Wagnergate : pourquoi les versions de Bellingcat et de la Commission temporaire d’enquête de la Verkhovna Rada de l’Ukraine sont-elle différentes?

Le 17 novembre 2021, les journalistes de Bellingcat et de The Insider ont publié une enquête très attendue au sujet de l’opération de détention de combattants russes appartenant au groupe paramilitaire Wagner.

Cette enquête, en plus d’une description détaillée de l’opération elle-même, contient également des informations sur les raisons pour lesquelles l’opération a échoué. Notamment, dans cette étude, l’ancien chef du Service du renseignement ukrainien Vasyl Burba, limogé en août 2020, explique que le chef de la Présidence ukrainienne Andriy Yermak a proposé de reporter d’une semaine une opération spéciale concernant les « wagnériens » afin de ne pas rompre l’accord de cessez-le-feu dans le Donbass conclu avec la Russie du 1er juillet 2020.

Le 15 novembre, la Commission temporaire d’enquête parlementaire, qui enquêtait sur l’affaire, a également publié ses conclusions. Celles-ci ne coïncident pas avec ce que disent les enquêteurs internationaux. Pour connaître les raisons de cette différence et pour comprendre pourquoi les Ukrainiens ne connaissent toujours pas la vérité, lisez notre texte rédigé à partir d’informations parues dans les médias ukrainiens. 

De quelle opération s’agit-il ? L’opération interrompue de détention de mercenaires russes est devenue l’une des histoires les plus médiatisées non seulement en 2020, mais aussi sous la présidence de Volodymyr Zelensky en général.

Cette histoire a fait surface fin juillet 2020. Un groupe de trois douzaines de Russes impliqués dans des campagnes militaires privées ont été arrêtés au Belarus la veille de l’élection présidentielle. Selon les informations, certains d’entre eux combattaient dans le Donbass aux côtés des occupants et d’autres étaient impliqués dans plusieurs catastrophes aériennes, dont le vol MH17 abattu en juillet 2014 dans le ciel du Donbass.

Le Belarus n’a pas extradé de militants vers l’Ukraine, au contraire, ils sont repartis en Russie. Et en quelques semaines, les médias ukrainiens ont écrit que les Russes avaient été trompés par les forces de l’ordre ukrainiennes et qu’il s’agissait d’une opération du Service du renseignement ukrainien.

Le plan du Service du renseignement ukrainien consistait à procéder à l’arrestation des combattants russes. Selon une version, l’avion avec des mercenaires du Belarus à destination de la Turquie devait atterrir en Ukraine. Cependant, le processus se prolongeait. Les Russes sont restés quelques jours à Minsk, puis l’opération a complètement échoué. Ils ont été détenus par les services spéciaux du Belarus et malgré l’appel de l’Ukraine, dont Zelensky personnellement, ils ont été extradés non pas vers l’Ukraine mais vers la Russie.

Comment les autorités ukrainiennes ont-elles commenté cette situation en 2020-2021? L’Office du président de l’Ukraine, le Service du renseignement et le Service de sécurité ont nié pendant près d’un an l’existence de ce plan. De plus, les journalistes et l’opposition ont été accusés de diffuser des commentaires russes et de déstabiliser la situation dans le pays. Le  président ukrainien n’a vaguement confirmé l’opération, pour la première fois, qu’à l’été 2021 en la qualifiant d’opération des forces étrangères. 

Ainsi, pendant près d’un an après l’opération, les autorités ukrainiennes ont affirmé que les « Wagnériens » au Belarus seraient une provocation des Russes. La version à propos de l’opération spéciale ukrainienne serait aussi une provocation des Russes.

Comment la Russie et le Belarus ont-ils commenté cette situation? La Russie a obstinément affirmé que les « Wagnériens » étaient innocents, alors que les services spéciaux ukrainiens et américains les ont emmenés au Belarus pour déstabiliser la situation avant les élections et provoquer une querelle entre les États. Le Belarus a d’abord affirmé que les «Wagnériens» avaient été envoyés par les Russes pour déstabiliser la situation avant « l’élection » du président, en complot avec l’opposition locale. Mais la main forte d’Alexandre Loukachenko a arrêté ces mauvais plans à temps. Après les élections, lorsque la position politique de Loukachenko a faibli, il a renvoyé les « Wagnérien » en Russie.

L’opération a été reportée, mais on ignore qui a ordonné ce retard. Voici les conclusions de la Commission temporaire d’enquête auprès de la Verkhovna Rada de l’Ukraine. Au cours des premiers mois qui ont suivi les événements, les forces de l’opposition ont déclaré à plusieurs reprises que l’histoire des «Wagnériens» devrait faire l’objet d’une enquête au parlement. Au printemps 2021, le parti présidentiel «Serviteur du peuple» a finalement décidé de créer un groupe d’enquête temporaire. Ce groupe ne comprenait que des représentants du parti «Serviteur du Peuple».

Il s’agissait de considérer non seulement l’opération contre les combattants, mais aussi l’histoire des batailles d’Ilovaïsk et de Debaltseve, la signature des accords de Minsk et les négociations avec les autorités russes, menées, notamment, par Viktor Medvedchuk.

Au cours de la première moitié de septembre 2021, la responsable de la Commission temporaire d’enquête Maryana Bezugla a pour la première fois publié un rapport public : les résultats intermédiaires de l’enquête. Elle a confirmé que l’histoire avec les « Wagnériens » avait bien eu lieu.

La version officielle de la Commission temporaire d’enquête est la suivante : depuis 2014, les services secrets ukrainiens documentent les militants. En 2018, la deuxième étape, à savoir le recrutement, a commencé et déjà en 2020, des services spéciaux (le Service de sécurité et le Service du renseignement de l’Ukraine) ont commencé à préparer l’opération.

Selon la version de la députée ukrainienne, cette opération a vraiment consisté à faire sortir des mercenaires russes de Russie. Dans le même temps, Maryana Bezugla affirme que le plan de base ne prévoyait pas un atterrissage soudain de l’avion en Ukraine : les « Wagnériens » auraient dû être arrêtés en Turquie.

En outre, la commission a conclu que l’opération ukrainienne n’a pas été interrompue ou annulée. Apparemment, les agents ukrainiens n’ont reporté le vol des militants du Belarus  vers la Turquie qu’en raison d’une « menace d’échec ».

Selon la commission, la phase active de l’opération a été reportée du 25 juillet au 30 juillet 2020. Mais la commission n’a pas réussi à établir qui et à quel niveau en Ukraine une telle décision a été prise. Aucun document contenant une telle instruction de la part des fonctionnaires n’a été trouvé.

Selon les conclusions de la commission, aucune preuve que le président Volodymyr Zelensky avait ordonné le report de l’événement n’a été trouvée, alors que le chef de l’Office du président, Andriy Yermak, n’avait pas de pouvoir pour le faire. Le ministre de la Défense pouvait autoriser certaines actions dans le cadre de cette mesure spéciale, mais il ne les pas gérées. 

Et que dit l’enquête de Bellingcat ? Les enquêteurs de Bellingcat, se référant à l’ancien chef de la direction principale du renseignement du ministère de la Défense Vassyl Burba (qui a été limogé en août 2020 immédiatement après l’échec de l’opération), affirment que c’est le chef de l’Office du président Andriy Yermak qui a proposé de reporter cette opération d’une semaine.

La veille du départ des militants de Russie pour le Belarus pour un autre vol le 23 juillet, Burba et Baranetsky seraient arrivés au bureau du président et auraient voulu rendre compte de l’opération, mais Zelensky était occupé. Par conséquent, selon Burba, ils ont rencontré Andriy Yermak qui a proposé de reporter l’opération car l’Ukraine était parvenue, la veille, à un accord sur une nouvelle trêve dans le Donbass. Selon Burba, l’Office du président a estimé que si l’opération se poursuivait comme prévu et se terminait par la détention des Wagnériens le 25 juillet, le cessez-le-feu prendrait fin avant qu’il ne commence.

Les enquêteurs de Bellingcat n’ont pas été en mesure de vérifier eux-mêmes la conversation alors que l’Office du président n’a fait aucun commentaire.

Vassyl Burba a raconté aux enquêteurs qu’il avait répondu qu’un retard d’une semaine était impossible et aurait éveillé les soupçons des combattants ou des agents des services de contre-espionnage bélarussiens ou russes. Ensuite, selon Burba, des représentants de l’Office du président de l’Ukraine ont proposé de réduire le délai à quatre jours minimum, si bien que le départ et l’arrestation des «Wagnériens» ont été reportés au 29 juillet 2020. Cela permettrait l’entrée en vigueur d’une nouvelle trêve.

Alors que le premier groupe de 33 mercenaires quittait déjà Moscou, le MOU du GUR a réussi à réserver des billets non pas pour le 29 juillet mais pour le 30. Le deuxième groupe de 13 mercenaires a changé de billets pour le samedi 1er août. Selon les enquêteurs, Burba a déclaré avoir reçu des informations du bureau du président selon lesquelles le plan était toujours en cours de réalisation mais avec un retard de cinq jours.

Alors que le premier groupe de 33 mercenaires quittait déjà Moscou, le Service du renseignement du ministère de la Défense ukrainien a réussi à réserver des billets non pas pour le 29 juillet, mais pour le 30. Le deuxième groupe de 13 mercenaires a changé les billets pour le samedi 1er août. Selon les enquêteurs, Burba a déclaré avoir reçu des informations de l’Office du président selon lesquelles le plan était toujours valable, mais avec un retard de cinq jours.

«Les Wagnériens» sont arrivés à Minsk à un mauvais moment, quelques semaines avant l’élection présidentielle du pays. À l’époque, Loukachenko soupçonnait son entourage de comploter contre lui et de tenter de renverser le régime. Finalement, les responsables de l’application des lois bélarussiennes ont reçu des informations selon lesquelles plus de 200 militants étaient arrivés dans le pays pour «déstabiliser la situation pendant la campagne électorale». Et le 29 juillet, des mercenaires, qui devaient arrivés en Ukraine, ont été arrêtés au Belarus.

Selon Bellingcat, le 30 juillet 2020, le ministre des Affaires étrangères du Belarus a convoqué l’ambassadeur par intérim d’Ukraine à Minsk pour faire un rapport sur les arrestations de «Wagnériens» et pour demander des informations à l’Ukraine sur d’éventuels crimes commis par eux en Ukraine.

Le 3 août, le Bureau du procureur général d’Ukraine a adressé au Belarus une demande d’arrestation temporaire de 28 des 33 «Wagnériens». A cette époque, le Parquet du Belarus attendait une demande officielle d’extradition de mercenaires. Selon les enquêteurs, l’Ukraine l’a déposée 8 jours après, le 11 août 2020.

Pendant ce temps, les autorités ukrainiennes se sont engagées à une coopération informelle : le Service de sécurité de l’Ukraine a fourni à ses collègues bélarussiens des informations au sujet de 33 mercenaires et le reste des «recrues». Le président Zelensky a personnellement fait pression pour l’extradition des «Wagnériens» vers l’Ukraine lors d’une conversation téléphonique avec Loukachenko le 5 août 2020.

Le même jour, le procureur général russe a présenté une demande officielle au Parquet bélarussien pour transférer 32 détenus russes à Moscou. Dès le 14 août, on a appris que le Belarus avait extradé ces «Wagnériens» vers la Russie. Le 33ème  détenu, en plus de la nationalité russe, avait également la nationalité bélarussienne, il est donc resté sur le territoire du Belarus.

Ainsi, la différence entre l’enquête de Bellingcat et celle de la Commission temporaire d’enquête de la Verkhovna Rada de l’Ukraine est importante: si les deux enquêtes parlent de reporter l’opération de quelques jours, ce qui a conduit à son échec, alors les parlementaires ukrainiens ne trouvent pas la personne qui a donné un tel ordre de report. Ils ne prennent pas en compte le témoignage de la personne qui a dirigé l’opération spéciale : le chef de la Direction principale du renseignement du ministère de la Défense Vassyl Burba.