“Je marchais entre les cadavres et recueillais les parties de corps humains à Marioupol”

“On voit des gens qui sont encore en vie, bien qu’ils n’aient pas de tête ; on voit des soldats courir, alors qu’on leur a coupé les deux pieds ; ils boitillent sur leurs moignons avec des éclats d’os qui dépassent jusqu’à la brèche la plus proche ; un caporal a rampé deux kilomètres sur ses mains, traînant derrière lui ses jambes cassées ; un autre va au poste de secours, pressant ses mains sur son ventre, pour faire rentrer ses intestins rampant ; on voit des gens sans lèvres, sans mâchoire inférieure, sans visage ; on ramasse un soldat qui, pendant deux heures, a serré une artère de son bras avec ses dents pour l’empêcher de saigner ; le soleil se lève, la nuit tombe, les obus sifflent, la vie est finie.”

Vous croyez que c’est un reportage sur la guerre russo-ukrainienne ? Vous vous trompez. Il s’agit d’un extrait du roman de Remarque. Il décrit parfaitement l’atmosphère des combats. L’héroïne de notre histoire vous dira qu’il y a pire. Lorsque l’esprit de guerre sort des tranchées, à la recherche de nouvelles victimes, et vole au-dessus de la grande ville, essayant de la couvrir avec ses ailes noires. Dans ces moments-là, vous réalisez que vous êtes en enfer.

Pour Daria Markovytch, ces minutes se fondaient dans les jours de plomb. Quand elle a accepté cet entretien, des larmes ont commencé à couler sur ses joues. Après de telles émotions, j’étais même gênée de poser des questions sur ce qu’elle a vécu à Marioupol.  Mais je n’ai pas eu à en poser beaucoup, juste après la première question, la jeune femme a commencé à parler ouvertement avec des détails horribles sur trois semaines de survie dans la ville. Pour elle, cette conversation n’est pas seulement une réflexion, c’est le désir de crier, pour que le monde entende sa voix. “Je le fais parce que je veux que les gens soient au courant. Je veux qu’ils soient au courant des crimes russes et l’enfer par lequel les habitants de Marioupol ont dû passer en mars 2022. » Désolée, mais ça va être douloureux.

“EN QUELQUES JOURS, IL N’ÉTAIT PLUS POSSIBLE DE QUITTER LA VILLE PAR LES CHEMINS DE FER, ET VOLNOVAKHA A ÉTÉ EFFACÉE DE LA CARTE”

À la veille du 24 février, Daria et ses proches, bien sûr, lisaient les informations et étaient au courant du resserrement des troupes russes le long des frontières. La direction de Dasha a discuté avec ses collègues des options au cas où « et si cela se produisait », les gens préparaient des valises de secours, pensaient à un plan d’évacuation. Cependant, comme le dit la jeune fille, elle et beaucoup d’habitants de Marioupol “n’y prêtaient pas vraiment attention”, parce que des explosions retentissaient déjà dans la ville et dans la banlieue depuis 2014, donc les locaux s’y sont habitués.  Ils pensaient que rien d’horrible ne pouvait arriver. Il s’est avéré qu’ils se trompaient.

Ce matin-là, Daria n’a pas été réveillée par les explosions. À ce moment-là, elle arrivait encore à bien dormir. Elle a été réveillée par l’appel d’un collègue :

– Allô, Dasha, qu’est-ce que tu vas faire ? 

– Comment ça ?

– Quoi, tu n’es pas au courant ? La guerre a commencé.

L’horloge affichait 7h15. Dans la cuisine, maman préparait le petit déjeuner. La jeune fille a décidé d’allumer la télé et a commencé à trembler.

Les collègues et les amis appelaient, discutaient de ce qu’il fallait faire. Certains sont partis avec leur voiture, d’autres ont payé des sommes astronomiques, 1000 euros pour aller à Dnipro en taxi. Mais tout fonctionnait : l’électricité, l’eau, le gaz, Internet et le réseau, et nous sommes déjà passés par ça en 2014.

“Je vivais dans le quartier Kalmiouskyi. Près de chez moi, il y avait une piscine municipale sur le point d’ouvrir et un hôpital militaire. Les fenêtres de mon appartement donnaient une vue sur l’usine métallurgique “Azovstal”. J’ai suggéré à maman de partir, mais elle ne voulait pas. Elle disait que si les fenêtres explosaient, nous les réparerions, et si la maison brûlait, nous l’éteindrions. En plus, ma mère jouait dans un orchestre et elle m’a dit qu’elle n’avait pas pris ses violons de la Philharmonie et de l’école de musique, et que sans eux, elle n’irait nulle part. Maman a trouvé un million de raisons de rester”.

Les femmes restaient dans les appartements avec leur chat et l’espoir que le problème les contournera.

“Le quartier Est a déjà été bombardé, et je suis allée là-bas chez des amis. Leur bâtiment a été frappé par un missile et ils avaient besoin de scotch pour les fenêtres. Les gens là-bas couraient dans la panique, arrêtaient les voitures pour partir d’une manière ou d’une autre. J’ai emmené deux familles à la gare. À l’époque, il y avait toujours le train pour Kyiv. Marioupol est une gare ferroviaire sans issue. Près de nous se trouve Volnovakha, où il y avait déjà eu de lourds combats. En quelques jours, il n’était plus possible de quitter la ville par les chemins de fer, et Volnovakha a été effacée de la carte. Le 27 ou le 28 février, le dernier train d’évacuation a quitté la gare et la route vers Volnovakha a été complètement bombardée.”

“J’AI RÉALISÉ QUE ÇA POURRAIT ÊTRE MON DERNIER ANNIVERSAIRE. J’AI FÊTÉ MES 30 ANS SOUS LES BOMBARDEMENTS”

La ville s’est activement impliquée dans le bénévolat. Les gens apportaient des vêtements chauds et des couvertures aux victimes, faisaient la queue pour donner du sang, collectaient des fonds et, lorsque les supermarchés fonctionnaient, achetaient de la nourriture pour nos soldats. Une semaine plus tard, ils cherchaient de la nourriture pour eux-mêmes.

“J’ai fait du bénévolat, aidé avec tout ce que je pouvais. Jusqu’au 1er mars, les sirènes sonnaient toujours, puis l’électricité a été coupée, puis les communications. C’était effrayant de sortir. Je comptais sur le fait que les magasins étaient ouverts et qu’il y avait de la nourriture là-bas. Nous n’avions pas fait de stocks sérieux de nourriture. C’est un miracle que quelques jours avant le début de la guerre à grande échelle, j’ai acheté un stock de 2 kilogrammes de nourriture pour mon chat. Même si je n’avais jamais fait ça avant. Cela l’a aidé à survivre.

Le 5 mars, c’est l’anniversaire de Dasha, alors elle a décidé avec son amie d’aller faire du shopping pour acheter quelque chose pour les fêtes.

“Pour moi, fêter mon anniversaire a toujours été un rituel spécial lorsque je rassemblais toutes les personnes qui m’étaient chères. Et je savais que ça pourrait être mon dernier anniversaire. Je voulais vraiment voir les visages de ma famille, tenir leur main. Je voulais me souvenir de chaque jour et faire quelque chose qui puisse plaire”.

Quelques jours auparavant, Dasha avait réussi à retirer 80 euros en espèces, après les guichets automatiques ont cessé de fonctionner.

“Nous avons vu comment les fenêtres et les portes dans tous les magasins sont explosées et le pillage commence. Sous nos yeux, les fenêtres étaient détruites par des soldats. Ils comprenaient que la ville était déjà assiégée et qu’il n’y aurait pas d’aide. Et s’ils ne le font pas, les gens vont piller de manière incontrôlable. Ils prenaient vraiment tout : des machines à laver jusqu’aux téléphones. Les militaires arrêtaient ceux qui prenaient de l’alcool et brisaient les bouteilles. C’était une horreur. Comme un film d’Apocalypse zombie : les gens aux yeux vides grimpent sur les comptoirs et prennent tout ce qu’ils voient. Mais nous voulions acheter ! On avait de l’argent ! Mais personne n’avait besoin d’argent. C’est un état étrange : vous réalisez que vous avez de l’argent, mais vous ne pouvez pas acheter de médicaments, à manger ou de nourriture pour chat. L’argent s’est déprécié et l’échange de biens a commencé. Les cigarettes sont devenues la nouvelle monnaie”.

Après cela, des bombardements intenses ont commencé, des avions volaient au loin, des bâtiments ont commencé à brûler.

“C’est très effrayant de faire le tour de la ville et de voir les maisons brûler comme des bougies, car il n’y a pas d’eau pour les éteindre. J’ai fêté mes 30 ans au sous-sol sous les bombardements. Maman avait une bouteille de vin qui nous remontait un peu le moral”.

“NOTRE MENTAL NE POUVAIT PLUS SUPPORTER. LES GENS SE JETAIENT PAR LA FENÊTRE”

On avait promis aux gens de les évacuer. Ils attendaient dans le froid, mais les Russes n’ont jamais donné de couloirs pour l’évacuation. Certains conduisaient à leurs risques et périls, beaucoup ont été abattus sur le chemin.

“J’étais dévastée, je pleurais constamment, j’avais très peur. J’ai essayé de ne pas pleurer devant ma mère. Je suis allée dans ma chambre et le soir, j’étais hystérique”.

Un jour, Daria a été appelée par une voix masculine familière. C’était son ex-petit ami. Dans le quartier Est, le bâtiment de ses parents a été frappé deux fois. Ils ont donc demandé à rester vivre un certain temps avec Dasha et sa mère.

“Et les avions ne volaient pas encore ici. Nous n’avions pas encore réalisé que les avions étaient la chose la plus terrible qui puisse arriver dans notre vie.

Désormais, Dasha avec sa mère et son chat, son amie et son ex avec sa famille vivaient ensemble dans l’appartement, puis dans le sous-sol. Ils apprenaient les informations grâce au “bouche-à-oreille”. Quand quelqu’un entendait ou voyait quelque chose, ils rapportaient l’information, car il n’y avait plus de réseau. Mais il y avait de l’espoir. L’espoir que la ville survivrait.

Dans le quartier où Dasha vivait, des combats de rue commençaient, des chars circulaient, des gens commençaient à mourir : naturellement d’un arrêt cardiaque, d’un accident vasculaire cérébral, d’un manque de médicaments et de raisons non-naturelles : déchirés par les fragments de missiles, brûlés vivants dans des incendies, écrasés sous les décombres des maisons et autres.

“Il y en avait beaucoup qui finissaient par se suicider, les gens se jetaient par la fenêtre. Notre mental ne pouvait plus supporter, même chez les jeunes. Et que dire des retraités seuls…”

Il faisait très froid. Il n’y avait plus de gaz et, pour survivre, les gens ont commencé à démonter les clôtures, à brûler des livres et des meubles. Des cuisines extérieures étaient dans chaque cour, les gens se relayaient pour maintenir le feu.

“Nous avons eu une cour très amicale : tout le monde se partageait la nourriture, certains décongelaient de la viande ou du lait, d’autres réussissaient à se procurer quelque chose. L’alcool des stocks domestiques était également partagé, car nous avions très peur et froid, il était impossible de s’endormir.

Il était nécessaire de se procurer de l’eau également. À partir du 6 mars, Dasha avec son amie et son ex-petit ami ont commencé à aller chercher de l’eau au ruisseau. Elle était très sale, mais pour laver les toilettes cela convenait. Par la suite, ils ont trouvé un puits avec de l’eau potable seulement après ébullition.

“Tu fais la queue pour l’eau, et à quelques mètres de toi une mine explose… quelqu’un est déchiré en morceaux, quelqu’un est blessé ou tué par des débris, quelqu’un a des tympans éclatés… il y a un bras et une jambe, qui gisent sur le sol. Et ils doivent être enterrés, parce que des grands-mères, et des enfants viennent ici. Ils ne doivent pas voir cela. Tu essaies de faire abstraction, de penser que c’est juste de la viande, que ce n’est pas un être humain. Et même involontairement, tu te dis que la viande humaine ressemble beaucoup à du porc. Mais la nuit, les pensées et les images te rattrapent. Je n’ai pas parlé à ma mère de toutes les personnes qu’on enterrait. Mais il n’y a pas d’autre endroit pour prendre de l’eau. Et tu dois revenir ici le lendemain. Parce qu’il est possible de manger tous les deux jours, mais on a quand même envie de boire”.

“ON NE POUVAIT PASSER QU’EN TRAVERSANT DES CADAVRES”

Le 12 mars, on apprend qu’il y a du réseau au centre-ville. Les avions volaient, mais Dasha et ses amis sont allés là-bas.

“Ce jour-là, la ville a été bombardée. Tu ne peux pas confondre le son d’un avion avec quoi que ce soit. D’abord, il vole et regarde où jeter la bombe, puis largue. Lorsque nous marchions, nous voyions beaucoup de cratères, dus à des bombes aériennes, de voitures renversées, de vitres brisées, d’arbres arrachés à leurs racines. Il y avait beaucoup de morts, que personne ne ramassait ; de maisons détruites, dont, comme les côtes d’un squelette, il ne restait que des murs porteurs. Tu comprends que des gens sont morts sous les décombres. Mais quand ils bombardent avec des bombes au phosphore, rien ne peut te sauver, il ne reste plus rien à l’intérieur, plus de lit, plus de réfrigérateurs, plus personne.

J’ai vu comment des fosses communes étaient creusées. Ensuite, nous avons enterré des gens près des immeubles. La terre gelée était fondue à l’aide d’un feu de camp, puis des tombes étaient creusées. Quand les premières sépultures sont apparues dans les cours, c’était très effrayant. Effrayant, comme dans les films d’horreur. Mais en deux jours, tu t’y habitues. Tu marches dans la ville et tu vois des tombes dans chaque cour, dans chaque terrain de jeu pour enfants. Et maintenant, quand les parents sont morts, la police a demandé d’amener les corps sur les balcons, parce qu’il faisait encore froid. Le Marioupol que je connais n’était plus là.

Pendant que nous allions chercher du réseau, il y avait des moments où nous ne pouvions passer qu’en enjambant des cadavres. Tu penses que tu ne vas pas regarder, mais tu regardes. Tu regardes d’abord sous tes pieds pour ne pas marcher dessus, puis tu ne peux pas détourner les yeux. À ce moment-là, j’étais choquée. Ces bouleversements émotionnels étaient retardés dans mon esprit et le soir, je sombrais dans la folie”.

Nous avons fait le tour de la maternité, où les Russes ont largué des bombes trois jours avant, et les photos d’ici ont fait le tour du monde. Il ne reste rien du bâtiment du bureau de poste principal. Une rue large de 6 routes qui se croisent a été entièrement bombardée après les explosions de bombes aériennes. Dans le centre-ville, des fils électriques étaient suspendus, des poteaux arrachés.

“Le téléphone n’avait presque plus de batterie. Mais quand les premières divisions du réseau sont apparues, c’était tellement émotionnel ! Nos mains tremblaient. Et puis des SMS ont commencé à arriver en russe : “Ukrofasciste ! Le siège se rétrécit ! Il ne te reste que quelques heures à vivre !” Ce n’est pas quelque chose que vous voulez voir lorsque vous allumez votre téléphone.

Dariya a réussi à appeler deux personnes : son petit ami, Dmytro, qui était dans la région de Tchernihiv et se préparait à aller chez elle à Marioupol pour la sauver.

“J’ai crié que j’étais en vie et j’ai pleuré. J’étais très heureuse d’entendre sa voix”.

La seconde était la dirigeante du “Conseil des femmes de la région de Donetsk” et de l’Union de la jeunesse de Marioupol, dont fait partie Dariya. “Elle m’a dit de faire tout pour quitter la ville, elle m’attend et m’aidera pour tout. J’ai dit qu’il n’y avait pas de réseau, qu’il y avait des rumeurs selon lesquelles Kyiv aurait été prise et nous aurions tous été abandonnés. Elle m’a convaincu que ce n’était pas le cas, mais la situation est critique, la ville est encerclée. Mais il y a une route à travers les villages vers Berdyansk, Valsylivka et Zaporizhzhya. Il y a déjà des gens qui ont pu partir de cette manière”.

La jeune fille a fait des captures d’écran des titres d’informations pour transmettre au moins quelques nouvelles à la maison.

Sur le chemin du retour, Dasha a été choquée par un nouveau cratère d’une bombe aérienne sur l’emplacement d’un bâtiment privé de deux étages, qui était encore là récemment. Derrière son dos, un bombardement a commencé.

“Les gens sont allés à notre rencontre et ont dit qu’il y avait beaucoup de cadavres devant et nous ont averti de ne pas regarder ou contourner. Nous étions à mi-chemin quand un avion a commencé à voler. Il a largué une bombe aérienne à 700 mètres de nous. Tout tremble, tu commences à paniquer, et soit tu restes là et tu meurs, soit tu commences à courir. Nous nous sommes réfugiés au sous-sol du supermarché pillé et avons senti des ondes de choc suite aux explosions. À la maison, on a montré les photos de la ville détruite et nous avons raconté les nouvelles. Pendant que tu es assis dans la cour de ton quartier, tu penses que les choses ne sont pas si terribles ici, que tout est comme ça partout. Mais tu sors en ville, tu vois que la ville n’est plus là, et tout se retourne dans ta tête. C’est une peur animale”.

Lorsque les occupants ont frappé la piscine municipale, la rétine de l’œil de la mère de Daria s’est détachée suite à l’onde explosive. Les fenêtres de l’appartement ont explosé.  À travers le verre brisé, l’usine “Azovstal” était visible, qui était intensément bombardée et “arrosée” de bombes au phosphore, il y avait tout le temps quelque chose qui brûlait et explosait.

Selon Daria, d’habitude, de 11 heures à 2 heures du matin, l’avion larguait des bombes, jusqu’à 4-5 heures du matin, la situation se calmait, et de 5 à 9 heures du matin, ils bombardaient à nouveau. La jeune fille se souvient que le 16 mars était une matinée très calme. Il n’y a pas eu de tirs ni d’explosions. Les voisins ont dit qu’il y avait du réseau au dernier étage d’un bâtiment à côté de 12 étages.

“Nous étions au premier étage du bâtiment de 12 étages, lorsqu’un bombardement aux lance-roquettes multiples “Grad” a commencé. Il y a un système intéressant de couloirs, on pouvait se cacher. Tout l’immeuble tremblait. C’est la première fois que j’ai crié de peur. Nous sommes sortis 20 minutes plus tard et avons vu que les derniers étages étaient détruits, que les voitures étaient en feu. Mon bâtiment est à 2 minutes à pied de celui-ci. Nous avons rampé 20 minutes de sous-sol en sous-sol. Les bâtiments autour n’avaient plus de fenêtres, les balcons s’étaient effondrés. Nous avons entendu les cris et les pleurs des gens dans les sous-sols qui n’ont pas encore eu le temps de comprendre ce qui se passait. C’était la dernière goutte”.

LE DERNIER VIOLON DE MARIOUPOL

“Nous avons surmonté les 15 kilomètres jusqu’à Manhouch en 9 heures. Sur la route, il y avait beaucoup de barrages routiers, des chars des fascistes russes. Il faisait très froid, mais nous avons économisé du carburant et n’avons pas mis le chauffage. J’ai interdit à ma mère de regarder par la fenêtre et je lui ai dit de prier. Je n’ai jamais cru en Dieu, mais j’ai prié tout le long du chemin”.

La jeune fille se souvient avec une sincère gratitude de la façon dont les infirmières à Manhouch l’ont laissé passer la nuit et boire du thé et du café chauds avec ses compagnons dans la chambre d’hôpital. Le lendemain matin, les habitants de Marioupol sont partis à Berdyansk.

Dans le coffre de la voiture se trouvait le violon de la mère de Daria. Lorsqu’elles étaient encore à Marioupol, une femme est allée secrètement à l’école de musique de la part de sa fille. Quand Dasha l’a appris, se souvient-elle, elle a beaucoup disputé sa mère, mais celle-ci était heureuse d’avoir pu amener son instrument. Pour cela, elles ont été vérifiées à tous les postes de contrôle, ils pensaient qu’il y avait une mitraillette dans le boîtier du violon.

“JE SUIS DEVENUE FOLLE ET JE SUIS ALLÉE VOIR LES FASCISTES RUSSES”.

Vers Berdyansk, Dasha roulait à une vitesse folle. Le carburant s’épuisait. La jeune fille a compris que si on peut toujours acheter de l’essence ou du gaz, elle ne trouvera pas de diesel, ce qui signifie qu’elle n’atteindra pas Zaporizhzhya.

“J’ai vu qu’il y avait un char militaire appartenant aux fascistes russes. Je suis devenue folle, je suis allée les voir et j’ai dit : “Donnez-moi du diesel”. Ils ont dit qu’ils n’en avaient pas, mais j’ai insisté, car tous leurs chars fonctionnent au diesel. Puis, ils ont dit que personne n’en donnera la journée, viens la nuit après le couvre-feu. J’ai pris deux bidons et j’y suis allée à 19h. Le gars qui m’a promis ça n’était pas là. Les occupants ont dit que les chars étaient au coin de la rue.

8 hommes en uniforme sont sortis en gilets pare-balles avec des grenades accrochées et des fusils d’assaut. Ils étaient tous d’apparence slaves, sauf un. J’ai dit que j’étais en voiture avec des filles et qu’on avait besoin de diesel pour partir. Ils m’ont offert de rester avec eux et ont promis d’aider. Ils nous ont demandé pourquoi nous les traitions mal, parce qu’ils sont venus nous sauver. Ça me dégoutait vraiment d’écouter leur discours, mais je savais qu’il fallait rester silencieux pour sauver des vies. J’ai éclaté en sanglots et ils ont sorti un bidon de diesel de 20 litres. Ils m’ont également offert du thé, demandé si j’avais un enfant, car ils peuvent donner du lait, du beurre, des biscuits. Je savais qu’il y avait beaucoup d’enfants dans le bâtiment où nous nous sommes arrêtés et qu’il n’y avait pas de nourriture. Je leur ai dit de donner tout ce qu’ils pouvaient. Ils ont donné une énorme boîte de nourriture pour bébé et à 20 heures, je suis retournée chez les miens”.

“À Berdyansk, nous avons pris notre première douche chaude. Je me tenais sous les jets d’eau chauds et je pleurais. Après tout ce que tu as vécu, tu commences à apprécier des choses qui peuvent te sembler insignifiantes. Quand quelqu’un a apporté une cigarette et a offert de fumer à trois, quand quelqu’un a apporté un bonbon, quand quelqu’un nous a tenu la main.

Sur le chemin vers Zaporizhzhya à chaque poste de contrôle, les hommes étaient déshabillés, les occupants vérifiaient les tatouages et les bleus des manches de fusils, passaient en revue tous les téléphones : les canaux Telegram et toutes les photos.

“Quand nous sommes entrés à Zaporizhzhya, nous avons vu des drapeaux bleus et jaunes, nos militaires avec du scotch bleu. Je pleurais, je voulais sortir de la voiture et embrasser tout le monde. Quand tu es entre ces porcs pendant un mois, c’est une émotion incroyable de voir notre peuple”.

“IL FAUT AVOIR PEUR DES VIVANTS, PAS DES MORTS”

Je demande à Dasha ce qui était le plus terrible pour elle. Pour une personne qui n’a presque pas vu les horreurs de la guerre en direct et qui ne connaît pas le son des bombes aériennes, la réponse a été inattendue :

“Le pire, c’est quand l’avion vole. Tu n’iras nulle part. Tu vois ce qu’il peut faire. Le cœur s’arrête. Il faut avoir peur des vivants, pas des morts. Tu t’habitues aux morts. Oui, les cadavres sont désagréables. Ce que tu vois te rattrapes plus tard. Parce que tu commences à t’en souvenir involontairement. Ces images peuvent t’empêcher de dormir. Mais il n’y a rien de plus effrayant que les avions. La plus grande peur est la peur de la mort.

Aujourd’hui, je rêve de Marioupol très souvent. Et de la ville encore entière, et de la ville bombardée : je cherche quelque chose, je cours quelque part. Parfois, on rêve de la victoire et de notre retour à Marioupol. C’était une très belle ville, j’en garde beaucoup de souvenirs, des proches, de ma famille, de mes grands-parents, de mon père enterré à Marioupol. Je veux vraiment rentrer à la maison.

Après cela, j’ai commencé à avoir des problèmes psychologiques. Le premier tonnerre est une crise de colère qui dure la moitié de la nuit, le son d’un avion m’a paralysé dans la rue. Beaucoup de gens pensent qu’ils vont s’aider eux-mêmes, mais ce n’est souvent pas le cas. Le psychologue ne m’a pas aidé, je me suis tourné vers un psychiatre, j’ai stabilisé mon état mental et maintenant, je me sens bien.

Selon des données non-officielles⁣⁣, en août 2022 à Marioupol, 87 000 morts ont été documentés. Mais il y a encore des corps dans les cours, dans les fosses communes, des gens enterrés vivants dans les sous-sols, sous le théâtre de la ville, et pour certains, il ne reste même plus de corps. C’est un habitant sur cinq de Marioupol. Je ne comprends pas comment j’ai survécu.”

Ksenia Chokina,Uzhhorod
30.09.2022
Traduit de l’ukrainien par Alexis Audonnet