Combien coûte l’agression du Kremlin contre l’Ukraine? Recherches et débats

Le prix de la guerre pour l’Ukraine et les pertes matérielles qu’elle a subies au cours des 4 dernières années en raison de l’annexion de la Crimée et de l’occupation du Donbass sont un sujet qui n’a pas vraiment été analysé dans les médias européens et américains, par les milieux politiques et les experts. Il n’est pas non plus très présent en Ukraine: la priorité pour le gouvernement ukrainien est plutôt la question de la restauration de la souveraineté des territoires perdus et non pas celle des pertes matérielles subies par le pays. Ce n’est pas surprenant: le thème des réparations se pose généralement après la défaite de l’agresseur et à la fin du conflit militaire. De cela, l’Ukraine semble évidemment être encore très loin.

Cependant, il est évident que les pertes directes et indirectes de l’Ukraine en raison des actions militaires influent directement sur la situation économique dans le pays et indirectement sur la situation sociale et politique. En fait, des études scientifiques pour évaluer les pertes économiques au cours des 4 années de la guerre sont non seulement justifiées, mais également nécessaires pour comprendre l’ensemble des autres processus dans le pays.

Le seul think tank, qui travaille régulièrement sur les pertes en Ukraine dues à la guerre à l’Est et à l’annexion de la Crimée, est le centre de l’Eurasie auprès de l’Atlantic Council.Combien l’Ukraine a-t-elle perdu à la suite du conflit et que peut-on faire pour y remédier? Tels étaient les principaux enjeux du débat qui a eu lieu à l’UCMC le 7 juin. La base de la discussion était l’étude d’Anders Aslund « Le prix pour l’Ukraine de l’agression du Kremlin: la dimension matérielle», publiée en mars 2018. Des diplomates, des économistes, des représentants du ministère des Affaires étrangères ukrainien et des grandes entreprises ont participé à ce débat. L’UCMC en publie les principaux sujets.

Les principaux chiffres de l’étude du Conseil de l’Atlantique. Selon l’auteur de l’étude, les pertes économiques de l’Ukraine liées à la guerre de la Russie dans le Donbass et à l’annexion de la Crimée s’élèvent à au moins 100 milliards de dollars. (Лінк.)Mais ce chiffre n’inclut pas les pertes humanitaires, militaires et politiques, ainsi que les prestations versées aux déplacés etc.

La méthodologie de la recherche. D’où vient le chiffre de 100 milliards? Dans ses calculs, Aslund s’est appuyé sur la méthodologie de l’économiste français Thomas Piketti qui a déterminé que la valeur totale de tous les actifs d’un pays européen était d’environ quatre fois supérieure à son PIB annuel.

Jusqu’en 2014, la Crimée et la partie occupée du Donbass fournissaient ensemble 14% du PIB de l’Ukraine. Ainsi, en prenant comme base de calcul le PIB de 2013, soit 179 milliards, la valeur des actifs perdus en Ukraine est supérieure à 100 milliards de dollars, soit environ 27 milliards de dollars perdus en Crimée et 73 milliards – dans le Donbass.

Ce chiffre est complété par l’inventaire des plus grandes pertes de l’Ukraine. Les plus grandes pertes en Crimée, selon l’expert, viennent des ressources pétrolières et gazières. Ils ont répertorié 18 champs gaziers dans la mer Noire, avec un coût estimé à 40 milliards de dollars au prix de 2014. Les pertes dans le système bancaire sont également relativement faciles à estimer: l’Ukraine a perdu 1,8 milliard de dollars en actifs bancaires en Crimée et 4,4 milliards de dollars dans le Donbass. En outre, après l’annexion de la Crimée, l’Ukraine a perdu 1,4 million d’hectares de terres, estimés à plus de 1,8 milliard de dollars. En conséquence, étant donné que la Russie a confisqué «Krimenergo», l’Ukraine a perdu 1 milliard de dollars. Les recherches d’Anders Aslund comportent également des listes d’entreprises dont se sont accaparés des militants pro-russes dans le Donbass et la Russie en Crimée.

Différences juridiques entre la Crimée et le Donbass. De toute évidence, il existe une différence dans le statut juridique de la Crimée et du Donbass, ce qui crée diverses possibilités légales d’indemnisation. De nombreuses actions en justice sont intentées devant la Cour International de La Haye pour violation, commise par la Russie, des accords bilatéraux sur la protection des investissements. Dans le Donbass, où règne un chaos juridique total, et où la Russie nie sa présence, la situation juridique relative aux demandes d’indemnisation est plus compliquée.

Dmytro Chymkiv, chef adjoint de l’administration présidentielle, photo d’archive

Comment le gouvernement ukrainien comptabilise-t-il les pertes? Il existe des calculs du «prix de l’agression» réalisés par des représentants de l’Etat ukrainien. Dans sa présentation pour le gouvernement ukrainien, Dmytro Chymkiv, chef adjoint de l’administration présidentielle, a cité les exemples suivants de pertes économiques de l’Ukraine dues à l’agression russe: en perdant la Crimée, l’Ukraine a perdu 3,6% du PIB; 1,5% des exportations; 80% des réserves de pétrole et de gaz se trouvant sur le plateau de la mer Noire; 10% des infrastructures portuaires, dont 4 millions de tonnes de céréales. Ayant perdu le Donbass, l’Ukraine a perdu: 15% du PIB; 25% de l’industrie; 23% des exportations de produits de base; 100 mines ukrainiennes sur 150 se sont retrouvées sur le territoire occupé, ce qui crée des difficultés dans la livraison de l’anthracite. Il faut aussi compter 4 ,3 milliards de dollars d’actifs des banques, des chemins de fer et autres.

Inventaire des pertes de l’Ukraine. À l’heure actuelle, toutes les estimations restent approximatives. Le gouvernement de l’Ukraine devrait créer une base de données sur les biens perdus le plus rapidement possible. Il est nécessaire d’évaluer de façon réaliste leur valeur, d’étudier toutes les possibilités légales de restitution des pertes causes par la Fédération de Russie, d’utiliser toutes les possibilités légales dans ce domaine.

Que doivent faire les petites et moyennes entreprises? Il est clair qu’il est plus facile de s’adresser aux tribunaux internationaux pour les représentants des grandes entreprises, car les litiges exigent du temps et des dépenses financières. Que peuvent faire les moyennes et petites entreprises dans cette situation? Les entreprises ukrainiennes et les particuliers qui ont perdu leurs actifs à la suite de l’agression russe doivent déposer des plaintes auprès des tribunaux internationaux.

Telle est la thèse exprimée par Alan Riley, chercheur principal à l’Eurasia Center Atlantic Council. Il est également intéressant de se rassembler dans des groupes et de déposer des actions conjointes pour réduire le montant des coûts qu’impliquent les litiges. “Nous pouvons encourager et exhorter les individus et les personnes morales à exiger une compensation du Kremlin», a déclaré John E. Herbst, directeur du Centre Eurasie, Conseil de l’Atlantique.

Olena Zerkal, ministre adjointe des Affaires étrangères de l’Ukraine

La position du ministère des Affaires étrangères: la restauration de la souveraineté comme priorité. Les autorités ukrainiennes comprennent que le «prix» de la Crimée et du Donbass est ambigu. Après tout, si l’Ukraine émet un «compte» avant la victoire sur l’agresseur, cela signifie que l’État suggère la possibilité d’une «compensation» monétaire pour la perte du contrôle sur les territoires.

Par conséquent, Olena Zerkal, ministre adjointe des Affaires étrangères de l’Ukraine pour l’intégration européenne, présente lors des débats, a souligné que les spéculations sur les pertes matérielles n’étaient pas à l’ordre du jour. “Nous ne parlons pas de vendre la Crimée. La Crimée pour nous reste une partie du territoire de l’Ukraine. Nous parlons de protection des investisseurs qui ont illégalement perdu leurs droits en Crimée. Pour nous, de toute évidence, le droit de propriété appartient à l’Ukraine et la Russie a tout simplement usurpé notre droit de réglementer cette question», a-t-elle expliqué. Il est beaucoup plus difficile de protéger les investisseurs dans les régions de Donetsk et de Louhansk que dans la Crimée, car la Russie ne reconnaît pas sa présence à l’est de l’Ukraine. «Je pense que cette question pourrait être résolue après la guerre, comme cela se fait habituellement lors d’un conflit lorsque des accords sont signés et des conférences organisées».

Olexandre Savchenko, ex-directeur

de la Banque européenne pour la reconstruction et le développement

Pertes «capitales» et «courantes»: comment casser l’ambiguïté du «prix»? Pour éviter l’ambiguïté sur le «prix» de la Crimée et du Donbass, on peut distinguer entre les pertes «capitales» et les pertes «courantes». Cette opinion a été exprimée par Olexandre Savchenko, un économiste, ex-directeur de la Banque européenne pour la reconstruction et le développement, en mars 2018 : «Il y a des pertes capitales et courantes. Si nous prenons les pertes capitales, conditionnellement nous considérons la Crimée et Donetsk perdus pour toujours et estimons le coût de tout ce qui existe. Par conséquent, si Anders Aslund part de ce principe, alors l’ordre des chiffres est approximativement correct. Autrement dit, il ne s’agit pas de dizaines de milliards, mais de centaines».

Mais puisque l’Ukraine ne peut accepter officiellement de reconnaître la Crimée et le Donbass comme perdus pour toujours, nous devons parler d’un calcul de pertes courantes. «Si nous considérons les pertes courantes, qui ne concernent pas la valeur de la terre ou de l’immobilier présents, alors les chiffres sont quelque peu différents. Le secteur national de l’économie, comme la Banque nationale, Naftogaz et d’autres, subissent chaque année des pertes de 2 ou 3 milliards de dollars. Si nous prenons les pertes du secteur privé, nous parlons de 3 à 5 milliards de dollars par an. J’estime les dommages subis pour 4 ans d’agression à 25-30 milliards de dollars», explique l’économiste.

En guise de conclusion. Que ce soient 100 milliards ou 300, il est évident que pour l’État la question des “réparations” ne peut devenir pertinente qu’après la fin de la guerre, le retour de la Crimée et la victoire sur l’agresseur. Par contre, les grandes et moyennes entreprises ukrainiennes, qui ont perdu leurs actifs à la suite de l’annexion de la Crimée et des hostilités dans le Donbass, peuvent dès maintenant essayer de se battre à l’échelle internationale pour obtenir des dommages-intérêts. En outre, la création de pressions judiciaires internationales sur la Russie pourrait devenir un instrument d’influence supplémentaire. Malheureusement, il existe une autre statistique des pertes causées par l’agression militaire russe en Ukraine, et ces pertes sont irréversibles. Plus de 10 000 morts, 25 000 blessés, la mort des 298 passagers du vol MH17; plus de 1,7 million de personnes déplacées, etc. Et combien seront-ils encore ? Pour réparer ces pertes, tout l’argent du monde ne pourra suffire.