Elena Styajkina : il n’y a pas de «gens de Donetsk»

Lécrivaine et professeur d’histoire à l’Université de Donetsk, qui a déménagé à Vinnytsia suite à la guerre, parle sans langue de bois de la situation et des sentiments des personnes qui vivent  dans les territoires occupés. Elena Styajkina est connue en Ukraine grâce à un certain  nombre d’interviews importantes. Dans cette interview à «Insider»  elle parle de l’identité de Donetsk et des possibles conditions de réconciliation après la guerre.

L’UCMC a préparé une version courte de cette interview.

Vous dites souvent que l’expression «gens de Donetsk» n’est pas correcte. Pourquoi?

Les expressions «gens de Donetsk» et «Donbass» sont une partie du projet de l’intervention militaire du Kremlin en Ukraine, du projet qui diabolise le Donbass. Ce projet devrait convaincre les Ukrainiens, les Européens, et plus tard, tous les Occidentaux que cette région est peuplée de personnes différentes, de «gens de Donetsk». Ce projet est réussi.

Les «gens de Donetsk» n’ont rien de spécial, c’est stupide de cultiver en eux quelque chose de particulier. Bien sûr, il y a des caractéristiques régionales liées à la nature du travail et de l’histoire de la colonisation. Mais l’image artificielle démoniaque du Donbass ne montre pas ces composants réels : ukrainien, grec, allemand.

Les gens ne savent pas que dans les villages des régions de Donetsk et Lougansk les habitants  parlent ukrainien. Seuls Donetsk et Lougansk sont russophones mais les gens vivant dans des petites villes parlent ukrainien depuis toujours. Hélas le mythe du Donbass russophone est devenu un prétexte pour l’intervention militaire. Les médias l’ont cultivé. Les chars sont venus à cause de ce mythe. C’est au motif de ce mythe que l’Ukraine est restée passive pendant les premiers mois de la guerre : prisonnière de ce mythe, elle croyait que les «gens de Donetsk» étaient spéciaux et ne voulaient pas de nous, donc il ne fallait peut-être pas se laisser entraîner dans une guerre fratricide.

Nous sommes plusieurs à avoir perdu nos amis qui ont choisi «la Russie en Ukraine»? Mais que faire avec nos familles? Comment discuter avec nos proches qui soutiennent les occupants?

Tant que «l’émetteur d’Ernst» (Constantin Ernst, directeur de la 1ère chaîne russe) fonctionne, nous devons comprendre que nous discutons avec des gens qui prennent régulièrement une  drogue dure. C’est cette maladie compliquée et brutale qui parle à leur place.

Donc, notre principal objectif est d’éliminer cette drogue. Les personnes lourdement intoxiquées par cette  information massive ont besoin de repos. Il est crucial d’éliminer ce signal russe dans les territoires occupés. Ainsi, on réussira à diminuer le nombre de personnes contaminées.

Vous comparez souvent l’occupation des régions de Donetsk et de Lougansk par les Russes avec l’occupation de l’Europe par Hitler. Est-ce que cette comparaison est correcte? Car les occupants allemands ne bénéficiaient pas d’un soutien aussi important de la population locale avec une histoire et une culture communes.

J’insiste sur le fait que toutes les occupations et toutes les personnes qui se trouvent sous occupation sont identiques. Il ne s’agit pas que de la Seconde guerre mondiale, il s’agit de toutes les guerres quand un État en occupe un autre.

Prenons l’occupation allemande de l’Autriche : une proximité linguistique absolue, une histoire très semblable. Des Autrichiens sont allés rejoindre des partisans, d’autres ont procédé à des dénonciations, félicité Hitler, rebaptisé des rues en son honneur. Les Français se sont conduits de la même manière.

Une fois la France libérée il fallait se décider : que faire avec des collaborateurs? Charles de Gaulle s’est rendu compte qu’il n’y avait rien à faire, ils étaient trop nombreux. Il y a eu beaucoup moins de résistants que de collaborateurs. Alors Charles de Gaulle a dit : «La France a besoin de tous ses enfants».

C’est la raison pour laquelle toutes les formes de collaboration, de trahison, de consentement de la violence, de syndrome de Stockholm sont propres à tous les territoires occupés, toujours et dans toutes les cultures. L’histoire de l’occupation est toujours l’histoire d’un choix personnel. Et nous ne sommes pas sûrs que ce choix qui aujourd’hui nous semble parfaitement correct, demain ne s’avère pas un choix monstrueux.

Malheureusement, nous voyons l’occupation avec des yeux de l’époque stalinienne et non à travers le prisme de l’historiographie soviétique. Notre perception de tous ceux qui vivent sur les territoires occupés se résume à un schéma «collaborateurs-traîtres», à l’espoir de la résistance héroïque des habitants des territoires occupés, ou bien au contraire, nous les percevons comme des victimes.

DSC00059

Aujourd’hui, on discute beaucoup de la terminologie, faut-il dire occupants, séparatistes ou milice populaire? Faut-il dire guerre civile ou occupation? Vous proposez même d’éliminer le mot «Donbass». Les mots que nous utilisons pour parler de ces personnes, de ces endroits ou de ces événemets sont-ils importants?

Cela est très important. Les mots sont très importants. Il n’y a pas de guerre civile en Ukraine. Souvenez-vous de Slovyansk : «l’avant-poste du monde russe», «le Stalingrad de notre St-Pétersbourg». Aujourd’hui, c’est une ville ou il y a beaucoup de coquelicots et d’activistes qui organisent une  marche de chemises brodées. Cela ne signifie pas que tout va bien. Mais il n’y a pas de guérilla. Si c’était une  guerre civile, tout de suite après la libération de Slovyansk, tout le monde aurait pris les armes. Mais ce ne fut pas le cas. De même à Kramatorsk des personnes entraînées sont venues pour se jeter sous les chars. Mais aujourd’hui, Kramatorsk est une des villes ou l’on marche dans les rues en portant des chemises traditionnelles brodées. Tout le monde sait ce qui s’est passé à Marioupol au tout début de la guerre. Et maintenant, c’est l’une des villes les plus patriotiques d’Ukraine.

Serait-il possible de parler sans haine quand on parle des gens qui ont détruit ta maison?

Il y a des personnes avec lesquelles le langage de haine est justifié et d’autres non. Quand on parle de l’agresseur, le langage de haine est justifié, car c’est un ennemi qui a détruit ma maison. C’est une arrme qu’on utilise contre l’occupant et cette arme est importante, au moins jusqu’à la victoire. Après, il faudra réfléchir.

Les Ukrainiens qui ont combattu les uns contre les autres pourront-ils vivre dans le même pays?

Les Ukrainiens qui ont combattu les uns contre les autres lors de la Seconde guerre mondiale ont pu vivre dans le même pays. Personne ne s’est posé cette question.

Mais est-ce qu’ils se sont pardonnés?

Bonne question. Selon la vérité stalinienne, soviétique, non, ils ne se sont pas pardonnés. Tandis que dans l’autre réalité, celle de la guerre, ils se sont pardonnés. Bizarrement, ils ont même pardonné aux Allemands, mais ils sont restés stricts et impitoyables envers eux-mêmes. Beaucoup de ceux qui sont revenus de la guerre n’aimaient pas en parler. Mais ils savaient pardonner.

À Kiev, des Ukrainiens ont tué des Ukrainiens. À Lviv, des Ukrainiens ont tué des Ukrainiens. C’était comme ça. Mais ils continuaient à vivre ensemble. Cependant, les mots de pardon n’ont pas été prononcés et cela est très dommageable. Mais la population a pu vivre ensemble tout de suite après la victoire. Ce n’était pas un problème.

Il est très important qu’il n’y ait pas de «nous» et «les autres». Chacun s’est déjà trompé dans sa vie, a cédé à une tentation, a fait ce dont elle se souvient honteusement.

Comment devrait être Donetsk pour que vous puissiez y revenir?

Il faut fermer la frontière avec la Russie, obtenir le retrait des armes et mettre des gardes-frontières ukrainiens à la frontière avec la Russie. Et c’est tout. Cela est suffisant. Quand il n’y aura plus de balles, la Kalchnikov se transformera en un bâton à creuser. À partir de ce moment, tout le reste sera entre nos mains.


À lire aussi:

À Kiev, « La vie continue » pour les enfants du Donbass

Combien coûte la corruption et comment obtenir de la Russie des dédommagements pour l’occupation des territoires ukrainiens ?

Les personnes déplacées sont des personnes très fortes et inventives qui continuent à franchir des obstacles – les initiateurs du projet «Personnes déplacées: les histoires du succès»

La diplomatie de la guerre : la conception ukrainienne des élections dans le Donbass

Le monde change, il ne sera plus le même qu’auparavant, mais les habitants du Donbass ne veulent pas s’en rendre compte : ils préféreraient rester dans le monde du passé soviétique qui est plus commode pour eux