Les leçons de la tragédie de Kertch

Les leçons de la tragédie de Kertch

L’explosion et les tirs meurtriers dans le lycée technique de Kertch le 17 octobre ont fait 21 morts et plus de 50 blessés, replaçant ainsi la péninsule illégalement annexée à la une des journaux ukrainiens, russes et internationaux, et en prime time à la télévision. Les Ukrainiens ont-ils perçu la tragédie de Kertch comme une tragédie ukrainienne? Comment les médias ukrainiens et russes ont-ils couvert cet acte terroriste ? Pourquoi existe-t-il tant de doutes et qu’est-ce que tout cela nous apprend? L’UCMC essaie de répondre à ces questions.

Des sociologues sont convaincus: les Ukrainiens continuent de considérer la Crimée comme un territoire ukrainien, malgré l’annexion illégale et l’occupation de la péninsule par la Russie depuis quatre ans, les liaisons ferroviaires interrompues et les relations économiques rompues. Selon un sondage réalisé par le Fonds d’initiatives démocratiques Ilko Kutcheriv et le service sociologique du Centre Razumkov (16-22 août 2018), la grande majorité (69%) de la population ukrainienne estime que la Crimée devrait rester partie intégrante de l’Ukraine. L’existence de la Crimée en tant que territoire indépendant séparé est soutenue par 12% des Ukrainiens et seuls 4% considèrent la péninsule comme un territoire russe.


La question du deuil après la tragédie de Kertch

La réaction du public et la couverture médiatique de la tragédie de Kertch ont montré que les Ukrainiens ne voyaient pas le problème de la fusillade à l’école comme un problème ukrainien. L’une des questions les plus discutées concernant la tragédie était : faut-il instaurer, comme geste de solidarité, un deuil national en Ukraine? Malgré les discussions sur les réseaux sociaux et certaines initiatives publiques visant à commémorer la mémoire des victimes, les autorités ukrainiennes n’ont pas annoncé de deuil officiel. Bien qu’il aurait peut-être fallu le faire. «Une tragédie d’une ampleur si grande aurait pu servir de prétexte à un deuil national. D’une part, ce deuil aurait pu constituer un acte de solidarité émotionnelle avec les citoyens ukrainiens contraints de vivre sur le territoire de la Crimée annexée et, d’autre part, il aurait été un signal sans ambiguïté à l’ensemble du monde civilisé, rappelant que l’Ukraine se souvient de ses 2,5 millions de citoyens …» a déclaré le journaliste Pavlo Kazarine dans une émission de «Crimée. Réalités».

Que savons-nous (et ne savons pas) sur la fusillade de Kertch?

Les disciples de Columbine en tant que sous-culture russe

L’absence de panique et de discussions nationales sur la question de la sécurité dans les écoles ukrainiennes est un autre signe que les Ukrainiens n’ont pas vraiment été sensibles aux fusillades dans l’école de Kertch. L’Ukraine n’a jamais connu de telles tragédies, alors qu’en Russie des cas semblables ont souvent eu lieu.

La première attaque dans une école en Russie s’est déroulée le 3 février 2014: un élève de 9e année d’études a utilisé une arme à feu lors d’un cours de géographie et a retenu ses camarades pendant plus d’une heure. Il a également tiré sur des policiers. L’adolescent est parvenu à tuer un enseignant et un officier de police, et à blesser un autre policier. Seul son père a réussi à le convaincre de se rendre. En Russie, dans la seule période 2017-2018, il a été comptabilisé au moins 15 attaques avec des armes à feu dans des écoles et 7 attaques avec des objets tranchants. Avec comme conséquence la mort de trois étudiants, de deux professeurs et d’un policier. La tragédie de Kertch avec 21 morts est devenue la plus meurtrière d’une série de fusillades dans les écoles, non seulement en Russie mais aussi en Europe.

En janvier 2018, après une autre tragédie dans une école russe, l’édition russe « Snob » a publié un article sur la «sous-culture de Columbine» en Russie. Autrement dit, sur des adolescents passionnés par l’histoire de l’école de Columbine. Selon les estimations des experts des réseaux sociaux interrogés par «Snob», il y a au moins 30 000 disciples de Columbine en Russie. «Sur le réseau social Vkontakte, il existe au moins dix groupes parmi les plus populaires. En moyenne, chaque groupe est composé de 3000 à 4000 membres, sans compter ceux qui font partie de plusieurs groupes. Donc, on peut parler de 30 000 au minimum», explique Sergey, administrateur de l’un des groupes publics. Cependant, toutes les personnes, passionnées par l’histoire de Columbine, ne sont pas des tueurs potentiels. Elles sont tout simplement intéressées par les histoires interdites.

«Mondialisation» ou «militarisation»?

Alors que le président russe a blâmé la «mondialisation» dans la tragédie de Kertch, l’Ukraine est largement convaincue que sans l’annexion de la péninsule en 2014, cela ne se serait pas produit. Au moins, parce que le coupable de la tragédie, Vlad Roslyakov, âgé de 18 ans au moment des faits, n’aurait pas obtenu de permis officiel pour la détention d’armes immédiatement après avoir atteint l’âge adulte. En Russie, un permis peut être obtenu dès 18 ans, alors qu’en Ukraine, la loi est plus sévère: les Ukrainiens ne peuvent posséder d’armes qu’à partir de 21 ans et seulement des armes de chasse.

En outre, la militarisation générale de la péninsule après l’annexion, la présence de l’armée et des armes pourraient jouer un rôle. «Personne n’est à l’abri de ces tragédies (…) Cela peut arriver dans n’importe quel pays», estime Oleksiy Garan, professeur de sciences politiques à l’Académie nationale de Kiev-Mohyla, en direct sur «Crimée Réalité».

«L’atmosphère qui règne actuellement en Russie, «une atmosphère de forteresse» que tout le monde essaie de prendre et qui doit repousser tout le monde, provoque la militarisation, l’incitation à la haine envers les voisins, les autres peuples, les autres confessions. Il est évident que cela crée un contexte favorable. Si les enfants sont élevés dès leur enfance dans des défilés militaires et des rassemblements militaires où ils marchent avec des armes, jouent avec des armes, pointent ces arme sur les tempes de leurs camarades, il est évident que tout cela crée une atmosphère appropriée».

Les doutes sur les enquêtes et les manipulations dans les médias
En outre, l’absence d’enquête indépendante impliquant des professionnels internationaux et les doutes exprimés lors de l’enquête du FSB ne contribuent pas à la crédibilité des résultats publiés. Une vidéo provenant de caméras d’observation de l’école et publiée par la chaîne de télévision «Vesti. Crimée», a suscité de nombreuses questions et elle a été supprimée en quelques heures, sans explication. Un autre scandale a éclaté sur la chaîne de télévision «Russie 1» car, lors du numéro spécial de l’émission «60 minutes», les journalistes ont diffusé une interview de «Alina Kemerova, une étudiante du lycée, témoin des événements». Une fille présentée par les journalistes comme étant «Alina Kemerova» a raconté les circonstances de la tragédie. Mais un peu plus tard, il s’est avéré que la vrai Alina Kemerova était déjà morte au moment de l’interview. La substitution a été détectée par la correspondante de la chaîne «Dojd», Maria Borzunova.

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Les Ukrainiens pensent que la Crimée pourrait revenir au sein de l’Ukraine soit par un changement de pouvoir en Russie (39% des Ukrainiens interrogés), soit par un renforcement des sanctions contre la Russie (32%) ou grâce à une amélioration du niveau de vie en Ukraine même (31%). Seuls 10% de la population soutient l’idée que la Crimée devrait être reprise par la force (contre 14% en mai 2016).

Malgré tout, les estimations optimistes des perspectives de retour du contrôle ukrainien sur la Crimée dépassent les estimations pessimistes: 48% des Ukrainiens considèrent ce retour comme réel et 36% ne croient pas à une telle possibilité. Dans le même temps, seuls 5% pensent qu’un tel retour est possible dans un proche avenir.