REPORTAGE – Sur le front ukrainien, des soldats loyalistes sont faits prisonniers par les séparatistes pro-russes. C’est ce qui est arrivé à Vitaliy. C’est ce que vit encore Nadia, à Moscou.
Nadia Savtchenko est pilote de chasse. En un sens, elle est sûrement source de fierté pour sa famille, ses amis et sa hiérarchie. Mais pour les Russes, elle n’est pas grand-chose. Du moins, c’est ce que pense sa sœur, qui se rendra à Moscou le 10 février prochain pour la première audience de Nadia. Cela fait sept mois que la militaire est emprisonnée dans les geôles russes. A croire, que les femmes ont plus de valeur que les hommes au royaume de Poutine. Parce que le soldat Vitaliy a lui aussi goûté aux joies de la détention. Mais au bout de neuf jours à peine, il a pu bénéficier d’un échange de prisonniers. Néanmoins, aujourd’hui, alors qu’il est libre, il retient sa souffrance. Une souffrance aussi palpable que la brise sur l’autel des sacrifices.
A l’hôpital central militaire de Kiev, on se montre peu regardant avec les normes de sécurité bactérienne. Il existe une pièce où les convalescents les moins affaiblis et les plus accrocs à la nicotine viennent s’en griller une petite. Vitaliy, 28 ans, ne boude pas son plaisir, sa bouffée d’oxygène polluée mais si bonne. Le grand gaillard qui affiche débardeur noir, gros bras et délicat minuscule crucifix en bois, revient de loin. Il a été blessé dans les bombardements du territoire de Krasnija mais surtout, il s’est retrouvé prisonnier des séparatistes, pendant neuf longs jours.
Le soldat ukrainien Vitaliy. Romain Carré/Abacapress pour le JDD.
Il s’était engagé dans l’armée régulière au mois d’août. Le 26, très exactement. Formation express et trop plein d’enthousiasme. Stoppés net, le 22 janvier dernier. Alors que Vitaliy essaie de porter secours à ses camarades en uniforme, il tombe au combat. Blessé à l’épaule, il est très vite diminué dans ses actions et se fait facilement attraper par les séparatistes qui lui cagoulent la tête, ainsi que huit autres camarades d’infortune. “Ce n’est qu’à la fin de notre captivité et au moment de l’échange, que je réaliserai qu’en fait, on nous avait emmenés à la mairie de Donetsk”.
Des vidéos en guise de torture
Il rechigne à dire qu’il a été battu. Il n’a clairement pas envie de s’étendre sur les sévices qu’il a subis. “Ils essayaient de me soutirer de informations”, explique-t-il, platement. Mais s’il n’aime pas parler de cet épisode, il est encore plus récalcitrant à confier que les séparatistes se sont livrés à quelques séances de vidéos bien particulières. Cet ancien agent de sécurité (moment de sa vie sur lequel il refuse de s’étendre) a soudainement coup les yeux bien rouges. On ne sait pas trop s’ils brillent de colère ou s’ils se voilent de douleur. Mais il lui est difficile de raconter.
Les vidéos montraient des viols. “C’étaient des images d’hommes en uniformes ukrainiens qui agressaient sexuellement des jeunes filles d’à peine une quinzaine d’années. Les violeurs étaient des séparatistes, bien évidemment”, affirme-t-il, encore outragé. Les séances sont pratiquées en individuel. On veut que les prisonniers s’imprègnent des images, qu’ils ne soient distraits par rien ou personne. Le choc est d’autant plus violent. La salle d’interrogatoire est petite, confinée, Vitaliy ne peut se dérober, il est face caméra. “Il y avait une autre vidéo qui montrait un grand gâteau avec un enfant. Et quelqu’un qui coupait des morceaux de l’enfant comme on découpe des parts de gâteau”. Le soldat volontaire nous en veut de lui faire raconter l’épisode. On devine qu’il voudrait enfouir ces moments qu’il juge humiliants, au fond de lui-même, au fond de sa mémoire. Ne plus penser pourrait entraîner l’amnésie. Oublier pourrait le libérer, lui permettre de se remettre à respirer. Mais il n’en sera pas ainsi.
Nadia ne répond plus
Comme vidéos, il y a aussi celle du petit garçon de cinq années ou à peine plus, qui court alors que les bombardements grondent. Il cherche sa maman. Il ne la trouvera pas. Il mourra, fauché par un obus. Vitaliy s’est-il identifié à cet enfant, en quête de mère? Ce n’est pas le genre à faire de la psychanalyse de bazar. Tout juste, admet-il, que les “séparatistes pratiquaient bien l’art de la torture psychologique “. Tout juste, confesse-t-il, que “parfois il avait envie de se battre, de les frapper, et que parfois, il voulait seulement se coucher à terre, et attendre. Que tout s’arrête, que les images disparaissent, que la caméra s’éteigne. Vitaliy ne sait pas encore combien de temps il doit rester à l’hôpital, son épaule n’est pas encore remise, ses pieds sont toujours gelés et son bel enthousiasme a été entamé. La guerre est devenue une réalité.
Photo de Nadia. DR.
Nadia Savtchenko appartient au bataillon Aider 0624. C’est une militaire de carrière. Elle est pilote de chasse et d’hélicoptère. Elle est tombée aux mains de l’ennemi, le 17 juin dernier, au matin. Partie à la chasse aux renseignements, dans la région de Loubansk, elle a trouvé les séparatistes sur son chemin. Sa soeur Vira n’est pas prête d’oublier, non plus, ce jour fatidique. Elle avait pris sa petite voiture pour aller voir sa grande sœur âgée d’une année supplémentaire, et l’avait même conduite sur la ligne de front. “On a récupéré un blessé, raconte la jeune femme de 32 ans, les traits tirés et le teint blafard. Je suis repartie chercher un autre blessé, et c’est à ce moment-là que ma soeur s’est faîte prendre”. Elle se précipite sur son portable et tente de la joindre. En vain, le téléphone sonne dans le vide. “J’ai cru qu’elle était morte.” Puis, le lendemain, Vira essaie encore. Et miracle, on décroche mais c’est une voix d’homme brutale, haineuse qui lui hurle à l’appareil : “On va tous vous tuer.”
“Tout ira bien, tu es notre hôte”
Un échange de prisonniers est immédiatement proposé du côté ukrainien mais les séparatistes refusent, affirmant ne même pas comprendre de quoi il retourne. Le 21, ils admettent enfin qu’ils la retiennent bien prisonnière. “J’ai pu lui dire quelques mots, au téléphone.” Puis, pendant une semaine, c’est à nouveau le silence. Vira enquête, se rend d’abord à Loubansk, puis à Moscou. Il y a bien un type qui la renseigne, un séparatiste du nom de Gromov, qui par précaution l’a quand même retenue 24 heures, au fond d’une cave, avant de la libérer, et de lui confier que tout irait bien. “En réalité, ma soeur était déjà à Moscou, et cela dès le 23 juin. Moi, je ne l’ai appris que le 7 juillet”. Lorsque Vira verra enfin sa soeur, elle apprendra aussi que ceux qui la retenaient prisonnière au début, répétaient en boucle : “Tu es notre hôte.” Nadia est accusée d’avoir franchi la frontière illégalement. Elle est en grève de la faim depuis 60 jours et est nourrie par sonde. Mais sa sœur Vira est catégorique : “Elle ne va pas si mal, elle ne se laisse pas abattre, elle est innocente.”
Le Journal du Dimanche