Le légendaire réformateur polonais explique sa vision de la politique économique ukrainienne, des oligarques, des sanctions contre la Russie poutinienne et du sens de l’influence politique.
Il y a environ un mois, Leszek Balcerowicz, économiste et politicien connu, un des architectes des réformes polonaises, est devenu représentant du président ukrainien Petro Porochenko au Conseil des ministres et leader du groupe des conseillers stratégiques travaillant avec le gouvernement de Volodymyr Groїsman. Dans une interview, accordée à LIGA.NET, le réformateur évoque les principaux défis de la politique économique ukrainienne et les raisons pour lesquelles il a accepté de travailler en Ukraine. L’UCMC publie la version courte de l’interview.
Quelle est l’objectif de votre travail en Ukraine et quels leviers de pression avez-vous?
Tout d’abord, je ne suis pas seul. J’ai mon équipe. J’ai proposé à mon ami Ivan Mikloš, ancien vice premier-ministre de Slovaquie, de créer une équipe. Aujourd’hui, nous sommes une dizaine avec nos collègues ukrainiens, par exemple Viktor Pinzenyk et mes collègues polonais, comme Jerzy Miller, mon ancien adjoint au ministère des Affaires Intérieures de Pologne.
Ensuite, nous essayons de nous mettre au travail rapidement. Nous travaillons avec le nouveau gouvernement afin que le programme du Conseil des ministres soit toujours accompagné d’un certain nombre de décisions. D’après mon expérience, la bonne stratégie pour mettre en œuvre des réformes nécessite une mise en marche rapide et complète. C’est bien plus simple et les résultats ne font pas attendre.
Avez-vous des délais internes pour l’évaluation de son travail en Ukraine? Par exemple, si dans un an, vous ne voyez pas de résultats et si vous n’êtez pas écouté, comment allez-vous procéder?
Je ne souhaiterais pas en parler publiquement. Mais je peux vous assurer que je ne baisse pas les bras si facilement que cela quand il s’agit de choses importantes et l’Ukraine est, sans aucun doute, un pays très important pour l’Europe. Croyez-moi, je suis très intéressé pour aider à la mise en place des réformes en Ukraine. J’aime beaucoup Kiev, c’est une belle ville, mais je ne suis pas là pour admirer sa beauté, mais pour aider à réaliser d’importants changements en Ukraine.
La situation en Ukraine est difficile à cause de Poutine et de l’intervention militaire. Est–ce que cela a un impact sur les exigences imposées aux réformateurs ukrainiens?
Il faut réformer plus. Je ne vois pas d’autre issue. Il faut renforcer l’Ukraine et il n’y a aucune autre voie que de passer par des réformes.
Il est vrai que les conditions initiales, deux ans auparavant, étaient difficiles pour plusieurs raisons. Tout d’abord, à cause de l’absence de réformes complètes et radicales après 1991. Si entre 1991-1999, l’Ukraine avait suivi le chemin des réformes radicales, comme la Pologne l’a fait, alors le niveau de vie en Ukraine aurait été bien supérieur à ce qu’il est maintenant. Bien entendu, des choses ont été bien réalisées, mais cela n’est pas suffisant.
Ensuite, il s’agit de l’héritage de Viktor Ianoukovytch. La récession en Ukraine a commencé en 2013. Viktor Ianoukovytch a mené une politique budgétaire expansionniste au détriment de l’avenir et sans réformes. De plus, la baisse des prix à l’exportation, clé ukrainienne, a contribué à cette récession.
La troisième raison est l’agression de la Russie, non seulement militaire, mais surtout économique, notamment le blocage des exportations ukrainiennes en 2014. Il faut comprendre que la récession en Ukraine n’était pas le résultat de la politique des nouvelles autorités démocratiques ukrainiennes, mais une conséquence directe des actions de Moscou. Cela a causé de dégats importants à l’Ukraine. Donc, on conclut qu’il n’y a pas d’autres solutions que de réformer.
Comment évaluez-vous l’impact des sanctions à l’égard de la Russie? Sont-elles efficaces?
Il est très important que les sanctions restent en place. Si on les supprime, cela signifiera qu’on approuve l’agression et cela est inadmissible. Les sanctions doivent être prolongées. Et bien entendu parmi les «sanctions» les plus importantes, figure la baisse considérable des prix de l’énergie.
Comment évaluez-vous l’état d’esprit dans certains pays d’Europe qui réfléchissent à l’affaiblissement des sanctions pour ne pas laisser mourir l’économie russe
Les opinions des européens sont bien partagées. Mais je répète qu’il s’agit d’une question de principe : les sanctions doivent rester. Elles ne peuvent être affaiblies ou supprimées qu’une fois l’agression arrêtée. Quant à la situation économique compliquée en Russie, elle est provoquée surtout par la politique économique russe, entièrement dépendante de l’exportation de ressources naturelles. La structure économique de la Russie est semblable à celle du Nigéria. Et elle ne peut pas se rétablir sans des réformes économiques libérales.
Que faire avec des oligarques ukrainiens? Ils sont étroitement liés au champ politique ukrainien : ils contrôlent les factions au Parlement, les médias… C’est un cercle vicieux?
Tout d’abord, il faut comprendre où sont restés les privilèges. La suppression des privilèges est une voie juste. Pour moi, un oligarque est une personne à qui on attribue une grande propriété par des connexions politiques et qui les utilise. Et il me semble que la définition utilisée en Ukraine est trop large. Autrefois, en Pologne on disait que si quelqu’un était riche, c’était un oligarque. Est-ce que Steve Jobs est un oligarque? Est-ce que Bill Gates est un oligarque? Ils ont réussi tout en restant dans les limites de la concurrence et grâce à leurs talents. Mais, Carlos Slim mexicain, un des hommes les plus riches de la Terre, a obtenu sa fortune par des relations politiques et un monopole. Il faut éliminer les monopoles et les relations politiques et aussi renforcer la concurrence. Plus tôt ce sera fait, plus tôt le phénomène de l’oligarchie cessera d’être un problème en Ukraine.
Quelle est votre impression personnelle de la communication avec le Président ? Est-il prêt à faire ce que vous dites?
Je ne peux pas en dire plus. Mais j’ai plutôt de bonnes impressions après plusieurs rencontres avec le Président. Je ne doute pas qu’il comprenne bien les principaux problèmes et les décisions que la société attend.
Mais je voudrais préciser que même dans le contexte de la récession provoquée par le blocus économique de la Russie, beaucoup a été fait. Avant, vous n’aviez plus d’armée, aujourd’hui, elle a été créée. Vous vous êtes aussi affranchis de la dépendance énergétique russe : avant vous importiez environ 40 milliards de mètres cubes de gaz, cette année aucun. Il s’agit du renforcement de l’indépendance de l’Ukraine. Vous avez réussi une énorme diversification du commerce extérieur, bien sûr, à bien des égards, c’était une mesure nécessaire en raison du blocus de la Russie, mais maintenant la majorité des exportations ukrainiennes vont vers d’autres pays. L’Ukraine gagne de nouveaux marchés. Vous avez évité une catastrophe fiscale. Et même s’il reste beaucoup à faire, la situation aurait pu être bien pire. Vous étiez sur le point de chute du système bancaire. Mais l’équipe de la banque centrale a travaillé professionnellement en éliminant des privilèges pour des oligarques et en commençant la réforme de Naftogaz.
Il est normal qu’au moment où la situation dans le pays est difficile que les gens accusent le gouvernement. Il faut exiger que le gouvernement fasse des réformes, je suis d’accord. Mais il faut réfléchir à ce qui a déjà était fait et se demander si on pouvait réellement faire plus.
Le gouvernement a suivi les recommandations du FMI, mais s’il effectue parfaitement tous les points, alors aux prochaines élections, il faudra remettre le pouvoir aux populistes. Où est la sortie?
Il faut toujours comparer. Imaginons que l’Ukraine n’ait pas encore stabilisé le budget, supprimé des monopoles et réalisé la réforme énergétique… Est-ce que cela serait mieux pour le pays ? Non, cela serait pire. S’il n’y a pas de réformes, la situation en Ukraine ne fera que s’aggraver. Et, croyez-moi, cela est exactement ce que les populistes souhaitent : l’absence de réformes. Car l’absence de réformes constitue le socle des revendications pour les populistes et leur ouvre un champ infini pour la critique.
C’est la raison pour laquelle je dis que l’Ukraine a besoin de réformes rapides et complexes. Cela donne une chance supplémentaire de réussir. Si vous remettez les réformes à plus tard, vous ne réussirez pas.
Quels conseils pourriez-vous donner à notre nouveau gouvernement en tenant compte des erreurs du gouvernement précédent ?
Le gouvernement d’Arseni Iatseniouk a fait beaucoup de choses. J’en ai fait l’expérience et je sais très bien qu’il est très difficile de résoudre les problèmes et d’affronter son gouvernement. Il est très important d’augmenter le niveau de culture politique en Ukraine. Il faut arrêter les insultes et les agressions. Et c’est avec cette vision des choses que je cherche à travailler avec tous les politiciens démocratiques en Ukraine, y compris avec le nouveau gouvernement. Notre chemin vers le succès dépend de notre programme et de son application concrète. Et pour cela, il faut rester solidaire.
Votre biographie politique prouve qu’un réformateur doit sacrifier son taux de popularité et son avenir politique. Est-ce que vous voyez que les leaders politiques ukrainiens actuels sont prêts à cela ?
Le réformateur ne doit pas faire de sacrifices, mais doit y être prêt. Les réformes contiennent le risque de devenir une victime. Mais quand il n’y a pas de réformes, alors le politicien perd de toute évidence. Si on réalise des réformes beaucoup de groupes s’y opposent, mais si on ne fait rien, tout le monde s’oppose à vous.
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