Le prix d’une blague ou “Benvenuto Presidente!” à l’ukrainienne

Cinq ans après la Révolution de la dignité, l’Ukraine doit moderniser ses élites politiques. Le 31 mars 2019, des élections présidentielles auront lieu et les élections législatives suivront à l’automne 2019. Les candidats à la présidence ont déjà enregistré leur candidature et la campagne électorale prend de l’ampleur. Dans ce contexte, l’UCMc lance une série de documents sur les candidats les plus probables. Nous nous intéresserons aux prévisions des sociologues, mais aussi aux processus en cours dans la société ukrainienne qui encouragent les électeurs à voter pour l’un ou l’autre candidat et ceci cinq ans après la Révolution de la dignité. Et, plus important encore, nous devons comprendre le prix que représente le choix de chacun. Le prix qu’il représente pour le pays.

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Les sociologues disent: Les élections présidentielles de 2019 sont spéciales. Contrairement à toutes les précédentes, ces élections n’ont pas de leader défini, car le nombre de personnes qui n’ont pas encore décidé de leur choix est très élevé. En outre, la CEC a enregistré un nombre record de candidats: des documents pour l’enregistrement ont été déposés par plus de 90 personnes.

Dans ce contexte, la publication des dernières données de l’enquête qui a été rendue publique le 31 janvier représente une surprise. Selon ces données l’acteur et animateur Volodymyr Zelensky est le favori de cette course. Qui est Zelensky, que signifient en fait ces chiffres, et faut-il faire confiance aux sociologues? L’UCMC a essayé de comprendre ce que le “phénomène Zelensky” révèle sur la société ukrainienne et quel peut être le prix de son élection à ce poste.

Qui est Volodymyr Zelensky et pourquoi se présente-t-il aux élections?

Volodymyr Zelensky, âgé de 41 ans ( il est né le 25 janvier 1978), est un acteur, scénariste, producteur et réalisateur du studio Quartier-95. Zelensky et son équipe du Quartier-95 parodient les politiciens actuels: parfois brillamment et avec esprit, parfois de manière superficielle et stéréotypée. Parfois, ils ne parodient pas le contenu, mais la forme, ou bien ils ne parodient pas les actions des politiciens, mais certains de leurs gestes et intonations typiques, des timbres de voix et d’autres caractéristiques personnelles. Grâce à une présence de longue date sur les écrans de télévision et à un grand nombre de productions, l’acteur et son émission sont parfaitement connusde tous.

Les discussions en vue de la candidature de Zelensky au poste de président de l’Ukraine ont commencé après la sortie de la série humoristique “Serviteur du peuple” en 2016. L’image créée par le personnage de Zelenski (Vasyl Holoborodko, un professeur d’histoire qui devient tout à coup président et commence à démonter le système de gouvernement habituel) crée l’illusion de pouvoir régler les problèmes. Les téléspectateurs ukrainiens ont vu sur les écrans que le pays pouvait être changé par un “bon gars honnête” au pouvoir. Il ne restait à Zelensky, l’interprète du rôle principal, que d’incarner ce fantasme dans la vie réelle. En 2017, les amis de Zelensky ont créé un parti politique “Serviteur du peuple”, mais avant le début de 2019, ce parti n’était que virtuel.

Les analogues Européens du “Serviteur du peuple”

L’image de Holoborodko n’est évidemment pas un savoir-faire ukrainien. En 2013, le film “Benvenuto Presidente!”(“Bienvenue, président!”) a été tourné en Italie. Le protagoniste du film, Pepino, comme Giuseppe Gallibardi, menait une vie tranquille de bibliothécaire dans un village de montagne et s’adonnait à la pêche. Mais tout à coup, par le biais d’intrigues menées par des députés du parlement italien, il se retrouve élu président du pays.

Cinq ans avant la sortie du film, dans cette même Italie, Giuseppe Piero (Beppe) Grillo avait fondé le mouvement politique populiste “5 étoiles” qui avait remporté les dernières élections législatives. C’est à Grillo que Zelensky est souvent comparé. Cependant, l’Italien, tout comme Ronald Reagan, que les partisans de Zelensky comparent souvent avec l’acteur ukrainien, a mis beaucoup de temps pour se transformer d’acteur en politicien. Tandis que le comédien ukrainien a vécu une accélération: au moment de son inscription à la CEC, il est encore acteur et continue de tourner dans la série télévisée.

L’ombre de l’oligarque disgracié

La principale différence entre la candidature de Zelensky et celle de ses homologues européens est la proximité évidente du candidat avec l’oligarque ukrainien Igor Kolomoisky. La participation aux élections de Zelensky n’aurait pas eu lieu sans l’influence de Kolomoisky, même si le comédien continue de le nier.

Igor Kolomoisky est depuis longtemps en conflit avec le président actuel. Par un décret de Porochenko, il a été démis de ses fonctions de gouverneur en 2015. Et en décembre 2016, l’État a nationalisée la “PrivatBanque” qui appartenait à Kolomoisky. La nouvelle direction de la banque a déclaré que ses anciens propriétaires, Kolomoisky et Bogolyubov, ont dérobé à la banque une somme d’environ 2 milliards de dollars. C’est pour ce montant que “PrivatBanque” fait l’objet d’un procès à Londres.

L’acteur Zelensky et l’oligarque Kolomoisky ont des intérêts commerciaux communs: de nombreuses émissions de Zelensky sont diffusées sur la chaîne 1+1, qui appartient à Kolomoisky. Aujourd’hui, la chaîne diffuse 6 productions dont, à partir de janvier 2019, une émission sur la campagne électorale de Zelensky. La veille du Nouvel An 2019 à 00h00, au lieu de diffuser traditionnellement les voeux du Président pour le Nouvel An, la chaîne a diffusé l’annonce de Zelensky concernant sa candidature à la présidence.

En direct sur la chaîne “Espresso”, l’observateur politique Vitaly Portnikov a exprimé l’opinion qu’en cas de victoire de Volodymyr Zelensky, le vrai pouvoir en Ukraine tombera entre les mains de Kolomoisky.

“Un candidat à un tel poste, s’il n’a pas de parti politique, d’argent, il est toujours lié à un autre système. Si Zelensky fait partie du système Kolomoisky, alors c’est Kolomoisky qui est l’acteur principal dans ce jeu”, a-t-il déclaré.

La politique en tant que spectacle

Les premiers pas de Zelensky, en tant que candidat, montrent que, pour lui, la politique est la continuation de son émission télévisée. Au moment de sa décision, il n’avait non seulement pas d’expérience de l’administration publique, mais même pas un programme politique, voire une vision des fonctions de président d’un pays.

Le 8 janvier 2019, Zelensky a proposé à ses abonnés de “rédiger le programme ensemble” directement dans les commentaires: sur Facebook, sur son compte Instagram personnel et sur celui de son équipe, et via un formulaire spécial sur son site Ze! Les équipes. “Il sera capable de justifier son populisme le plus extrême en disant que «je suis un serviteur du peuple, alors je fais ce que le peuple me recommande de faire”, explique la sociologue Iryna Bekechkina dans une interview accordée à “Novoe vremia”.

En décembre 2018, Zelensky a donné une grande interview dans l’émissionde Dmitry Gordon: lorsqu’il s’est agi de questions sérieuses, Zelensky a commencé son discours habituel sur le  chauffeur de taxi, qui pense connaître la situation mieux que tous les politiciens.

Interrogé sur les négociations avec le Kremlin, il a répondu: “Je pense qu’un groupe d’Ukrainiens devrait rencontrer un groupe de citoyens du Kremlin. Il faut dire les choses très simplement: Que voulez-vous? Quelles sont vos conditions? Qu’est-ce que vous êtes venus faire chez nous? Que voulez-vous les gars? On rédigerais un certain nombre de paragraphes. Ensuite, je prendrai ces paragraphes etje dirai: “Voici, nos paragraphes. On veut la paix sous nos conditions. On trouverait un accord quelque part au milieu”.

La publication Texty, qui analyse souvent la véracité des déclarations des hommes politiques, a analysé cette thèse. “Il semble que Zelensky le dit sincèrement. Et cela signifie qu’il ne comprend pas l’essence même de cette guerre. Il propose une solution rationnelle à un problème, qui pourrait fonctionner dans le cas où deux États ont des différents pouvant être négociés. Mais dans notre cas, il est impossible de s’entendre, car cette guerre avec la Russie est menée pour notre survie physique “.

Selon le politologue Oleg Saakyan, cette interview est une grave erreur de la part de l’équipe Zelensky. “Il aurait fallu faire une pause, intriguer et utiliser l’image créée par la série “Serviteur du peuple” et son aura de mystère. Pour lui, la campagne électorale serait bien meilleure, si l’on ne se plaçait pas sur le plan des messages significatifs, mais sur celui des émotions accompagnées d’humour, de flash mobs, d’actions de protestation créatives “, a commenté l’expert sur la chaîne TVI.

Qui soutient Zelensky et pourquoi?

Un indicateur significatif de ceux qui pourraient voter pour Zelensky pourrait bien être: face à leur méfiance envers la classe politique, de nombreux Ukrainiens sont prêts à voter “pour rire”. Un grand nombre d’électeurs sont prêts à voter pour des candidats qui critiquent ou se moquent du pouvoir actuel.

Iryna Bekechkina, présidente du Fonds d’initiative démocratique Ilko Kutcheriv, explique dans un entretien avec “Novoe Vremia”: “Le phénomène Zelensky peut s’expliquer simplement: les gens sont très déçus par tous les politiciens (et par la politique dans son ensemble), ils recherchent donc des candidats qui ne viennent pas du système. Au total, 66% des Ukrainiens pensent qu’il faut des nouvelles personnes (…) On parle de Zelensky, Vakartchuk et du dirigeant du parti “Les nôtres” Yevhen Muraev. Et de qui d’autre pourrait-on parler? Ces personnes sont connues pour être logiques. Comédien, chanteur – ce sont des personnes qu’on voit constamment à la télévision. Ceux qu’on ne voit pas à la télévision ne peuvent tout simplement pas, par définition, bénéfecier un tel intérêt: seuls ceux qui sont vus montent dans les sondages (…) “. En même temps, comme la sociologue le souligne, ce sont surtout des jeunes qui soutiennent Zelensky. La jeunesse est un électorat peu fiable, les jeunes votent moins. Par conséquent, le nombre réel de votes pour Zelensky le jour de l’élection pourrait être inférieur aux prévisions.

Mais il ne faut pas non plus sous-estimer le “phénomène Zelensky”. Le politologue Volodymyr Fesenko compare Zelensky au président américain Donald Trump et appelle cela “une répétition du phénomène”. Après tout, lorsque Trump a lancé sa campagne présidentielle, très peu de gens l’ont pris au sérieux. Cela ne l’a pas empêché de remporter les élections.

En tête de sondage: “Lune de miel” avec les électeurs

Le 31 janvier 2019, 3 organisations sociologiques qui surveillent la campagne préélectorale en Ukraine ont publié leurs sondages. Il s’agit du Centre de recherche en marketing et sociologie “Sotsis”; l’Institut international de sociologie de Kyiv (KIIS) et le Centre Razumkov. Sur la base d’un sondage réalisé du 16 au 29 janvier 2019, 23% de ceux qui se rendront aux urnes et ont fait leur choix ont décidé de soutenir Volodymyr Zelensky. L’artiste est suivi par le président en exercice, Petro Porochenko, qui serait soutenu par 16,4% contre 15,7% qui voteraient pour l’ancien Premier ministre et chef du parti “Batkivshchyna”, Ioulia Timochenko.

Dans le même temps, selon la même étude, 20,5% des personnes interrogées pensent que Petro Porochenko remportera l’élection présidentielle, 19,9% pensent que ce sera Ioulia Timochenko et seulement 10,8% des personnes interrogées croient en la victoire de Volodymyr Zelenski. Ces chiffres confirment une fois de plus qu’au moins la moitié des électeurs de Zelensky le choisissent en signe de protestation.

Le même jour, le groupe “Rating” a également publié ses données. Au total, 19% des personnes ayant fait leur choix sont prêtes à voter pour Zelensky, 18,2% pour Timochenko et 15,1% pour Porochenko. En outre, 23% pensent que Ioulia Timochenko remportera les élections, 16,3% croient en la victoire de Porochenko et 10,3% en celle de Zelensky.

SOCISKMIS and Razumkov Center “Rating” group,  16-24 Janvier2019
Volodymyr Zelensky 23% 19%
Petro Porochenko 16,4% 15,1%
Yulia Tymochenko 15,7% 18,2%

Les divergences entre les deux études sont évidentes et dépassent parfois l’erreur statistique. Qu’est-ce que cela signifie?

Le projet Uchoose, mené par l’UCMC, s’est entretenu avec Andriy Gorbatchyk, responsable de la faculté de sociologie de l’Université nationale Taras Chevtchenko de Kyiv et membre du conseil d’administration de l’Association ukrainienne de sociologie. Le sociologue explique: “Les sondages sont effectués par une méthode sélective (…). Il y a toujours une erreur dans la méthode d’échantillonnage. Toujours. Si nous sommes d’accord avec la méthode d’échantillonnage, nous sommes d’accord avec l’erreur. Donc, même théoriquement, dans tous les sondages, il existe une erreur de plus ou moins 2%. (…) Ces élections présidentielles sont spécifiques car il n’y a pas de leader évident. Il est bien de faire des prédictions lorsque 60% du classement sont acquis par un candidat et que la différence est de 2 à 4%, et que 40% n’ont pas encore été déterminés. Cette légère différence peut changer dans n’importe quelle direction le jour du vote”.

Le prix d’une plaisanterie

La question la plus importante est de savoir à quoi le pays peut s’attendre si Zelensky devient président. De toute évidence, au mieux le pouvoir se retrouvera entre les mains de Holoborodko: le “bon gars” des écrans, dont le comportement en réalité sera peu prévisible. Après tout, contrairement au secteur télévisuel, dans la vie politique Zelensky manque cruellement d’expérience, de connaissances et de compétences.

L’édition ukrainienne Vox, qui a testé les déclarations des responsables politiques pour l’année 2018, affirme que sur les cinq déclarations faites lors des interviews de Zelensky et qui portaient sur des faits, une seule était vraie, et sa connaissance de l’économie, des relations avec la Russie, des accords de Minsk et de ce qui se passe en Ukraine était extrêmement superficielle.

Mais Zelensky pourrait s’avérer très different de Holoborodko. Le politicien s’est exprimé maintes fois de manière exécrable, vulgaire ou scandaleuse sur cequi renforce la souveraineté du pays. Un domaine qu’il devra défendre, s’il est élu président. Ses blagues sur le Tomos ont agacé les Ukrainiens. L’enquête de l’émission “Schemas” a prouvé qu’il a poursuivi ses activités en Russie même après le début de la guerre. Et un scandale à Jurmala en 2016, lorsqu’il a comparé l’Ukraine à “une actrice de films allemands pour adultes”, a offencé des millions de personnes.

Dans son dernier entretien avec l’édition “Ukrainska pravda”, Zelensky explique qu’il n’excluait pas un scénario d’élections à un tour, car le 1er avril (le lendemain du jour des élections) serait un bon jour pour élire un président clown.

Mais le 31 mars pourrait être un bon jour pour les électeurs ukrainiens. Ceux qui aujourd’hui déclarent sérieusement aux sociologues qu’ils sont des sympathisants de Zelensky, pourraient dire au moment de choisir leur bulletin dans les bureaux de vote: “Nous plaisantions”.