrainien efficace est surtout une menace existentielle pour ceux qui sont actuellement au pouvoir en Russie, au Belarus et dans les autres pays post-soviétiques autoritaires, car leurs peuples s’intéressent vivement aux évolutions ukrainiennes internes. L’Ukraine est sur le bon chemin mais, tant que la Russie et le Belarus ne commenceront pas à mettre en œuvre eux-mêmes ces réformes essentielles, le chemin sera de plus en plus risqué. Poutine, Loukachenko & Cie ne peuvent pas supporter d’avoir à leurs portes un État voisin slave florissant, futur membre de l’Union européenne, conservant des liens si proches et profonds avec les sociétés russes et biélorusses. Cela donnerait des idées à la classe moyenne de ces pays. Sauf à ce que les régimes à Moscou et Minsk décident à leur tour de se réinventer en devenant pro-occidentaux et orientés vers les réformes, leur stagnation fera apparaître un contraste de plus en plus violent avec les changements profonds en Ukraine. Cela peut, mais ne doit pas forcement signifier que Moscou commencera une autre invasion armée massive, par l’arrière-porte d’une Ukraine non-sécurisée. Même si l’option d’une action militaire directe reste sur la table, le Kremlin a d’autres instruments à sa disposition. L’un particulièrement évident est de préserver le climat d’insécurité et de menace en Ukraine du Sud et de l’Est (par le biais de mouvements de troupes militaires, de « bruits de sabre », d’un soutien à la sécession, etc.) chassant ainsi de ces régions les investisseurs étrangers, et les jeunes ONG ukrainiennes et occidentales. Maintenir dans un état en permanence instable la « Novorossia », c’est à dire ces territoires ukrainiens qui appartiendraient historiquement à la Russie selon le point de vue de beaucoup de Russes, est peut-être l’objectif le plus important de Moscou pour empêcher la résurgence économique et la stabilisation de l’État ukrainien.

Cependant, il y a d’autres domaines dans lesquels la Russie pourrait être ou est déjà active, cela concerne des restrictions commerciales, la guerre informatique, la pression politique, la manipulation diplomatique, les cyber-attaques, l’espionnage, etc. Si l’Ukraine arrive à résister à une subversion non-armée, l’éventail des actions non-militaires d’une guerre hybride pourra toujours être appuyé par des manœuvres soit ouvertes, soit paramilitaires, qui se dérouleront tout au long de la ligne actuelle du conflit dans le Bassin du Donbass, le long de la frontière russo-ukrainienne ou sur les bords de la Mer noire.

Et si l’aide louable européenne et américaine doit être saluée, l’approche de l’Occident envers Kyiv souffre d’un défaut stratégique. L’Union européenne, les États-Unis, le Canada, la Suisse et d’autres donateurs occidentaux aident à la refondation de l’État ukrainien. Pourtant, ils placent l’Ukraine encore plus fortement sous la menace de Vladimir Poutine. La priorité consiste surtout à résoudre la question fondamentale de la sécurité, sinon le remarquable soutien occidental aux réformes pourrait s’avérer inutile, voire même contreproductif. Vladimir Poutine restera libre de réagir aux futurs succès ukrainiens de la façon qui lui conviendra si l’Ukraine n’est pas intégrée dans une structure internationale suffisamment forte. Tant que l’élite russe considèrera le coût politique de l’interférence en Ukraine comme suffisamment bas, Moscou sera incapable de résister à la tentation d’utiliser son potentiel de manipulation et d’agression afin, d’une façon ou d’une autre, de briser la stabilité sociale en Ukraine. L’Occident doit réfléchir sérieusement et rapidement, et avant qu’il ne soit trop tard, à la manière de faire grimper la mise, le coût et les risques pour le Kremlin d’une nouvelle escalade militaire en Ukraine. Les États et les organisations occidentales ont besoin de créer une situation dans laquelle Vladimir Poutine et consorts commenceront à percevoir les risques d’une nouvelle intervention et manipulation en Ukraine comme beaucoup plus sérieux que le péril intérieur pour le régime russe qui découlerait de réformes réussies en Ukraine. Une fois que l’équation aura changé, l’aide et le soutien occidentaux pour Kyiv auront une base beaucoup plus stable et un impact plus approfondi. L’Ukraine aura obtenu une chance réelle de réussite, semblable à celle de la Pologne dans les années 1990/2000.

Dans le cas contraire, le Kremlin sera tenté de menacer d’effondrement l’État ukrainien. Cet événement aurait un effet extrêmement bénéfique sur la stabilité à court terme du régime politique actuel en Russie. Pour l’Union européenne, l’implosion de l’État ukrainien signifierait éventuellement de faire face à des millions de réfugiés ukrainiens en Pologne, en Slovaquie, en Hongrie ou en Roumanie. De plus, les quatre centrales nucléaires de l’Ukraine seraient ainsi exposées à un risque majeur. La chute du plus grand État par sa superficie au cœur de l’Europe pourrait probablement poser de nombreuses autres questions concernant la sécurité tout au long de la frontière à l’Est de l’Union européenne.

Renforcer l’Ukraine pour en faire en pays plus sûr et moins vulnérable aux futures subversions russes est ainsi dans l’intérêt existentiel de tous les pays européens.

Par Andreas Umland