Directeur du Centre d’études globales “Stratégie XXI”, Mykhaïlo Hontchar
Le refus des dirigeants russes de poursuivre la construction du gazoduc “South Stream” est une grave défaite géopolitique du Kremlin. Mais Moscou tentera de se venger de l`UE et l’Ukraine par un nouveau jeu, cette fois à l’aide de la coopération avec la Turquie, pays non-membre de l`UE. Cela a été déclaré par Mykhaïlo Hontchar, président du Centre d’études globales “Stratégie XXI”, dans un commentaire exclusif à l’agence d’information ukrainienne Ukrinform. Il s’est rendu à Paris pour participer à la conférence “La dimension énergétique de la guerre hybride russe contre l’Ukraine”.
Poutine et “Gazprom” ne renonceront pas aux rétro-commissions et profits excessifs
Selon Mykhaïlo Hontchar, le “South Stream” ne pouvait pas être réalisé sous la forme initialement prévue. On avait discuté pendant longtemps le fondement économique d’un projet qui était dicté par des motifs politiques. En même temps, le “South Stream” a un fondement d’affaires spécifique, dont le contenu a été vite estimé par les experts qui l’ont appelé le projet “otkatoduc” (issu du mot russe “otkat’’- rétro-commission).
“Mais les ambitions politiques démesurées des auteurs du projet sont entrées en conflit avec les réalités économiques”, a déclaré Mykhaïlo Hontchar. D’après lui, l’abandon par la Russie du “South Stream” signifierait l’effondrement de la stratégie énergétique qui, pour sa première édition, a été adoptée et signée par Poutine en 2003, et qui a mis l’accent sur la création de systèmes sans transit. “C’est une grave défaite géopolitique de la Russie”, a assuré le président du Centre d’études globales “Stratégie XXI”. Toutefois, l’expert pense que le gouvernement russe n’a guère renoncé à ses plans. “Poutine”, “Gazprom”et ses sous-missionnaires de l’entourage du président russe ne rejetteront pas si facilement des rétro-commissions pré-réparties ”, dit l’expert.
D’après Mykhaïlo Hontchar, la décision de Poutine et des dirigeants de “Gazprom” d’arrêter le projet “South Stream” constitue un jeu de quelques coups, qui peut cacher la réanimation du projet, mais sous une forme tout à fait différente. Cette réorientation se passera en faisant sur de l’expansion du pipeline russo-turc actuel un enjeu “Blue Stream”, construit il y a presque une décennie. Pour argumenter son opinion, l’expert a évoqué les déclarations de la Russie, entendues pendant ces derniers mois, sur l’opportunité d’agrandir le “Blue Stream”.
“La question principale sur l’avenir de la “South Stream” ne consiste pas tant en ce qui arrivera aux parties européenne et de la mer Noire du gazoduc, mais plutôt en ce qui arrivera aux projets du chantier des tuyaux gaziers reliant Yamal et la mer Noire”, dit Mykhaïlo Hontchar. Il a ajouté que c’est là où les sommes principales des “otkatoducs” seront concentrées, et la construction de nouvelles branches du “Blue Stream” contribuera à obtenir des profits excessifs.
Le Kremlin veut se venger de l’UE
D’autre part, la Russie va tenter de sortir de la défaite politique avec des pertes minimales et d’entrer dans un nouveau jeu géopolitique, dont le sens est aussi clairement prévu. L’expert prévoit que, selon ce jeu, il faut se venger sur l’UE de son intransigeance face aux propositions “séduisantes” de la Russie en bloquant le trafic du gaz de la Caspienne vers les marchés européens. Selon Hontchar, l’UE a récemment intensifié sa diplomatie dans la région de la mer Caspienne, en essayant d’accélérer la résolution des problèmes liés à la fois au gaz azerbaïdjanais vers l’Europe (les projets TANAP et TAP) et au gaz turkmène, qui devrait être également acheminé vers l’Europe après la mise en œuvre du projet de construction du pipeline transcaspien.
Moscou est bien conscient que l’Iran et le Turkménistan constituent un défi, puisque les deux pays ont les plus grandes réserves de gaz naturel de la région. “Si l’Europe s’oriente sur ces deux sources d’énergie alternatives – cela signifiera que d’ici les années 2020, le gaz russe pourrait perdre du terrain en ce qui concerne le volume total des livraisons de gaz naturel vers l’Europe”, a déclaré Mykhaïlo Hontchar. Par conséquent, à son avis, l’objectif de la Russie pendant le mandat de Poutine a été et sera, d’une part, de conserver son monopole, de l’autre côté, de ne pas laisser les flux d’énergie de l’est, où la Russie se considère comme le maître, venir en Europe. La Russie avait réussi jusqu’à présent.
Dans ce contexte, le président du Centre d’études globales “Stratégie XXI” a rappelé les événements qui se sont passés il y a quinze ans. En 1999, on a élaboré le projet de construction du gazoduc transcaspien. Le projet, qui avait été réalisé sous les auspices d’Ankara et avec le soutien de Bruxelles et de Washington, s’était arrêté à la dernière minute. La Russie a inventé une manœuvre peu compliquée, proposant à la Turquie le projet “Blue Stream” au lieu du gazoduc transcaspien.”En fait, le “Blue Stream” est devenu l’”assassin” du “Transcaspien”, a résumé l’expert.
La Russie en tandem avec la Turquie cherche à renforcer sa position
À son avis, la situation se répète largement. Mais il est raisonnable de précautionner les autorités turques: au cours de la mise en œuvre de “Blue Stream”. Les services de l’ordre turcs ont enquêté sur les circonstances de la conclusion de l’accord, dans le cadre de l’opération spéciale baptisée ”Énergie blanche”. Il en a résulté de fortes accusations et des peines de prison de long terme contre les fonctionnaires corrompus turcs, du ministre de l’Énergie aux dirigeants de la société nationale de pipelines “BOTAS.” “Donc, je n’exclus pas la possibilité d’un nouveau partenariat russo-turc fondé tant sur de nouveaux intérêts commerciaux spécifiques, que sur les ambitions géopolitiques des deux pays,” a déclaré Hontchar. Il a noté qu’Ankara s’est longtemps positionnée comme un leader régional et un centre de transit du gaz de l’Iran, de la région de la Caspienne, Russie et Méditerranée. Auparavant, la Turquie voulait concentrer tous les flux de gaz en provenance de ces régions sur son territoire, et par la suite ne pas en faire le transit, mais plutôt le vendre aux Européens comme une matière première turque.
Ainsi, les intérêts des deux pays peuvent coïncider. Désormais, la Turquie tentera de renforcer sa position en Russie et vice versa. “D’une part, la Russie veut bloquer les projets de l’approvisionnement en gaz naturel de la mer Caspienne, et de l’autre, la Turquie veut être un “hub gazier” pour l’UE et dicter ses propres conditions ”, a supposé Mykhaïlo Hontchar. La Russie, dans ce tandem, va essayer de construire sa politique relative à l’UE, qui sera toujours en désaccord avec la politique turque dans le secteur gazier. À un certain point, Moscou pourrait à nouveau proposer une coopération et renouveler le “South Stream”.
Le principe du chantage persiste, mais il ne faut pas l’exagérer, affirme l’expert. “On peut dire que le Kremlin a dépassé les limites en essayant de prouver que l’Ukraine est un faible partenaire de transit ”, a déclaré Mykhaïlo Hontchar. Selon lui, l’UE a vu ce qui est vraiment derrière le “South Stream”, et donc les Européens refusent ce projet, considéré comme dangereux pour l’UE à différents points de vue. Tout d’abord, ce n’est pas une diversification des sources. Deuxièmement, s’il est intéressant de diversifier les routes de transit, c’est pas à cause du manque de fiabilité de Kyiv en tant que pays de transit, mais à cause de la provocation artificielle russe d’une ‘instabilité en Ukraine, que la source est menacée.
Défis pour l’Ukraine et ses voisins
Le Kremlin et “Gazprom” pourraient être satisfaits d’une seule chose dans une période générale de désespoir concernant l’ajournement des profits géants – il s’agit du fait que le “South Stream” a été destiné à atteindre l’objectif de bloquer le gazoduc ”Nabucco”. Cet objectif a été atteint, a estimé l’expert, en ajoutant que la situation évolue aujourd’hui à l’opposé. Désormais, l’Union Européenne a obtenu une chance de relancer “Nabucco”, mais d’une ampleur moins considérable – le “Nabucco-Ouest”. Par ailleurs, comme l’expert en est convaincu, il faut comprendre que si l’UE, et plutôt l’OTAN, n’assurent pas des conditions adéquates de sécurité des gazoducs du Caucase du Sud, la Russie triomphera véritablement. “Elle fera tout pour renforcer l’escalade du conflit du Haut-Karabakh, et créer une nouvelle instabilité en Géorgie, alors cette zone se trouvera en danger, et les partenaires européens eux-mêmes abandonneront cette option risquée,” a-t-il dit.
Selon Mykhaïlo Hontchar, dans l’optique des derniers ”têtes-à-queues”, il y a trois défis majeurs pour la région, y compris notre pays. Tout d’abord, que le risque d’escalade des hostilités contre l’Ukraine s’aggrave, suite au souhait russe de se venger de son échec dans la mise en œuvre du ”South Stream”. “Une sorte de réaction hystérique et irrationnelle de Moscou”, a lâché l’expert.
Deuxièmement, on voit apparaître une grave menace pour l’Azerbaïdjan. Ces derniers mois, Moscou a intensifié les relations avec Bakou. La Russie a commencé à fournir des armes, n’en fournissant pas auparavant, et promet de résoudre le “problème du Karabakh”, la priorité numéro un du gouvernement azerbaïdjanais. Mais, selon l’avis de l’expert, c’est ce problème qui cache le principal danger pour l’Azerbaïdjan. Poutine va essayer de faire en sorte que Ilham Aliiev se joingne à ses projets d’intégration dans l’espace postsoviétique. Et ce en échange d’une coopération avec la Russie concernant le développement des actifs azerbaïdjanais dans la région de la Caspienne, et de projets d’exportation commune contrôlée de gaz vers l’Europe, à des conditions favorables à la partie russe.
Par conséquent, une source alternative de gaz pour l’Europe pourra être contrôlée par la Russie. Parallèlement, l’expert a supposé, que dans ce cas, on assiste au conflit systémique entre les intérêts de Moscou et Bakou, car il est peu probable que la partie azerbaïdjanaise en tant que propriétaire de la base énergétique et des investissements majeurs ne veuille partager quelque chose, même en échange du Karabakh.
Mais le plan “B” peut exister, considère l’expert. “Si on n’arrivait pas de forcer l’accord de Bakou de poursuivre la politique ciblée aux intérêts économiques de la Russie, on verra alors la mise en scène du “scénario brûlant” de blocage des routes actuelles de fourniture de pétrole et de gaz azerbaïdjanais et de routes prometteuses, y compris la Transcaspienne”, a supposé Mykhaïlo Hontchar.
Troisièmement, un certain nombre de dirigeants européens ayant soutenu le ”South Stream” seront le dindon de la farce. Malgré les prévisions des milieux d’experts concernant des risques pour le projet, les gouvernements de l’Autriche, de la Hongrie, de la Serbie et de la Bulgarie sont allés plus vite que la musique. “Maintenant, étant donné que les enquêtes retentissantes peuvent être lancées sur les véritables motifs des actions de certains fonctionnaires visant à apporter un grand soutien au “South Stream”, ces pays peuvent s’attendre à des crises politiques internes, a déclaré Mykhaïlo Hontchar. Il a souligné que les Européens devraient comprendre clairement : lorsque l’on a affaire avec la Russie, on peut devenir l’objet d’une méthode d’arnaque de gangster, comme dans ce cas. “Les Russes ont montré qu’ils peuvent appliquer une telle méthode très efficacement, tant pour la Nouvelle Europe que pour l’Ancienne Europe”, a-t-il dit.