Marioupol : chronique de l’enfer

Si quelqu’un vous dit que Marioupol vit, ne faîtes pas confiance à cette personne. La moitié de la ville est détruite, près de 90% des bâtiments sont endommagés. Selon des estimations approximatives, il ne reste désormais qu’un cinquième de la population d’un demi-million d’avant la guerre à grande échelle. Nous ne savons pas combien il y a de morts dans les rues, dans les jardins et directement dans les appartements, le nombre de victimes deviendra plus ou moins clair seulement avec la dé-occupation de Marioupol.

Ceux qui ont réussi à échapper à l’invasion russe ne veulent pas que ces souvenirs reviennent à la surface une fois de plus, mettre en pause et décrire tout ce qui leur est arrivé. Mais nous avons réussi à convaincre Viktoriya de raconter son histoire. Elle avoue qu’à l’époque, elle avait déjà compris qu’il n’y avait pas de salut. Deux murs ou même un sous-sol ne sauveront pas d’une bombe. La seule chose que je voulais dans ces moments-là était une mort immédiate. Et avec ma mère qui souffre de démence sénile. Elle se souvient de ce qui s’est passé il y a 30 ans, mais elle ne sait pas ce qui s’est passé hier. Chaque matin, ma mère se réveillait et oubliait que nous sommes en guerre. Sa fille lui a tout expliqué, puis elle a cessé, de sorte qu’elle ne se fâche pas et ne s’inquiète pas pour son fils. Elle disait que le tonnerre grondait. Et un jour, en rentrant à la maison, j’ai vu les jambes de quelqu’un près de notre hall d’entrée. Le reste du torse était accroché à un arbre.

Viktoriya a vécu toute sa vie à Marioupol, c’était sa ville. Sa maison, la mer, son école, sa famille, tout était là. La guerre était tout près depuis huit ans, son mari et son frère sont militaires, elle s’est engagé dans le bénévolat. Elle était convaincue que Marioupol était bien protégée et survivrait à l’invasion à grande échelle. Par conséquent, dans les premiers jours, quand j’ai entendu les explosions, je n’allais pas partir, j’ai emmené ma mère malade jusqu’à chez moi, j’ai acheté de la nourriture. Et puis il y avait juste l’horreur et la peur sans fin : le froid, la faim, les frappes aériennes. Elle le racontera elle-même.

“Dans les premiers jours, on se soutenait mutuellement par téléphone. Les explosions étaient fortes. Mais c’est la guerre, ce n’est rien, pensai-je, ils vont mettre une raclée aux russes, et tout finira. Et le 2 mars, l’électricité, l’eau, Internet ont disparu, il n’y avait pas de réseau. Il semblait que tout allait être rétabli maintenant, il faut être patient. Mars cette année a été très froid, la température de l’appartement a rapidement chuté à 3°. Nous avons mis plusieurs pulls molletonnés, des chaussettes, nous nous sommes enveloppés dans des couvertures.

Je n’oublierai jamais ce froid de ma vie. Il semblait que nos os étaient gelés et ne pouvaient pas bouger. Le plus important était d’obtenir de l’eau bouillante. Tout d’abord, j’ai pris de l’eau du bain, j’ai couru dans la rue et j’ai cherché un feu de camp, j’ai mis l’eau à bouillir au-dessus et je l’ai versée dans un thermos. Toute la journée, nous avons bu du thé, fait bouillir des céréales. Je ne voulais pas manger, mais je devais nourrir ma mère avec quelque chose.

Ma mère ne pouvait pas descendre au sous-sol, c’était difficile pour elle de marcher, je ne pouvais pas non plus la laisser seule. C’est ainsi que nous nous sommes assises toutes les deux sous une couverture, sous des tirs incessants. Ils nous ont tiré dessus avec tout ce qu’ils pouvaient : des obus, des chars, de l’artillerie. Mais le pire, ce sont les avions. Ce son nous pétrifiait, tout simplement.

Je n’ai laissé ma mère seule que lorsque j’allais prendre de l’eau et la faire bouillir ensuite. L’eau était recueillie dans le puits, elle était amère et salée et vous ne pouviez pas la boire. Celui qui s’y est risqué s’est empoisonné et a beaucoup souffert par la suite.

Un jour, je suis venue au puits, il y avait des gens tués gisant sur le sol. Un homme a une cruche de cinq litres dans ses mains et une femme en a deux. Ceux qui étaient encore en vie faisaient la queue, prenaient rapidement de l’eau. Quand je suis revenue, les jambes de quelqu’un gisaient sur le sol, près de l’entrée de l’immeuble, le reste du torse était accroché à un arbre.

Chaque jour, il y avait plus de cadavres. Les morts étaient enveloppés dans des draps et laissés le long de la route. Au fil du temps, on a cessé d’y prêter attention. Nous n’avions pas le temps d’être dans la stupeur, il fallait avoir le temps de se cacher pour ne pas giser sur le sol comme eux. C’était impossible de partir. Il n’y a pas eu d’évacuation du tout. Les Russes ne l’ont pas permis.

Les magasins ne fonctionnaient plus depuis longtemps. Les gens ont pillé, tout volé, même les fleurs du 8 mars. Ensuite, ils ont sorti les affaires des maisons des autres, complètement en ruines.  Il était devenu effrayant de marcher, les autres pouvaient te voler de l’eau ou de la bouillie ou tout simplement tuer pour une veste chaude. Nous avons commencé à fermer l’entrée de l’immeuble pour la nuit.

Il n’y avait aucune information, nous ne savions pas où les nôtres étaient, où les Russes étaient, ce qui se passait en Ukraine, nous pensions que de telles horreurs et un tel chaos étaient déjà présents partout dans le pays. Je ne savais rien de mon mari et de mon frère. Quelqu’un avait de vieilles radios, dans la file d’attente pour l’eau, on racontait les informations ukrainiennes et russes. Les informations contradictoires n’ont fait qu’empirer les choses.

Dans le sous-sol, les enfants pleuraient constamment, ils voulaient manger. Leurs parents s’étaient enfuis à pied du centre, où les combats avaient déjà lieu, et ils n’avaient pas de nourriture avec eux. Tout l’immeuble a nourri des jumeaux d’un an.

Une fois, j’étais allongée sur le canapé sous une montagne de couvertures. Soudain, j’ai vu une lumière blanche très brillante à travers la fenêtre. C’est ainsi que généralement, dans les films, Dieu apparaît. Ensuite, un flash et “une frappe”. J’ai été jetée sur le canapé, les fenêtres ont explosé. Un obus a frappé notre immeuble. Il faisait encore plus froid.

Un jour était pire qu’un autre, je ne savais pas quel jour on était. Et quand l’horloge s’est arrêtée, il n’était pas clair du tout, s’il s’agissait du matin ou du soir, et quand cette obscurité sans fin se terminerait. Les nuits étaient une éternité. Puis, on a réalisé qu’un avion volait et bombardait vers 4 heures du matin. Trois heures de bombardement et le soleil se lèvera.

Le 15 mars, une voisine a apporté une ration russe. J’ai compris à quel point ils étaient proches. Des orcs étaient déjà dans le quartier 23. Rester ici était dangereux.

Le 17 mars, les voisins allaient partir, je les ai persuadés de nous prendre avec eux, ma mère et moi. Nous avons eu beaucoup de chance. Nous avons pu acheter cinq litres d’essence grâce à des amis, c’était un précieux trésor. J’ai fait ma valise et on est partis. Marioupol était terrible, elle était morte.

Mais quand nous sommes allés à Belosaraïska kosa occupée, à 30 kilomètres de la ville, nous avons vu des bâtiments encore entiers, c’était relativement calme, il y avait de l’électricité et de l’eau, des produits étaient vendus.. À l’époque, ce n’était pas clair pour nous. Pourquoi une telle haine pour les habitants de Marioupol.  Pourquoi tuer des civils ?

J’ai pu recharger mon téléphone et entendre les voix de mes proches. Tout autour, il y avait des Bouriates avec des armes. Nous avons entendu des navires russes tirer depuis la mer sur Marioupol. Et nous avons compris que chaque son était des dizaines de vies enlevées.

Trois jours plus tard, nous sommes allés à Zaporizhzhya. Au premier barrage routier, les Russes nous ont arrêté, ils ont vu la carte d’un avocat dans notre passeport, et il y avait un trident (symbole national de l’Ukraine). Ils ont décidé que s’ils voient un trident, je suis nazie. Ils ont commencé à nous tourmenter avec des questions. Et puis ils ont trouvé dans le téléphone du panier, une photo où je suis avec le drapeau de l’Ukraine aux côtés de soldats ukrainiens. Ils nous ont demandé de montrer nos mains et ont appelé leur officier. 

Après deux heures et demie, un Russe est arrivé. J’ai dit que nous étions tous photographiés avec des militaires ukrainiens. On ne pouvait pas parler du fait que nos proches se battent dans l’armée, j’avais peur qu’ils le prennent en compte en quelque sorte, mais à l’époque il n’y avait pas d’accès aux bases, comme maintenant. Ce qui m’a sauvé, c’est que j’avais un laissez-passer avec moi, comme quoi je travaille au port. Et ma mère était très malade, j’ai dit que je l’emmenais à l’hôpital. Ils ont eu pitié, ont parcouru tous les sacs, ont pris ce qui leur plaisait et nous ont relâché.

J’ai jeté le téléphone parce qu’il y avait encore plus de 10 barrages routiers. Ils déshabillaient les hommes, cherchaient des tatouages. J’avais peur que ma mère dise un mot de trop. Parfois, la mémoire lui revenait et elle disait : “Poutine est une mer** ».

Enfin, nous sommes arrivées, avons vu des drapeaux ukrainiens, et nous avons fondu en larmes. Déjà lorsque nous sommes partis, j’ai appris que beaucoup de mes amis et de mes connaissances étaient mortes à Marioupol. Ma collègue a brûlé dans son appartement. La fille de 14 ans de mon amie est morte. Ils se préparaient à manger dans la cour, un obus est arrivé.

Tout cela reste gravé dans ma mémoire. Les deux premiers mois, je ne pouvais pas dormir, je ne pouvais pas parler de ce que nous avions vécu, je pleurais constamment.

Désormais, nous vivons à Dnipro. Nous n’allons pas à l’étranger. Mes garçons, mon mari et mon frère sont vivants, ils se battent. À Marioupol, plusieurs de mes connaissances sont restées pour diverses raisons. Beaucoup veulent partir. Certains d’entre eux ne peuvent pas laisser leurs vieux parents malades, d’autres ne passeront pas la filtration des Russes. Nous sommes tristes pour eux, les gens continuent de souffrir dans l’occupation. On dit que beaucoup sont devenus fous. Certains se sont suicidés, n’ont pas pu survivre à la perte de leurs parents ou de leurs biens. À propos de ceux qui posent avec le drapeau russe, je ne veux pas en parler. Il y en a toujours eu, il y en aura.

Mais je crois fermement que l’Ukraine va vaincre, Marioupol sera libérée et nous retournerons dans notre ville. Nous allons tout reconstruire et vivre heureux, comme avant”.